Commentaire du Traité Politique de Spinoza (II)
Chapitre II, §9 à 24
Si le droit naturel n’est rien d’autre que les lois de la nature, on doit maintenant en tirer les conséquences en ce qui concerne les relations entre les individus. Nous avons ici une définition de la domination : appartenir de droit à autrui et inversement une définition de la non-domination : pouvoir repousser toute violence, réparer les dommages subis, vivre selon son bon plaisir ! Ce n’est pas une définition normative. Agir selon son propre jugement, c’est bien agir selon son droit naturel. Pour l’instant il n’y a rien de plus à dire. On verra qu’un homme agit d’autant plus selon son propre droit qu’il vit sous la conduite de la raison.
10. Je dis qu’un homme en a un autre sous son pouvoir, quand il le tient enchaîné, ou quand il lui a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou de s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la crainte, ou enfin quand il se l’est tellement attaché par ses bienfaits que celui-ci veut obéir aux volontés de son bienfaiteur de préférence aux siennes propres et vivre à son gré plutôt qu’au sien. Dans le premier cas et dans le second, on tient le corps, mais point l’âme ; dans les deux autres, au contraire, on tient l’âme aussi bien que le corps, mais seulement tant que dure la crainte ou l’espérance ; car, ces sentiments disparus, l’esclave redevient son maître.
On voit maintenant les différentes formes de domination :
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celles qui procèdent de la contrainte physique ;
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celles qui procèdent des affects (crainte et espoir, attachement aux bienfaits du dominant)
On domine donc soit les corps, soit les corps et les âmes. Mais la domination des âmes ne dure qu’aussi longtemps que durent les affects par lesquels elle opère. Notons tout de même que l’on peut être rendu esclave par ses propres sentiments. On est donc alors, d’un certain point de vue, esclave de soi-même.
11. La faculté qu’a l’âme de porter des jugements peut aussi tomber sous le droit d’autrui, en tant qu’un homme peut être trompé par un autre homme. D’où il suit que l’âme n’est entièrement sa maîtresse que lorsqu’elle est capable d’user de la droite raison. Il y a plus, comme la puissance humaine ne doit pas tant se mesurer à la vigueur du corps qu’à la force de l’âme, il en résulte que ceux-là s’appartiennent le plus à eux-mêmes qui possèdent au plus haut degré la raison et sont le plus conduits par elle. Et par conséquent je dis que l’homme est parfaitement libre en tant qu’il est conduit par la raison ; car alors il est déterminé à agir en vertu de causes qui s’expliquent d’une façon adéquate par sa seule nature, bien que d’ailleurs ces causes le déterminent nécessairement. La liberté, en effet, (comme je l’ai montré à l’article 7 du présent chapitre), la liberté n’ôte pas la nécessité d’agir, elle la pose.
Dans ce paragraphe, c’est une autre forme de domination qui s’esquisse, celle qui procède de la tromperie et de toutes les formes de la manipulation qui nous font tomber sous le droit d’autrui – c’est-à-dire que nous agissons non pas de nous-mêmes pour notre « utile propre », mais en vérité pour les intérêts de l’autre. Comme dans le cas précédent, il s’agit bien d’une forme d’aliénation. Donc il ne suffit pas de se croire libre pour l’être réellement. Je ne peux m’appartenir, dépendre réellement de moi-même que lorsque j’agis sous la conduite de la raison. D’où le thème qui ne cessera de revenir : l’homme relève d’autant plus de son propre droit, c’est-à-dire qu’il est d’autant plus libre qu’il suit la raison. Qu’est-ce-qu’agir selon la raison ? C’est agir selon des déterminations qui ne dépendent que de notre propre nature. La raison n’est pas une puissance transcendante qui nous imposerait de l’extérieur sa propre loi ; elle l’expression de ce qu’exige notre utile propre – ne pas agir selon la droite raison, c’est agir en fonction des impulsions extérieures qui peuvent nous conduire à notre propre destruction. Le lien avec la liberté est immédiat : être libre, c’est agir d’après ses propres déterminations et non d’après des déterminations extérieures au sens d’étrangères à mes propres intérêts, rationnellement construits.
12. La parole donnée à autrui, quand quelqu’un s’engage, de bouche seulement, à faire telle ou telle chose qu’il était dans son droit de ne pas faire, ou à ne pas faire telle ou telle chose qu’il était dans son droit de faire, cette parole ne reste valable qu’autant que celui qui l’a donnée ne change pas de volonté. Car, s’il a le pouvoir de reprendre sa promesse, il n’a en réalité rien cédé de son droit, il n’a donné que des paroles. Si donc l’individu, qui est son propre juge par droit de nature, a jugé, à tort ou à raison (car l’homme est sujet à l’erreur), qu’il résulte de l’engagement contracté plus de dommage que d’utilité, il estimera qu’il y a lieu de le violer, et en vertu du droit naturel (par l’article 9 du présent chapitre) il le violera.
Voilà un paragraphe très machiavélien. La parole donnée n’a en elle-même aucune valeur. Ne tient parole que celui qui trouve intérêt à tenir parole. Dans Le Prince on peut lire : « parmi les particuliers, ce sont les lois, les écrits et les pactes qui font observer la parole donnée ; parmi les princes, ce sont seulement les armes qui la font observer. » (Parole da dirle sopra la provisione del danaio, facto un poco di proemio et di scusa : «Paroles à prononcer sur le projet de loi de finance, avec une brève introduction et une justification »). Dans Le Prince, il écrit encore : « Par conséquent un souverain sage ne peut ni ne doit observer sa parole lorsqu’un tel comportement risque de se retourner contre lui et qu’ont disparu les raisons qui la firent engager. » Pour que la parole, il faut qu’existe un droit commun auxquels tous se soumettent. Quand les hommes suivent seulement leur droit de nature, les paroles ne sont que … des paroles !
13. Si deux individus s’unissent ensemble et associent leurs forces, ils augmentent ainsi leur puissance et par conséquent leur droit ; et plus il y aura d’individus ayant aussi formé alliance, plus tous ensemble auront de droit.
C’est un paragraphe décisif en dépit de sa brièveté. L’union fait la force ! Donc les individus n’ont aucun intérêt à rester isoler, ils ont au contraire tout intérêt à rechercher l’amitié et la coopération avec d’autres individus : chacun bénéficiant ainsi de la puissance de l’union de tous et donc augmentant ainsi son droit et sa liberté. C’est implicitement une critique de Hobbes : dans le pacte civil Hobbes voit une renonciation au droit de chaque individu (et donc une perte de la liberté), rendue nécessaire par les besoins de la sécurité (ce que Hobbes appelle la loi de nature qui oblige chaque à faire tout ce qui est en son pouvoir pour préserver sa vie). Chez Spinoza, loin d’être contraire à la liberté, le pacte qui forme le corps politique est le seul moyen pour l’homme de gagner une liberté réelle.
14. Tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie et aux passions haineuses, ils sont tiraillés en divers sens et contraires les uns aux autres, d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de puissance, d’habileté et de ruse que le reste des animaux ; or les hommes dans la plupart de leurs actes étant sujets par leur nature aux passions (comme nous l’avons dit à l’article 3 du chapitre précédent), il s’ensuit que les hommes sont naturellement ennemis. Car mon plus grand ennemi, c’est celui que j’ai le plus à craindre et dont j’ai le plus à me garder.
Contrepoint du paragraphe précédent, celui expose toutes les raisons pour lesquelles en dépit de leur intérêt sont si souvent hostiles les uns aux autres : en tant qu’ils sont soumis aux passions haineuses « ils sont naturellement ennemis ». C’est le tour « hobbesien » de Spinoza : Hobbes décrit les hommes à l’état de nature comme ennemis les uns des autres, et cet état de nature est un état de guerre (« l’homme est un loup pour l’homme »). Donc pour Spinoza, Hobbes a partiellement raison. Mais ce n’est que partiellement : c’est seulement en tant qu’ils sont soumis aux passions haineuses que les hommes sont ennemis. Autrement dit les §13 & 14 décrivent l’homme à la fois comme naturellement sociable et comme naturellement insociable. Ni Aristote ni Hobbes, mais les deux à la fois. On peut penser à la formule de Kant, « insociable sociabilité », même si cette formule ne recouvre par chez Kant la même signification.
15. Nous avons vu (à l’article 9 du présent chapitre) que chaque individu dans l’état de nature s’appartient à lui-même tant qu’il peut se mettre à l’abri de l’oppression d’autrui ; or, comme un seul homme est incapable de se garder contre tous, il s’ensuit que le droit naturel de l’homme, tant qu’il est déterminé par la puissance de chaque individu et ne dérive que de lui, est nul ; c’est un droit d’opinion plutôt qu’un droit réel, puisque rien n’assure qu’on en jouira avec sécurité. Et il est certain que chacun a d’autant moins de puissance, par conséquent d’autant moins de droit, qu’il a un plus grand sujet de crainte. Ajoutez à cela que les hommes sans un secours mutuel pourraient à peine sustenter leur vie et cultiver leur âme. D’où nous concluons que le droit naturel, qui est le propre du genre humain, ne peut guère se concevoir que là où les hommes ont des droits communs, possèdent ensemble des terres qu’ils peuvent habiter et cultiver, sont enfin capables de se défendre, de se fortifier, de repousser toute violence, et de vivre comme ils l’entendent d’un consentement commun, Or (par l’article 13 du présent chapitre), plus il y a d’hommes qui forment ainsi un seul corps, plus tous ensemble ont de droit, et si c’est pour ce motif, savoir, que les hommes dans l’état de nature peuvent à peine s’appartenir à eux-mêmes, si c’est pour cela que les scolastiques ont dit que l’homme est un animal sociable, je n’ai pas à y contredire.
Ici nous avons la synthèse des deux paragraphes précédents. Certes les hommes ont naturellement le droit de faire ce qu’ils jugent bon pour eux, mais dans l’état de nature, ce droit est à peu près nul ! Du même coup, on peut deviner qu’à renoncer à son droit naturel on ne perd pas grand-chose ! Un homme seul est impuissant, mais comme le droit n’est rien d’autre que la puissance, un seul homme seul n’a pratiquement aucun droit réel, même si aucune loi ne vient limiter ce droit. Formellement, l’homme a l’état de nature a tous les droits, mais réellement il n’en a presque aucun. Par conséquent, le véritable droit naturel de l’homme ne peut avoir d’effectivité que là où les individus disposent des protections du droit commun qui seul peut le « garder de l’oppression d’autrui ». Loin de réduire la liberté, le but du pacte politique est donc de protéger les individus de l’oppression. Face à une liberté purement négative qu’est celle de l’homme à l’état de nature, Spinoza définit une liberté politique effective comme non-domination. Chez Hobbes liberté et sécurité s’opposent. Chez Spinoza (là encore dans la tradition de Machiavel) liberté et sécurité sont pratiquement identiques. La liberté va également avec les perspectives de vie ouvertes par le droit commun : il s’agit de la vie matérielle (seuls, les hommes peuvent à peine assurer leur subsistance), de la vie sociale (repousser la violence) et enfin de pouvoir vivre comme bon nous semble. Seul le droit commun rend possibles toutes ces libertés individuelles.
16. Partout où les hommes ont des droits communs et sont pour ainsi dire conduits par une seule âme, il est certain (par l’article 13 du présent chapitre) que chacun d’eux a d’autant moins de droits que les autres ensemble sont plus puissants que lui, en d’autres termes, il n’a d’autre droit que celui qui lui est accordé par le droit commun. Du reste, tout ce qui lui est commandé par la volonté générale, il est tenu d’y obéir, et (par l’article 4 du présent chapitre) on a le droit de l’y forcer.
Le revers de cette liberté garantie par leur droit commun est que la liberté se limite à ce que garantit le droit commun et qu’elle implique en l’obéissance à la loi. La volonté générale vaut loi pour chacun, et celui qui ne vaut pas obéir, on a le droit de l’y forcer ! Rousseau dira plus tard quelque chose de semblable. Dans le livre II du Contrat Social, Rousseau écrit : « Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ; » Chez Rousseau comme Spinoza, il n’y a pas d’antagonisme entre la liberté et la loi commune puisque seule la loi commune garantit la liberté. Là encore l’opposition avec Hobbes est claire : pour ce dernier liberté et loi sont antinomiques – plus la loi s’étend et plus la liberté se restreint. Dans la tradition républicaniste, la liberté est la liberté par la loi, ce qui suppose le primat de la volonté générale.
17. Ce droit, qui est défini par la puissance de la multitude, on a coutume de l’appeler l’État. Et celui-là est en pleine possession de ce droit qui, du consentement commun, prend soin de la chose publique, c’est-à-dire établit les lois, les interprète et les abolit, fortifie les villes, décide de la guerre et de la paix, etc. Que si tout cela se fait par une assemblée sortie de la masse du peuple, l’État s’appelle démocratie ; si c’est par quelques hommes choisis, l’État s’appelle aristocratie ; par un seul enfin, monarchie.
Trois caractéristiques du droit commun sont données ici :
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le droit est la puissance de la multitude et n’est rien donc que la somme des droits des individus qui ont été transférés à la cité.
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Le droit est l’État sont la même chose.
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La puissance souveraine n’existe que par le consentement des individus.
Trois thèses que partagerait sans aucun doute Jean-Jacques Rousseau ! Il s’agit là de l’essence de toute institution politique quelle que soit sa forme (ces diverses formes, démocratie, aristocratie et monarchie qui seront étudiées aux chapitres 6 à 11). Même si la possession du droit est entre les mains d’un monarque, la puissance de ce monarque n’est rien d’autre que la puissance de ces sujets (ce que l’on peut mesurer clairement en cas de guerre) et cette monarchie n’existe que par le consentement commun – on l’a vu historiquement : quand ce consentement disparaît, la monarchie disparaît aussi.
18. Il résulte des points établis en ce chapitre que dans l’état de nature il n’y a pas de péché, ou que si quelqu’un pèche, c’est envers soi-même et non envers autrui ; personne en effet dans l’état de nature n’est tenu de se conformer, à moins que ce ne soit de son plein gré, aux volontés d’autrui, ni de trouver bon ou mauvais autre chose que ce que lui-même juge bon ou mauvais selon son caractère, et rien n’est absolument défendu par le droit naturel que ce que nul ne peut faire (voyez les articles 5 et 8 du présent chapitre). Or, qu’est-ce que le péché ? une action qui ne peut être faite à bon droit. Que si les hommes étaient tenus par institution naturelle d’être conduits par la raison, tous alors seraient nécessairement conduits par la raison ; car les institutions de la nature sont les institutions de Dieu (par les articles 2 et 3 du présent chapitre), et Dieu les a établies librement, aussi librement qu’il existe ; d’où il suit qu’elles résultent de la nature divine (voyez l’article 7 du présent chapitre), et par conséquent qu’elles sont éternelles et ne peuvent être violées. Mais les hommes sont presque toujours conduits par l’appétit sans raison, ce qui n’empêche pas qu’ils ne suivent nécessairement l’ordre de la nature, loin de le troubler ; et c’est pourquoi l’ignorant, dont l’âme est impuissante, n’est pas plus obligé par le droit naturel de gouverner sa vie avec sagesse que le malade n’est tenu d’avoir un corps sain.
Le péché et le mérite n’existent que relativement au droit commun. Les « valeurs » (juste et injuste, péché et mérite, bien et mal) n’ont de sens que relativement à l’existence sociale des hommes. À l’état de nature, où la loi commune n’existe pas, ces notions n’ont aucune existence. Les bêtes n’obéissent à d’autre loi que celle de leur instinct. Ici Spinoza distingue radicalement deux ordres, celui de la nature dans son ensemble et l’ordre partiel des hommes qui constituent un corps politique. Du point de vue de l’ordre naturel n’est défendu que ce que nul ne peut faire ! Les lois de la nature interdisent aux hommes de voler comme les oiseaux et ces lois ne peuvent évidemment être enfreintes par personne. Si la nature des hommes étaient de suivre la raison, ils la suivraient tous et aucune institution politique ne serait nécessaire. Mais ce n’est pas le cas : les hommes sont guidées par leur appétit aveugle (pas forcément mauvais, mais aveugle) et personne n’est tenu par les lois de la nature de suivre la droite raison.
19. Ainsi donc le péché ne se peut concevoir que dans un ordre social où le bien et le mal sont déterminés par le droit commun, et où nul ne fait à bon droit (par l’article 16 du présent chapitre) que ce qu’il fait conformément à la volonté générale. Le péché, en effet, c’est (comme nous l’avons dit à l’article précédent) ce qui ne peut être fait à bon droit, ou ce qui est défendu par la loi ; l’obéissance, au contraire, c’est la volonté constante d’exécuter ce que la loi déclare bon, ou ce qui est conforme à la volonté générale.
Ce paragraphe prend l’exact contre-pied du précédent. Dans l’ordre politique, l’individu est tenu de suivre la volonté générale et d’obéir à la loi. Le péché, que Spinoza oppose souvent au mérite est ici opposé à « la volonté constante d’exécuter ce que la loi déclare bon » ou ce qui « est conforme à la volonté générale ». La notion de péché est donc clairement une notion purement politique. On peut pécher contre les lois de la République mais jamais contre les lois de la nature.
20. Il est d’usage cependant d’appeler aussi péché ce qui se fait contre le commandement de la saine raison, et obéissance la volonté constante de modérer ses appétits selon les prescriptions de la raison ; à quoi je consentirais volontiers, si la liberté de l’homme consistait dans la licence de l’appétit et sa servitude dans l’empire de la raison. Mais comme la liberté humaine est d’autant plus grande que l’homme est plus capable d’être conduit par la raison et de modérer ses appétits, ce n’est donc qu’improprement que nous pouvons appeler obéissance la vie raisonnable, et péché ce qui est en réalité impuissance de l’âme et non licence, ce qui fait l’homme esclave plutôt que libre. Voyez les articles 7 et 11 du présent chapitre.
Spinoza une deuxième sens du mot péché dont il usera dans les chapitres IV et V : on peut pécher contre le commandement de la saine raison ! L’obéissance consiste alors à modérer ses appétits. Mais Spinoza précise qu’il s’agit d’un emploi dérivé de ces termes. Car modérer ses propres appétits ce n’est pas à proprement parler obéir, mais au contraire agir en toute liberté, sauf à confondre la liberté et la licence. Le pécheur n’est pas libre quand il pèche, il est esclave alors que l’homme qui suit la raison est libre. c’est la reprise ici d’un développement du chapitre XVI du Traité théologico-politique : « On pense que l’esclave est celui qui agit par commandement et que l’homme libre est celui qui agit selon son bon plaisir. Cela, cependant, n’est pas absolument vrai : en réalité, être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire des esclavages, et la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la conduite de la Raison. Quant à l’action par commandement, c'est-à-dire à l’obéissance, elle ôte bien en quelque matière la liberté, elle ne fait pas cependant sur-le-champ un esclave, c’est la raison déterminante de l’action qui le fait. Si la fin de l’action n’est pas l’utilité de l’agent lui-même, mais de celui qui la commande, alors l’agent est un esclave, inutile à lui-même ; au contraire, dans un État et sous un commandement pour lesquels la loi suprême est le salut de tout le peuple, non de celui qui commande, celui qui obéit en tout au souverain ne doit pas être un esclave inutile à lui-même, mais un sujet. Ainsi cet État est le plus libre dont les lois sont fondées en droite Raison, car dans cet État, chacun, dès qu’il le veut, peut être libre, c'est-à-dire vivre de son entier consentement sous la conduite de la Raison. De même encore, les enfants bien que tenus d’obéir au commandement de leurs parents, ne sont cependant pas des esclaves : car les commandements des parents ont très grandement égard à l’utilité des enfants. Nous reconnaissons donc une très grande différence entre un esclave, qui est tenu d’obéir à des commandements n’ayant égard qu’à l’utilité du maître ; fils, qui fait ce qui lui est utile par le commandement de ses parents ; sujet enfin, qui fait par le commandement du souverain ce qui est utile au bien commun et par conséquent aussi à lui-même. »
21. Toutefois comme la raison nous enseigne à pratiquer la piété et à vivre d’un esprit tranquille et bon, ce qui n’est possible que dans la condition sociale, et en outre, comme il ne peut se faire qu’un grand nombre d’hommes soit gouverné comme par une seule âme (ainsi que cela est requis pour constituer un État), s’il n’a un ensemble de lois instituées d’après les prescriptions de la raison, ce n’est donc pas tout à fait improprement que les hommes, accoutumés qu’ils sont à vivre en société, ont appelé péché ce qui se fait contre le commandement de la raison. Maintenant pourquoi ai-je dit (à l’article 18 de ce chapitre) que, dans l’état de nature, l’homme, s’il pèche, ne pèche que contre soi-même, c’est ce qui sera éclairci bientôt (au chapitre IV, articles 4 et 5), quand je montrerai dans quel sens nous pouvons dire que celui qui gouverne l’État et tient en ses mains le droit naturel est soumis aux lois et peut pécher.
Ce paragraphe explique l’usage dérivé du mot « péché » : pécher contre soi-même c’est ivre contre la raison. Or la vie rationnelle commande de vie dans l’État et celui-ci ne peut être stable que si ses lois sont elles-mêmes guidées par la raison. Il y a donc bien une identité entre la vie raisonnable et la vie politique : l’homme n’est pleinement lui-même que lorsqu’il vit dans une Cité qui lui permet de mener une « vie heureuse guidée par un choix réfléchi », pour reprendre ici une expression d’Aristote. Donc la discussion apparemment terminologique sur le mot « péché » porte bien sur le fond et Spinoza en indique ici la portée puisqu’elle permettra de dire en quel sens le pouvoir souverain peut pécher alors que lui-même n’est soumis qu’à la loi naturelle.
22. Pour ce qui regarde la religion, il est également certain que l’homme est d’autant plus libre et d’autant plus soumis à lui-même qu’il a plus d’amour pour Dieu et l’honore d’un cœur plus pur. Mais en tant que nous considérons, non pas l’ordre de la nature qui nous est inconnu, mais les seuls commandements de la raison touchant les choses religieuses, en tant aussi que nous remarquons que ces mêmes commandements nous sont révélés par Dieu au dedans de nous-mêmes, et ont été révélés aux prophètes à titre de lois divines, à ce point de vue, nous disons que c’est obéir à Dieu que de l’aimer d’un cœur pur, et que c’est pécher que d’être gouverné par l’aveugle passion. Il faut toutefois ne pas oublier que nous sommes dans la puissance de Dieu comme l’argile dans celle du potier, lequel tire d’une même matière des vases destinés à l’ornement et d’autres vases destinés à un usage vulgaire ; d’où il suit que l’homme peut, à la vérité, faire quelque chose contre ces décrets de Dieu inscrits à titre de lois, soit dans notre âme, soit dans l’âme des prophètes ; mais il ne peut rien contre ce décret éternel de Dieu inscrit dans la nature universelle, et qui regarde l’ordre de toutes choses.
La religion arrive ici presque incidemment, mais il ne faut jamais oublier que Spinoza tout en critiquant les « cultes institués » et les formes religieuses superstitieuses vise en même temps à montrer que la raison ne contredit pas ce qu’il y a de profondément vrai dans la religion – et notamment dans le christianisme des évangiles (voir Matheron, Le Christ et le salut des ignorants). Les formules sont d’apparence purement religieuse : « amour pour Dieu », honorer Dieu « d’un cœur pur ». Mais il s’agit d’autre chose : si la liberté suppose la connaissance de la nécessité, la connaissance de Dieu s’identifiant à la connaissance de la nature, plus je connais Dieu, plus je suis libre. Cette connaissance, Spinoza la nomme dans la 5e partie de l’Éthique « amour intellectuel de Dieu ». De là va venir un nouveau sens du mot « péché » : pécher, c’est être gouverné par ses passions aveugles. Mais cela ne suppose pas que l’homme pourrait, par un pur acte de sa volonté, ne plus être soumis à la passion, L’image de l’homme entre les mains de Dieu comme l’argile dans celles du potier est tirée de la Bible (Jérémie, 18, 3-10, Esaïe, 64, 17). Mais ici elle indique plus prosaïquement que l’homme est entièrement soumis aux lois de la nature : il peut aller contre ce qu’il sait être bien (les décrets de Dieu gravés dans notre âme) – dans l’Éthique, Spinoza évoque Médée (« je vois le meilleur, je l’approuve et je fais le pire »). Mais en faisant le pire, l’homme suit néanmoins les lois de la nature. Autrement dit, l’homme peut péché contre Dieu en tant qu’il ne suit pas les règles qu’il connaît comme justes, mais demeure que sur le fond, l’homme ne peut pas pécher contre l’ordre naturel (qui d’ailleurs nous échappe toujours largement en raison des limites de l’entendement humain).
23. De même donc que le péché et l’obéissance, pris dans le sens le plus strict, ne se peuvent concevoir que dans la vie sociale, il en faut dire autant de la justice et de l’injustice. Car, il n’y a rien dans la nature qui appartienne à bon droit à celui-ci plutôt qu’à celui-là ; mais toutes choses sont à tous, et tous ont le pouvoir de se les approprier. Mais dans l’état de société, du moment que le droit commun établit ce qui est à celui-ci et ce qui est à celui-là, l’homme juste est celui dont la constante volonté est de rendre à chacun ce qui lui est dû ; l’homme injuste celui qui, au contraire, s’efforce de faire sien ce qui est à autrui.
On revient donc à l’idée que, au sens strict, péché et obéissance ne se peuvent concevoir que dans l’état civil. Il en va de même de la justice et de l’injustice. Dans la nature, il n’y a ni justice ni injustice. Il n’est ni juste ni injuste que les gros poissons mangent les petits ! La nature ignore la propriété et Spinoza se distingue très clairement ici des « jusnaturalistes » qui font du droit de propriété le droit naturel par excellence – ainsi chez John Locke. Du point de vue de l’ordre de la nature, « toutes les choses sont à tous ». C’est seulement l’existence d’un ordre politique et des lois civiles qui sépare « le tien du mien » et donc fonde le droit de propriété. Rousseau ne dira rien d’autre. Notons enfin que l’idée de justice n’est définie que relativement au respect du droit de propriété. Autrement dit, la justice ne concerne que la manière dont les biens sont répartis dans la Cité – c’est que nous appelons plus volontiers aujourd’hui « justice sociale ».
24. Pour ce qui est de la louange et du blâme, nous avons expliqué dans notre Éthique que ce sont des affects de joie et de tristesse, accompagnées de l’idée de la vertu ou de l’impuissance humaine à titre de cause.
Spinoza explique ici que les notions morales ne sont pas autre chose que des expressions de la vertu (ou puissance) ou de l’impuissance humaine. Il n’est pas besoin de développer : Spinoza renvoie à L’Éthique, dont l’objet est plus étendu que le TP.
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Ecrit par dcollin le Samedi 11 Mai 2013, 10:41 dans "Spinoza, spinozisme" Lu 11922 fois.
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