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À nouveau sur le Karl Marx de Michel Henry

[Ce texte est une reprise, revue et notablement augmentée du texte précédemment publié sur le même sujet. Il devait faire partie d'un ouvrage collectif dont le projet a été abandonné. ]

Les deux volumes du Karl Marx de Michel Henry1 restent une des plus belles et des plus stimulantes lectures de Marx. La nouveauté radicale de Marx est mise en évidence comme elle l’a rarement été. À l’inverse des interprétations fondées sur la « coupure épistémologique », Michel Henry montre la cohérence philosophique de l’œuvre. À l’inverse des lectures « scientistes », il restitue la portée critique et par là même l’actualité de la pensée marxienne.

Il reste que certains points de cette analyse mériteraient d'être soumis à la critique. Essayons de pointer brièvement les problèmes, sachant qu’il faudrait évidemment, pour aller au fond des questions, porter notre attention non seulement sur le Karl Marx mais plus généralement sur l’ensemble du travail philosophique de Michel Henry.

Comment Michel Henry nous fait relire Marx

Le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx : tel est le point de départ de la lecture que Michel Henry fait de Marx. En elle-même, l’affirmation n’est pas d’une absolue nouveauté. Karl Korsch au début des années s’en était pris au marxisme orthodoxe (celui de la Kautsky qui allait être repris par l’Internationale Communiste) opposé au véritable esprit de Marx. Plus proche de nous, Maximilien Rubel publiait en 1974 un Marx critique du marxisme défendait une interprétation plutôt « libertaire » de Marx. Peut-être même est-ce à Marx qu’il faut attribuer l’origine de cette opposition, lui qui disait « moi, je ne suis pas marxiste ». Il est vrai que cette phrase concernait ses deux gendres, Lafargue et Longuet, « le dernier bakouniniste et le dernier proudhonien de France ».

Michel Henry, cependant, ne cherche pas à sauver un véritable marxisme (révolutionnaire et plus ou moins libertaire) opposé au marxisme autoritaire et finalement conservateur tel qu’il a été popularisé par le dernier Engels et par Kautsky – pour citer ici que les maîtres et laisser dans un oubli bien mérité des épigones. Au contraire de cette tradition située finalement à l’intérieur du marxisme, c’est l’édifice du marxisme comme « science de l’histoire » ou comme « théorie de la lutte des classes » que Michel Henry fait exploser en prenant les problèmes à la racine. Et la racine, c’est le moment où Marx entreprend sa rupture avec la philosophie idéaliste allemande. Loin des fables – entretenues par Marx lui-même, il faut le souligner – selon lesquelles Marx se serait contenté de renverser la dialectique hégélienne qui marchait sur la tête et de la remettre sur ses pieds, Michel Henry, à partir de la lecture du manuscrit de 1842, La critique de la philosophie politique de Hegel, que c’est l’essence même du système hégélien qui est touchée :

Ici est renversée la prétention hégélienne d’identifier le réel et le rationnel, c’est-à-dire aussi bien l’affirmation de l’homogénéité du particulier et de l’universel.2

C’est pourquoi l’essentiel réside de ce premier travail philosophique, véritablement fondateur est en ceci :

La Critique de la philosophie de l’État de Hegel est d’abord la critique radicale de toute subsomption du particulier sous l’universel, la croyance que réalité est réellement expliquée, exposée dans son être quand elle est exposée dans la lumière de l’Idée.3

En ce sens, on peut bien dire que le philosophie de Marx est « anti-idéaliste », puisqu’elle refuse, selon Michel Henry, la réduction de la réalité singulière à l’Idée, mais pour autant on ne peut pas la dire « matérialiste », ou du moins pas matérialiste dans le sens courant de ce terme quand on l’utilise pour désigner le matérialisme du XVIIIe siècle, par exemple. Si on veut à tout prix rester dans les catégories classiques, la philosophie de Marx est un matérialisme critique.

Ceci étant admis, on comprend donc que la lecture que propose Michel Henry recoupe d’autres lectures plutôt nominalistes de Marx. N’existent réellement que des individus et non ces êtres de pensée que sont les peuples, les classes sociales, etc. Admettre comme seule réalité l'individu ne veut pas dire que l'on puisse concevoir un individu « hors société », dans une « robinsonnade ». L’individu isolé des robinsonnades n’est pas un individu réel mais l’hypostase d’une des déterminations des individus. De même que le sujet des philosophies du sujet n’est pas un homme réel mais un homme réduit à sa détermination de « volonté pure ». De plus, bien qu'elle soit donnée comme « empirique », l'existence des individus est une évidence première, une intuition à laquelle on ne peut pas échapper. Mais, si ce qui est empirique est toujours marqué du sceau de la contingence, l'individu empirique de Marx n'est pas véritablement empirique puisqu'il n'est pas contingent mais représente au contraire l'absolu dont tout part, le fondement de tout discours et de toute démarche analytique, le principe explicatif ultime. Parler du monde, de la société, de l’État, c'est présupposer un discours prononcé par un individu humain. Sinon, on est condamné à poser le discours comme « effet de structures », c’est-à-dire à reprendre sous de nouvelles formes, plus « modernes », la vieille idéologie allemande à laquelle Marx reprochait précisément d’inverser le sujet et le prédicat et de faire du sujet le prédicat du prédicat.

Le texte de la critique de Feuerbach est de la plus grande clarté

Les présuppositions dont nous partons ne sont pas arbitraires ; ce ne sont pas des dogmes ; il s'agit de présuppositions réelles dont on ne peut s'abstraire qu'en imagination. […]

La première présupposition de toute histoire humaine, c'est, naturellement, l'existence d'individus humains vivants. […] Toute historiographie doit partir de ces bases naturelles et de leur modification par l'action des hommes au cours de l'histoire.4

Le mouvement même des phrases, y compris la répétition de « naturellement » qui scande le texte, contribue à marteler ce principe qui « renverse » la philosophie spéculative. Mais surtout pour bien comprendre comment Marx pose le problème, il faut s'arrêter sur ceci :

On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion ou par tout ce que l'on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu'ils se mettent à produire leurs moyens d'existence.5

Ce n'est pas d'empirisme qu'il s'agit. Marx ne se situe pas du point de l'observateur extérieur qui étudie l'espèce humaine dans l'ensemble du monde vivant : de ce point de vue de Sirius, en effet, on peut bien distinguer les hommes des animaux « par tout ce que l'on voudra ». Marx se place du point de vue de l'activité même des individus, de leur activité « pratique sensible », du point de vue finalement de leur subjectivité individuelle. Le principe, ce qui vient en premier, est ce par quoi les hommes « eux-mêmes se distinguent » des animaux. Écho direct de la première thèse sur Feuerbach qui reprochait à l'ancien matérialisme de ne pas considérer la réalité « comme activité humaine sensible », « subjectivement ». Autrement dit la priorité logique et ontologique de l'individu sur l'espèce, du particulier sur le général est aussi la priorité du subjectif sur l'objectif. Le nominalisme, qui constitue une des composantes du matérialisme critique, conduit Marx à faire de l'individu vivant – c'est-à-dire en tant qu'il est source de toute activité sociale, de toute histoire, de tout discours – la base de toute analyse sociale et de toute philosophie. Mais ce principe méthodologique, dont Marx dit modestement qu'il est celui de l'historiographie, est un principe philosophique nouveau : c'est le principe du « renversement » ou de la « suppression » de la métaphysique spéculative classique, principe qu'on a pris, à tort, pour le renversement ou la suppression de toute philosophie. La philosophie idéaliste allemande avait poussé jusqu'à son terme le plus extrême la réduction de toute la vie humaine à la sphère du mouvement autonome de l'Idée. La vie ne pouvait apparaître que comme un des moments du mouvement de l'Idée – dans l'Encyclopédie des Sciences Philosophiques de Hegel, elle est le troisième moment du deuxième moment… – tout comme l'existence en général n'était qu'un prédicat de l'essence. Les métaphores marxiennes, « renversement », « remettre sur les pieds ce qui marche sur la tête», «aller de la terre vers le ciel », disent assez clairement ce qu'il veut faire. Non pas tirer un trait sur la philosophie en général, mais clore cette longue phase d'une philosophie européenne trop longtemps servante de la théologie et devenue théologie laïque pour revenir à l'individu, dans son existence brute, immédiate, non philosophique, sujet et fondement de toute réflexion philosophique et de toute théorie de l'action.

Évidemment, la lecture de Michel Henry se heurte à une difficulté. Si cette interprétation de la Critique de Hegel est la bonne, quelle place peuvent bien occuper les Manuscrits de 18446, tant ces textes semblent effectuer un retour en force vers cette philosophie hégélienne dont on vient de prendre congé ? Pour l’essentiel, le marxisme orthodoxe se tire de cette difficulté en soutenant que les textes de 1842/1843 (ce qui inclut la critique du droit politique hégélien mais aussi les articles de la Rheinische Zeitung) ne sont pas vraiment « marxistes » (ce qui est parfaitement exact) que les Manuscrits de 1844 témoignent de la « conversion » de Marx au communisme. Michel Henry refuse cette périodisation. Pour lui, ces textes de 1844 enfoncent Marx dans une impasse théorique et il en donne une démonstration plutôt convaincante. Il montre que

La première philosophie du travail qu'exposent les Manuscrits de 1844 marquait l'invasion de la métaphysique allemande dans l'économie, la construction a priori du prolétariat.7

Ces manuscrits, dit encore Michel Henry, conduisent à faire de la révolution « un phantasme de la vie »8

L'identification du prolétariat au négatif implique l'être du prolétariat n'est plus rien d'autre que l'auto-développement de la négativité.9

Ces textes n'auront aucune suite dans l'œuvre de Marx, même si certains marxistes en feront bien à tort le moyen d'un ressourcement antidogmatique10. Comment expliquer donc cette tentative qui apparaît comme une anomalie dans le parcours de Marx ? Pour une part, l'histoire singulière de ces fameux Manuscrits de 1844 l'éclaire et permet de comprendre comment s'est creusé la différence et parfois même la contradiction entre la pensée de Marx et le marxisme. Les Manuscrits de 1844 en effet n'ont jamais été des manuscrits au sens où il s'agirait de la préparation systématique d'une œuvre (à l'inverse des Grundrisse qui sont bien la première version du Capital). Il s'agit seulement de brouillons, de cahiers de notes dont la réunion a créé l'unité et donné l'illusion d'une démarche et d'une logique qui n'ont certainement jamais eu tant de réalité dans l'esprit de Marx. Cependant, ces textes ou ces bribes de textes sont des témoins d'une période de la pensée de Marx, période d'interrogations où il cherche une issue qu'il ne trouvera qu'en brisant la problématique feuerbachienne dans laquelle il s'est enfermé.

D’autre part, comme Michel Henry le montre bien, alors même qu’il est entièrement sous l’influence feuerbachienne, Marx ne va jamais jusqu’au bout de la logique de l’anthropologie naturaliste. Ainsi l’article sur La loi sur les vols de bois constate la division des individus et des classes et leur lutte à mort. L’opposition de l’intérêt privé et de l’intérêt général qui forme la trame de cet article doit être saisie dans sa véritable signification. Comme le note Michel Henry :

Au moment même où s’oppose ainsi sans équivoque au sordide intérêt privé la rationalité de l’État, la téléologie de l’universel qui semble résorber en elle toute particularité individuelle, laisse en fait paraître son vrai sens, celui de n’être qu’une médiation pour la défense de l’individu, en l’occurrence de tous ceux qui ne possèdent ni bois ni forêts.11

La façon même dont est posée dans les « Manuscrits de 1844 » la question du travail est révélatrice, puisque loin d’être considéré comme l’accomplissement de l’être générique, le travail est d’abord l’aliénation de l’individu, aliénation qui n’est pas un processus spéculatif (l’objectivation) mais bien au contraire l’appropriation du produit du travail par un autre individu.

Ce qui rend possible que le produit du travail n’appartient pas à l’ouvrier, qu’il est une puissance étrangère en face de lui, c’est qu’un homme autre que le travailleur lui-même en dispose. Si pour l’ouvrier son activité est un tourment, c’est qu’elle doit être jouissance et joie de vivre pour un autre.12

Michel Henry commente ainsi ce passage :

L’individu a justement remplacé le genre pour définir la réalité et la condition du travailleur aliéné présuppose l’extériorité métaphysique des monades.13

Analysant la critique de l’argent que Marx emprunte à Shakespeare, Michel Henry ajoute qu’elle est contradictoire avec l’ontologie feuerbachienne du genre :

Car, à y regarder de près, l’argent n’est rien d’autre que le genre, tel que le comprend Feuerbach, cette puissance supérieure aux individus et qui échange arbitrairement entre eux les prédicats de l’être, qui les possède réellement lui-même tandis que l’individu n’est que le lieu de leur actualisation provisoire et toujours partielle.14

Marx reprend cette analyse dans les textes ultérieurs, ainsi dans la Contribution à la critique de l’économie Politique (II, L’argent) ou dans le livre I du Capital (I,I,4).

Au sein même de ces textes « feuerbachiens », au sein de cette anthropologie dont il va se défaire, les présuppositions essentielles, affirmées dès la critique du droit politique hégélien, restent présentes. La contradiction entre les affirmations de Marx et l’enveloppe feuerbachienne devait se développer et préparer la critique de Feuerbach. On doit ajouter que la définition de l’aliénation du travailleur telle qu’elle s’exprime ici sera reprise intégralement dans les Grundrisse et dans le Capital.

Si l’on restitue ainsi, à la manière de Michel Henry, la continuité de la pensée de Marx depuis 1842 – il faudrait inclure également la thèse de doctorat sur La différence de la philosophie naturelle chez Démocrite et Épicure – il faut alors procéder à une révision radicale de la « philosophie de l’histoire » de Marx. Il ne s’agit pas seulement de mettre au rebut le matérialisme historique dans sa version stalinienne avec la tristement célèbre théorie des « cinq stades ». Il s’agit de repenser de fond en comble cette fameuse « science de l’histoire » qui est, selon Althusser, la découverte propre de Marx.

Si le sujet réel est l’individu vivant et non ces êtres de raison sous lesquels la philosophie idéaliste le subsume, alors l’histoire n’est le développement d’un plan préétabli ni le déroulement des mécanismes de ces structures qu’affectionnent les scientifiques, modes de production, état des forces productives, etc. L'histoire est produite de manière subjective, par les individus dans leurs relations entre eux et avec les générations antérieures. La difficulté vient de ce que l'histoire comme science, l’historiographie, dirait Marx, ne part pas de ce processus vital : elle ne s'occupe que du résultat de cette « production » par les individus de leur propre vie, résultat qui lui apparaît comme un procès objectif, un « procès sans sujet ni fin(s) », dans la mesure même où elle arrive toujours « après la fête ». L’historiographie, en tant que reconstruction idéale de la réalité historique, donne une autonomie et un sens, une substance pour tout dire, à quelque chose qui n'est même pas une réalité, mais une représentation abstraite des liens complexes qui sont établis entre les différentes générations. Pour Marx, le fait historique n'est pas un signe permettant de lire un discours de l'histoire qui lui préexisterait et la fonderait. C'est inversement le fait historique, l’événement, en tant qu’il manifeste la vie des individus comme « activité pratique sensible, qui est véritablement substantiel et qui est donc le fondement de toute histoire. Les formules hégéliennes dont Marx use souvent dans ses articles d'actualité ou ses écrits politiques (« l'ironie de l'histoire », « la ruse de l’histoire », par exemple) ne doivent pas induire en erreur. Les faits historiques ne sont pas là pour accomplir une quelconque destinée de l'Esprit, c'est bien au contraire l'enchaînement de ces faits historiques, de ces actions humaines singulières qui est lu a posteriori comme destinée, comme « histoire universelle » extérieure aux individus qui l'ont faite, et est donc est ainsi posée comme transcendance. De ce point de vue, on peut dire que Marx produit une « science des conjonctures », c’est là un point fondamental. L'histoire marxienne n'est pas l'Histoire en majuscules et encore moins l'Histoire Universelle ; elle est la suite chronologique de conjonctures déterminées. Le travail de l'historien est l'explicitation de l'enchaînement de ces conjonctures post festum.

Il en résulte, de manière très anti-hégélienne, une hétérogénéité radicale entre la réalité historique des hommes et l'histoire comme science ou encore entre le temps de l’histoire et le temps de l’esprit. Or, comme le dit Michel Henry :

L'hétérogénéité de la réalité historique et de l'histoire comme science recouvre l'hétérogénéité des structures ultimes de l'être et l'exprime.15

Ce qui signifie que l'histoire n'est plus le temps, qu'elle ne se tient plus :

Au-delà du réel comme le lieu vide de sa manifestation, au-delà des individus vivants qui la vivent et qui la font, qui sont cette histoire. 16

Plus brutalement, Marx affirmera que « l'histoire universelle » n'est qu'une production idéologique du mode de production capitaliste, advenue avec le commerce et la division mondiale du travail, donc une catégorie de la pensée qui naît avec les nouveaux rapports entre les hommes.

Pour terminer, considérons un troisième aspect qui souligne à quel point Michel Henry nous oblige à relire Marx autrement. Les forces productives, qui figurent traditionnellement parmi les concepts fondamentaux du marxisme17, subissent le même sort que l'histoire et sont elles-mêmes privées de toute indépendance. C'est seulement l'aliénation dans les rapports capitalistes qui fait que

les forces productives semblent être totalement indépendantes et détachées des individus, comme un monde en soi, à côté des individus…18

Ce n'est pas seulement une question de doctrine ou d’histoire de la philosophie. Une des questions importantes de notre modernité est celle de la place de la science qui apparaît de plus en plus comme une force indépendante des hommes, une « force productive directe ». Si les forces productives ne sont pas autre chose que les forces productives des individus, la question de la science considérée comme « force productive directe » se trouve réglée de fait et quand, dans les Grundrisse, Marx emploie cette expression de la science comme «force productive directe», il faut comprendre qu'il décrit là ce qui apparaît aux acteurs du procès de production, mais non la réalité essentielle. Ce que confirment les manuscrits de 1861-1865 consacrés au travail productif. Sur ce plan, l'opinion défendue par Ernest Mandel19 ou Jürgen Habermas20 qui considère la science comme « force productive directe » constitue un sérieux contresens. Quand Marx emploie l'expression de force productive directe pour qualifier la science et la technique, c'est précisément parce que dans le mode de production capitaliste, la science, le savoir, le génie social en général sont matérialisés dans le capital fixe et ainsi la machine apparaît comme une force autonome. Mais c'est bien d'une apparence ou plus exactement d'un renversement de la réalité dans la camera obscura puisque l'individu est la seule puissance autonome21. D'ailleurs les forces productives elles-mêmes ont une signification précise pour l'individu et ne sont pas des choses, des techniques « en soi ». Ainsi :

Sous le règne de la propriété privée, ces forces productives ne connaissent d'un développement partiel ; elles deviennent pour la plupart des forces destructrices ;22

On pourra alléguer que, dans les textes ultérieurs, Marx n'emploie plus cette expression de « forces destructrices », mais il insiste en permanence sur le caractère destructeur du développement des forces productives dans le mode de production capitaliste. On est donc loin de l’apologie du progrès matériel ou technique qu’on a reprochée à Marx. Et, par contre, au plus près des évidences de notre situation actuelle pour peu qu’on n’y jette pas le regard du spécialiste de l’économie, obnubilé par « la société de consommation », mais qu’on y entre au côté du salarié. En trouvant chez Marx les bases d’une critique du fétichisme des forces productives et de la science « force productive directe », si commun chez les marxistes, Michel Henry peut donc à la fois soutenir que Marx est un des plus grands philosophes de l’humanité et écrire La Barbarie, réquisitoire impitoyable contre le développement illimité des forces productives et la transformation de la science en force productive directe.

Dans L'Idéologie Allemande, ainsi que l'explique Michel Henry, Marx procède donc à une véritable « réduction des totalités ». Michel Henry donne au mot « réduction » son sens phénoménologique tel qu'il est défini par Husserl. Il ne devrait pas être confondu avec son sens plus classique, celui de l'épistémologie, quand on désigne la méthode d’une science qui ramène le complexe à l’élémentaire. Il se trouve qu'ici, pour une part, ces deux sens se recoupent. Chez Marx la pensée scientifique est bien une opération qui vise à expliquer les structures complexes par des interactions d'éléments plus simples. Mais « l’élément simple », c’est l’individu vivant. Il ne s'agit pas de nier que les Classes, l'État, la Société, ont un certain genre de réalité, mais de déterminer les conditions fondamentales qui permettent de penser les rapports interindividuels comme « Classe », « Société », « État », etc. Nous avons eu l’occasion ailleurs23 de montrer les contradictions de la « théorie marxistes des classes sociales » en soulignant qu’il était impossible de trouver dans l’œuvre de Marx une telle théorie. Mais c’est Michel Henry qui nous met sur la voie :

Le concept de classe est un concept hégélien, non parce qu’on le trouve en effet chez Hegel, en particulier dans les Principes de la philosophie du droit sur lesquels Marx a longuement médité, mais parce qu’il présuppose en général une ontologie de type hégélien où l’existence effective se définit par la totalité objective et la participation à cette totalité.24

Et analysant un passage du « Saint Max » de L’idéologie allemande, Michel Henry en tire :

Cette affirmation décisive par laquelle le concept de classe se trouve écarté en même que celui de l’État et pour la même raison d’ordre ontologique, à savoir le refus de définir la réalité comme générale, c’est-à-dire transcendante à la réalité individuelle.25

Il s’agit bien d’un renversement de « la formulation marxiste traditionnelle selon laquelle la classe détermine l’individu ». Évidemment, de très nombreux individus peuvent partager un même genre de détermination individuelle singulière. Mais

Les contenus d’expérience qui appartiennent à un « individu vivant » sont uniques comme sa vie même. Que les conditions personnelles deviennent générales, cela veut donc dire : des contenus d’expérience semblables se produisent chez des individus placés dans des conditions semblables.26

Rien de plus ! Quiconque commence à tirer sur ce fil et à en dévider toutes les conséquences sera amené à renverser l’édifice tout entier du marxisme, dictature du prolétariat et socialisme inclus… mais peut-être communisme exclu27.

Ceci donne le sens du « renversement de Feuerbach », présenté dans la tradition marxiste comme un renversement du matérialisme mécaniste issu des Lumières28 et son remplacement par un « matérialisme dialectique » (généralement on fait suivre le passage obligé sur la XIe thèse sur Feuerbach et la transformation du monde qui doit remplacer son interprétation, par lequel on prétend donner congé à la philosophie). Mais ce faisant, on élimine l’essentiel :

Le passage du matérialisme de Feuerbach au « matérialisme » de Marx n’est pas le passage d’une certaine conception de la matière, d’une conception statique à une conception dynamique, « dialectique ». Pas d’avantage celui d’une philosophie de l’esprit, de « l’universel », encore présente chez Feuerbach, à une conception susceptible de produire la réalité matérielle effective, au matérialisme véritable, c’est le passage d’une certaine conception de la subjectivité à une autre, d’une subjectivité intuitive, instauratrice et réceptrice de l’objet, « objective », à une subjectivité qui ne l’est plus, à une subjectivité radicale d’où toute objectivité est exclue.29

Inutile de poursuivre cette lecture de Michel Henry. Son Marx montre, à partir d’une lecture rigoureuse et proprement philosophique de Marx l’inanité du « marxisme » et du prétendu « matérialisme dialectique »30. En faisant de Marx un penseur de la subjectivité radicale, Michel Henry permet de redonner tout son sens à la question de l’aliénation, une question que le marxisme transformé en « science de l’histoire » est à peu près incapable de prendre en compte, au point de la rejeter purement et simplement comme le proposera Althusser.

Marx et la tradition

Michel Henry souligne avec force la nouveauté de la pensée de Marx, son originalité exceptionnelle dans la toute la tradition philosophique. La lecture qu’il propose est véritablement enthousiasmante – elle le fut pour nous. Pourtant, on peut se demander si cette lecture ne péche pas par abus d’esprit systématique, soumettant une œuvre multiforme et pas toujours cohérente à une grille unique. On pourrait faire à Michel Henry le reproche de présenter la philosophie marxienne d'une manière trop radicalement différente de toute la tradition de la philosophie occidentale ; il nous semble qu'il y a dans son travail une surévaluation de la nouveauté de la pensée de Marx. On a l'impression que Marx, par une sorte de geste inaugural, rompt d'un seul coup avec tout le passé de la métaphysique occidentale (à l’exception d’une rechute dans les Manuscrits de 1844), de la philosophie de la conscience et invente seul quelque chose de radicalement nouveau. Il y a une réalité, celle de l'espèce de jubilation de la découverte qu'on retrouve dans les pages de L'idéologie allemande. La radicalité du bouleversement que Marx fait subir à la philosophie peut aussi s’exprimer dans l'oubli volontaire de cet immense effort philosophique dans les années qui suivront. Marx semble donner congé à la philosophie présentée comme ce qui est au savoir réel ce que l’onanisme est à l’amour sexuel… Une philosophie qu’il s’agit d’abolir en la réalisant. Et ce jusqu’à ce que, dans les années 1859-61, relisant Hegel, il s’en prenne à ceux qui traitent ce « maître éminent » en chien crevé. Un parcours donc plutôt sinueux.

Il n'est tout de même pas sans intérêt de remonter la filière par laquelle Marx aboutit à cette découverte, de l'atomisme épicurien au matérialisme anglais – qui joue un rôle décisif dans l'évolution de Marx – et du matérialisme anglais au socialisme français. Michel Henry place Marx en dehors de l'opposition matérialisme/idéalisme, et nous le suivons volontiers sur ce terrain : le « matérialisme » de Marx est un matérialisme si anomal que le maintien de cette terminologie (essentiellement due à Engels) ne peut que maintenir la confusion. Mais Michel Henry sous-estime le rôle décisif de la tradition critique du matérialisme dans ce « renversement de la métaphysique occidentale » dont il crédite Marx. Car le matérialisme n’est pas seulement une métaphysique de la matière qui viendrait remplacer l’idéalisme plus ou moins platonicien. Si ce n’était que cela, ce serait proprement catastrophique – et c’est cette pensée catastrophique qui s’appelait dans l’URSS des années 30 « matérialisme dialectique ». À dire vrai, il n’y a pas un matérialisme, mais toutes de sortes de philosophie que l’on range par pure commodité sous l’étiquette « matérialisme » alors qu’entre le matérialisme mécaniste de Hobbes et le vitalisme de Diderot qui emprunte tant à Leibniz, il y a un monde. Et surtout dans le matérialisme dont part Marx, il y a tout un filon qui vient du nominalisme et de l’empirisme anglo-saxon31 … et c’est incontestablement de ce nominalisme qui vient la critique des « universels » dont Michel Henry le félicite.

Marx inaugure, mais il reste entièrement baigné dans la tradition et dans son époque. Il semble éprouver le besoin de se relier son travail aux grands courants intellectuels qui agitent les idées de son temps. Ainsi le scientisme, une certaine croyance au progrès, l'apologie de la technique traversent son œuvre. Qu'il y ait dans cela une part de tactique, c'est certain : pour se faire entendre, il faut d'une certaine manière parler le langage de l'époque. Or, se faire entendre est un des soucis majeurs de Marx qui espère ne pas parler uniquement pour un public de philosophes avertis mais pour les ouvriers cultivés et les intellectuels gagnés à la cause révolutionnaire. Mais pour une autre part, c'est aussi la position réelle de Marx. Quand Marx pense construire une nouvelle science, il le pense vraiment. L'admiration qu'il porte à Darwin n'est pas tactique. Il faut, certes, juger la pensée de Marx pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle croit être et à ce sujet les nombreux extraits de la correspondance entre Marx et Engels ne prouvent absolument rien, ni quant à l'accord supposé entre les deux amis, ni quant au fameux matérialisme dialectique. Cependant, il est nécessaire de comprendre comment les illusions que Marx entretient sur son propre travail sont des moteurs de ses découvertes. Phénomène classique qui, de façon très marxienne, lie intimement la démarche rationnelle et l'illusion. Michel Henry affirme que Marx rompt de manière radicale avec la métaphysique occidentale de la conscience. Mais cette rupture n'est possible que par la volonté marxienne de remplacer la philosophie (spéculative) par le savoir réel et implique donc, au moins tel que cela est formulé, l'idée que la philosophie va être remplacée par les sciences. L'opposition entre science et savoir qui sous-tend la position de Michel Henry nous semble bien schématique s'agissant de l'œuvre de Marx. Marx tente une synthèse entre la science telle qu'il la trouve dans l'héritage culturel de son époque et le nouveau schéma théorique qu'il met en place à partir des thèses sur Feuerbach. Engels essaiera de répondre explicitement à ce besoin de synthèse. Certes, le « matérialisme dialectique » que tentera d’élaborer l’ami fidèle (de L’Anti-Dühring à la Dialectique de la nature) n’est pas « marxien », il est même opposé à l’esprit de la pensée de Marx telle qu’on peut la reconstruire depuis les écrits 1845 jusqu’au livre I du Capital. Et cependant, Engels avait quelques raisons de se croire l’héritier de Marx.

Il faut peut-être questionner l'idée d'une métaphysique occidentale unique. Quelle est cette « métaphysique occidentale » avec laquelle Marx romprait ? Celle de Platon ou celle d’Aristote ? Celle de Descartes ou celle de Hegel ? Selon Michel Henry,

La pensée de Marx se rattache à ce courant souterrain qui, à travers Malebranche, Maine de Biran, Kierkegaard et Husserl, refuse de façon décisive la subsomption de la vie sous sa détermination idéale.32

Mais tout véritable matérialisme est un refus de subsumer la vie sous ses déterminations idéales, puisque le matérialisme suppose la différence irréductible de la pensée et de l’être (ou encore le caractère extra-logique de l’existence sensible.) La question se pose ensuite de savoir si la philosophie est encore possible en suivant cette voie. Hegel soutient, non sans bons arguments, que tout philosophie est idéaliste parce que c’est en quelque sorte la vocation même de la philosophie de ramener la réalité à la pensée. Il y a un texte classique dans lequel Marx expose ce qui sépare sa méthode de celle de Hegel :

Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l'illusion de concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi, s'approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s'élever de l'abstrait au concret n'est pour la pensée que la manière de s'approprier le concret, de le reproduire en tant que concret pensé.33

Autrement dit le réel et le concret sont pratiquement deux termes équivalents. Ils désignent l'un et l'autre ce qui, avant comme après le procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »34 Marx précise :

La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies, avec les résultats du développement.35

Il dénonce cette confusion qui est le propre de la philosophie spéculative :

Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est ainsi faite), la pensée qui conçoit, c'est l'homme réel, et le réel, c'est le monde une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.36

Que la connaissance puisse être considérée comme production, une activité de l’esprit et non un « reflet » (pour reprendre l’expression de Lénine), c’est bien refuser de subsumer le réel sous son équivalent idéal. Mais cette idée-là, Marx ne l’a pas trouvée chez Maine de Biran, mais chez Spinoza. Bref la rupture avec la tradition de la métaphysique occidentale est une thèse très fragile.

Marx, penseur chrétien ?

Faire de Marx un des rares philosophes chrétiens peut sembler curieux, mais ce n'est pas en soi choquant même si cette affirmation marque un certain goût pour le paradoxe. Mais il faudrait s’entendre sur le contenu du terme « chrétien ». On pourrait trouver chez Hegel quelque chose qui se rapproche des intuitions de Michel Henry :

Le monde a reçu cette idée du christianisme, pour lequel l'individu comme tel a une valeur infinie.37

C'est un sujet qui aurait demandé plus d'éclaircissements que ceux, un peu elliptiques, que donne Michel Henry dans son ouvrage. Michel Henry souligne la place des « exemples » donnés par Marx dans le livre I du Capital et il montre que

Le cas particulier, l’individu n’est pas l’indice d’une loi, mais la loi est l’indice de toutes les vies qui seules importent.. Et cela non point parce que nous aurions décidé qu’il en est ainsi en d’une décision axiologique, mais encore une fois parce que c’est à eux que l’analyse du système renvoie comme à son naturant. Ce n’est pas une éthique, c’est une métaphysique qui a défini la nature du principe.38

C’est une affirmation dont nous sommes assez proches. Mais la suite du raisonnement de Michel Henry apparaît comme un grand saut dans le vide. En effet, Michel Henry donne une très contestable caractérisation de la philosophie occidentale :

Celle-ci depuis que l’apport grec, véhiculé par les Arabes, y développa de façon exclusive la téléologie de l’universel, cultive son rationalisme. Le culte de la science, le mépris de l’individu qui n’est qu’une ombre, ne sont pas des inventions récentes, mais le résultat d’une histoire et son résumé.39

Faire du mépris de l’individu une caractéristique générale de l’histoire de la philosophie occidentale est singulièrement rapide, alors même que l’individu, à certains égards, n’est pas pensé ailleurs que dans la philosophie occidentale qui, sur ce plan, est « chrétienne », comme l’est sans doute une bonne partie du droit naturel des Modernes.

Cette histoire du mépris de l’individu dans la philosophie est cependant datée. Michel Henry la fait commencer à l’ avoué de Siger de Brabant et à la doctrine de la double vérité défendue par les averroïstes de Padoue. Par cette datation Michel Henry désigne un adversaire, la philosophie athée, un adversaire pratiquement fabriqué sur mesure. Car si les Inquisiteurs firent quelques ennuis à Siger de Brabant, rien ne prouve que ce dernier ait été un athée avoué. Il exposa seulement la possibilité d’un conflit entre la foi et la raison, désignant d’ailleurs dans ce cas – simple prudence ? – la foi comme lieu de la vérité. Que l’interprétation d’Aristote par les averroïstes ne soit pas facilement assimilable par la religion catholique et ses théologiens attitrés est une chose. Que cette interprétation soit la racine d’un mépris de l’individu, d’une téléologie de l’universel, et du culte de la science, c’est une tout autre affaire. Et la collision de Siger de Brabant et des averroïstes ne manque pas d’étonner, puisque tout l’enseignement d’Ibn Rushd est de montrer que foi et raison ne peuvent se contredire…

Michel Henry poursuit simplement ici, au détour d’une fin de chapitre, et par quelques allusions pour initiés, un procès ancien qu’on peut faire remonter à la condamnation des thèses averroïstes par l’évêque de Paris, Étienne Tempier. Les propositions condamnées à cette occasion, celles qui déclarent le monde éternel, celles qui nient que chaque homme ait un intellect et posent un intellect unique, ou encore les thèses niant que les individus puissent avoir une volonté, toutes ces thèses ne peuvent être considérées comme la matrice de la philosophie rationaliste occidentale qu’au prix de torsions des textes assez considérables. Car si l’averroïsme padouan peut trouver, en certaines thèses, un prolongement chez Spinoza, c’est tout de même bien plutôt chez Descartes qu’on situe ordinairement et avec raison, nous semble-t-il le point de départ de la philosophie rationaliste moderne. La thèse du « monopsychisme » qui semble directement visée par Michel Henry n’a, quant à elle, pratiquement aucun véritable héritier, sauf peut-être dans quelques théorisations échafaudées autour de la cybernétique moderne ou du « post-humain ». Quant à l’aristotélisme de l’école averroïste, il ne fait qu’exprimer la profonde et persistante influence aristotélicienne dans toute notre philosophie, influence dont Marx est, explicitement, un des plus beaux exemples, mais dont les théologiens chrétiens ont fait leur miel, à commencer par Thomas d’Aquin. Bref, Michel Henry, au secours de sa thèse, est obligé de tailler à grands coups de serpe une histoire de la philosophie qui serve son propos.

Le plus curieux à noter, cependant, est l’incohérence dont Michel Henry fait preuve quand il veut rattacher Marx in extremis au christianisme. Il note, à juste titre, que l’ avoué de Marx n’est pas une preuve contre la thèse qui fait de Marx un des rares penseurs chrétiens de la philosophie occidentale.

Ce qui compte, ce n’est d’ailleurs pas ce que Marx pensait et que nous ignorons, c’est ce que pensent les textes qu’il a écrits.40

Fort de ce principe général, Michel Henry distingue deux christianismes de Marx, celui des « Manuscrits de 44 » qui « résulte de la transposition de certains thèmes chrétiens dans une métaphysique de l’universel » et d’autre celui de la période ouverte par l’Idéologie Allemande « qui n’est justement rien d’autre qu’une restauration contre cette métaphysique d’une philosophie ou du moins d’une pensée de l’individu. »41 Marx a peu de chances d’échapper à l’étiquette « penseur chrétien » puisque les deux phases de son œuvre dont Michel Henry aiguise (souvent de façon fort pertinente) les oppositions peuvent également être subsumées en dernière instance sous la catégorie de christianisme. Or, nous partageons l’analyse de Michel Henry concernant les Manuscrits de 1844 :

La critique de la religion prétendait nous faire sortir de la sphère religieuse et nous arracher à ses constructions fantasmatiques, prétendait nous introduire dans le domaine de la réalité et, plus précisément, avec l’Introduction de 1844, dans le domaine de la réalité allemande, de l’histoire allemande et du prolétariat qui s’y forme. Mais le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promet et va accomplir n’est que la transcription profane d’une histoire sacrée.42

Ce que pointe ici Michel Henry, c’est tout simplement ce qui formera plus tard l’ossature du « marxisme orthodoxe », cette religion messianique pour la nouvelle classe des salariés, ce marxisme orthodoxe qui est l’ensemble des contresens faits sur Marx. Que la religion s’inscrive jusque dans ce texte de Marx par l’intermédiaire de la métaphysique allemande et de cette « dialectique » particulière qu’elle hérite de Luther et non pas de manière directe n’est dès lors qu’une question d’histoire de la philosophie ou de philologie qui n’a pas de conséquences décisives sur l’interprétation de la philosophie de Marx : ce qui se passe avec la Sainte Famille et L’Idéologie Allemande c’est une rupture non seulement avec les histoires religieuses, non seulement avec les transcriptions profanes des histoires religieuses, mais encore avec toute conception de l’histoire comme mouvement autonome dont les individus ne seraient là en fin de compte pour la réaliser, pour rendre le mouvement effectif conforme à un schéma a priori, et par conséquent, Marx rompt avec toute forme de pensée de l’histoire comme salut, même laïcisé, même transcrit de manière profane. Si on en croit la note citée plus haut de Michel Henry, il faudrait donc admettre que cette rupture n’est au fond qu’une épuration de la pensée marxienne, dépouillant de ses oripeaux métaphysiques une pensée qui va pouvoir se déployer sans entrave comme pensée chrétienne. Mais là encore la définition du christianisme devient si large qu’elle se confond avec toute philosophie de l’individu. Or si le christianisme est incontestablement une pensée de l’individu, cet individu n’est tel qu’en tant qu’il fait son salut (ou qu’il se damne !), ce n’est pas la vie immanente dont Michel Henry a montré le caractère fondamental chez Marx, c’est l’individu qui n’est posé comme tel que par rapport à la transcendance. Autrement dit, sauf à changer radicalement le sens des mots, il n’est pas possible, au nom même de l’analyse de Michel Henry, de faire de Marx un penseur chrétien. Du même coup, c’est le christianisme même de Michel Henry qu’il faudrait questionner.

Critique des critiques

Il reste que la question que nous venons d’aborder n’a qu’un caractère très limité. Et les critiques que nous avons portées sur ce point précis n’ont pas d’impact majeur sur l’appréciation d’ensemble du « Marx » de Michel Henry. Ce qui est gênant, c’est que ces deux questions, celle du rapport avec la tradition comme celle du christianisme, donnent l’impression que Michel Henry veut faire entrer toute la pensée de Marx dans un cadre qu’elle ne cesse malgré tout d’excéder.

Il nous semble, en revanche, que certaines critiques portées contre Michel Henry manquent leur but. Ainsi, les remarques de Michel Vadée43 nous paraissent-elles, souvent, beaucoup trop rapides et trop peu étayées. Ainsi discutant de la possibilité de lois universelles et nécessaires, valables pour toute société possible, Michel Vadée écrit :

ne constituent-elles pas, en effet, des conditions de possibilités universelles de l’histoire, par conséquent une sorte d’ordre transcendant qui limite a priori les possibilités historiques ?44

Et par une note, Michel Vadée ajoute :

Cette idée est étrangère à Marx. Pourtant, dans cette voie, certains interprètes découvrent chez lui une philosophie « transcendantale ». Ainsi M. Henry a soutenu que le « matérialisme historique » est une « théorie transcendantale de l’histoire. »45

Il y a ici une confusion entre « transcendant » et « transcendantal » qui vide la critique de tout contenu. En quoi en effet l’affirmation d’une fondation subjective de la réalité économique institue-t-elle un ordre transcendant qui limiterait a priori les possibilités historiques. Ce qui est transcendantal n’est pas transcendant, mais au contraire immanent. Loin de « limiter les possibilités historiques », la théorie du matérialisme historique selon Michel Henry les ouvre puisque l’histoire n’est plus le déroulement d’un schéma théorique dans lequel les hommes sont « agis » par des « lois » ou des « structures » mais au contraire l’expression de la vie des individus produisant ces « lois » et ces « structures ».

Concernant la critique selon laquelle Michel Henry ne porte pas assez d’attention au concept de « forces productives », elle nous semble cette fois manquer doublement son but : d’une part parce que l’interprétation de Michel Henry disqualifie la conception objectiviste traditionnelle des forces productives, d’autre part, parce que Marx lui-même, comme nous l’avons dit en suivant Tony Andréani, délaisse progressivement ce concept flou pour parler très précisément de « force productive du travail ».46

Il est curieux de noter qu’une lecture aussi originale et aussi roborative que celle de Michel Henry ait suscité aussi peu de réactions chez les marxistes.47 Peut-être le Marx de Michel Henry était-il inaudible pour la plupart des marxistes lors de sa première parution (en 1976) ; l’implosion du marxisme dans les années 1980-1990 n’a pas donné plus d’audience à ce gros ouvrage, sans concession et parfois irritant : les marxistes finalement, pour expier les péchés de l’hagiographie passée, n’étaient plus guère sensibles à un auteur affirmant que Marx est un des plus grands philosophes de l’humanité.

 

Denis COLLIN

Ouvrages publiés concernant spécifiquement la pensée de Marx :

La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, 1996

Comprendre Marx, Armand Colin, 2006

Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2008

 

1 Henry, M, Marx, Tome 1 : Une philosophie de la réalité ; tome 2 : Une philosophie de l’économie. Gallimard, 1976, réédition « Tel », 1991.

 

2 Henry, M, Marx, I, p.38

 

3 Henry, M, op. cit. p.40

 

4 Marx, K, Idéologie allemande PL 3 pages 1054/1055. Nous citons Marx à partir de l’édition Rubel dans la collection de la Pléiade (PL, suivi du numéro du tome) parue chez Gallimard.

 

5 Marx, K, op.cit., PL 3 page 1055

 

6 Jean Salem revient sur la bizarrerie de ces textes : « [ils] présentent l’aspect de ce singulier objet qu’exhibait Jarry, “le crâne de Voltaire enfant”. » (Introduction aux Manuscrits de 1844, traduits par Jacques-Pierre Gougeon, GF Flammarion, 1996).

 

7 Henry, M, op.cit. T1, p. 149

 

8 Henry, M, op.cit. T1 p. 153

 

9 Henry, M, op.cité tome I page 155

 

10 Henry, M écrit encore que le marxisme s'élève comme idéologie sur les «concepts aberrants» des textes de 1844.

 

11 Henry, M op.cit. tome 2 page 13

 

12 Marx ,Économie et philosophie : Ébauche d’une critique de l’économie politique PL 2 pages 65-66

 

13 Henry, M op.cit. t2 p. 14

 

14 Henry, M, op. cit. p. 16

 

15 Henry, M, op.cit. T1 p. 208

 

16 Henry, M, op.cit T1 p. 209

 

17 Pour Lénine l'importance du matérialisme historique tient à ce qu'il a découvert « l'origine de toutes les idées et des différentes tendances sans exception , dans l'état des forces productives matérielles. » (Lénine, Karl Marx, in Œuvres Choisies tome 1 Moscou 1968 p. 31). Tony Andréani (dans le premier volume de De l’histoire à la société, Méridiens-Klincksieck 1989) a montré de la manière convaincante que le concept de « forces productives » était un concept confus.

 

18 Marx, L’Idéologie Allemande PL3 page 1119

 

19 Ernest Mandel : Le troisième âge du capitalisme (UGE/10/18). Le titre original est Spätkapitalismus, expression qui est aussi une des expressions essentielles de la pensée de Jürgen Habermas, du moins tant qu'il affirmait lui-même se situer dans une optique marxiste.

 

20 J. Habermas : La science et la technique comme idéologie (Réédition Gallimard - collection Tel)

 

21 Marx montre ailleurs que si la production était entièrement automatisée dans toutes les branches de la production, le profit capitaliste tomberait à zéro, le travail vivant étant seul apte à valoriser le travail mort. Ce que Michel Henry explique et développe dans le chapitre X du tome 2, intitulé : « La réduction radicale du capital à la subjectivité : c= 0 ».

 

22 Marx, L’Idéologie Allemande PL 3 page 1103

 

23 Voir notamment notre Comprendre Marx, A. Colin, 2006

 

24 Henry, M, Marx, T1 p. 226

 

25 Op. cit. p. 227

 

26 Op. cit. p. 229

 

27 Voir notre ouvrage, Le cauchemar de Marx, Max Milo, 2009

 

28 Lesquels matérialistes du XVIIIe étaient loin d'être aussi mécanistes qu'on l'a dit puisque le matérialisme mécaniste est la théorie de Descartes concernant la substance étendue, alors que les principaux porte-parole de l’Encyclopédie, Diderot en premier lieu, réfutent explicitement ce matérialisme mécaniste.

 

29 Henry, M, op. cit., T1, pp. 325/326

 

30 Michel Henry rappelle, à juste titre, que la dialectique est étrangère au matérialisme historique. Constat que, d’un tout autre point de départ fera également Lucio Colletti. Il ne reste plus que deux solutions : soit on garde le matérialisme et alors il faut renoncer à la dialectique ; soit on garde la dialectique et alors c’est le matérialisme qu’il faut rejeter.

 

31 Voir à ce sujet notre ouvrage, La théorie de la connaissance chez Marx qui insiste sur la possibilité d’une filiation « occamienne » ou sur l’importance du nominalisme de Spinoza (un auteur de Marx cite peu, mais dont on sait qu’il l’a lu avec attention et approbation).

 

32 Henry, M, op. cit. T2, p. 365

 

33 Marx, Introduction générale PL1 page 255

 

34 Ibid.

 

35 Marx, Capital I,I,4 PL 1 page 609

 

36 Marx, Introduction générale PL 1 page 255

 

37 Hegel : Encyclopédie des Sciences Philosophiques § 482 op. cit. page 427

 

38 Henry, M : Marx op. cit. T2, pp. 443-444

 

39 ibid.

 

40Henry, M : op. cit. T2 p.445

 

41Henry, M : op. cit. T2 p.445 (note 1)

 

42Henry, M : op. cit. T1 p. 144

 

43Michel Vadée : Marx, penseur du possible, 1992, nouvelle édition L’Harmattan 2000. Cité ici d’après la première édition Méridiens-Klincksieck.

 

44Michel Vadée : op. cit. page 95

 

45Michel Vadée : op. cit. page 109

 

46 Voir aussi sur la critique des « forces productives » notre Comprendre Marx, 2006

 

47 Quelques articles, mais aucun débat public de fond. À notre connaissance, la seule tentative d’intégrer l’apport de Michel Henry dans une reconstruction de la pensée de Marx du point de vue non pas « marxiste » mais des « amis de Marx » est dans notre thèse sur La théorie de la connaissance chez Marx.

 

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Ecrit par dcollin le Lundi 21 Décembre 2009, 13:17 dans "Marx, Marxisme" Lu 12468 fois. Version imprimable

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Commentaires

le matérialisme dialectique quand même

LEMOINE - le 24-12-09 à 15:35 - #

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« Les nombreux extraits de la correspondance entre Marx et Engels ne prouvent absolument rien, ni quant à l'accord supposé entre les deux amis, ni quant au fameux matérialisme dialectique. »

 

« Les illusions que Marx entretient sur son propre travail »

 

« L’ avoué de Marx n’est pas une preuve contre la thèse qui fait de Marx un des rares penseurs chrétiens de la philosophie occidentale. » etc. etc.

 

On ne peut qu’être réticent quand un auteur vient dire qu’il est le premier à comprendre un philosophe et qu’il le comprend d’ailleurs mieux qu’il ne s’est compris lui-même !

 

Il faudrait d’ailleurs, pour que nous comprenions mieux ce qu’il a compris, que vous nous expliquiez quel sens vous donnez à une expression comme celle-ci : « c’est le passage d’une certaine conception de la subjectivité à une autre, d’une subjectivité intuitive, instauratrice et réceptrice de l’objet, « objective », à une subjectivité qui ne l’est plus, à une subjectivité radicale d’où toute objectivité est exclue. »

 

Par ailleurs, peut-être que je n’ai pas bien compris là aussi, mais il ne me semble pas que Marx ait renoncé à l’idée « d’essence » (que ne devrait pas permettre son nominalisme radical). On trouve la notion d’essence sous sa plume de la 6ème thèse sur Feuerbach au Capital (où on lit : « toute science serait superflue si l’apparence et l’essence des choses se confondaient »

 

Seulement l’essence dont il est question alors est celle pensée dans le cadre du matérialisme dialectique (que vous évacuez tranquillement malgré la correspondance de Marx et Engels).

Lucien Sève en donne une définition, quand il écrit dans son « introduction à la philosophie marxiste » :

 

« Qu’est-ce que l’essence dans son acceptation matérialiste dialectique ? C’est le rapport fondamental producteur de la chose, le procès fondamental où se développe ce rapport, la loi fondamentale de ce développement, au sein de l’ensemble organique des rapports et procès auquel ils appartiennent. Autrement dit, ni la généralité abstraite de l’entendement, ni l’essentialité pure de la dialectique spéculative, mais la logique concrète de l’objet concret. »

 

Suit un long développement pour répondre à cette question : « quel est le mode d’existence de l’essence ainsi comprise ? » la réponse passe par « l’essence et son procès de développement matériel » puis « procès de l’essence et procès de la connaissance » ; ces développements insistent sur l’historicité de toutes les catégories, sur le caractère processuel du réel et sur l’interaction des processus.

 

La lecture de ces développements me permet de penser que Marx « n’écarte pas » le concept de classe (par exemple), qu’il n’est pas sur cela nominaliste, mais qu’il le pense dans le cadre du matérialisme dialectique.

 

Il pense même d’ailleurs sur le même mode de « logique concrète de l’objet concret » des « abstractions » beaucoup plus abstraites que celle de classe comme celle de valeur, par exemple.


Re: le matérialisme dialectique quand même

dcollin - le 01-01-10 à 09:59 - #

Je ne peux répondre à tout. Je me contente pour l'heure d'un seul point: le matérialisme dialectique. Je soutiens qu'on ne peut simultanément être sur une position matérialiste et défendre la logique dialectique. Du reste l'expression "matérialisme dialectique" ne figure pas chez Marx, dans aucune de ses oeuvres. On la trouve - à faible dose - chez Engels, mais surtout chez Plekhanov, Lénine, Trotsky, Politzer, Stéphane Just ... Mais pas chez Marx. Entre le matérialisme et la dialectique, il me semble qu'il faut choisir.
J'ai abordé ce sujet dans mon livre sur "La théorie de la connaissance chez Marx" ainsi que dans plusieurs articles publiés sur ce site et notamment ceux-ci:
- La dialectique de la nature contre le matérialisme
- Lénine et Popper
Pendant longtemps, j'ai pensé qu'il valait mieux "sauver le matérialisme" de Marx en le rédéfinissant radicalement et en montrant qu'il était à l'opposé de ce matérialisme qui est condamné dans les Thèses sur Feuerbach. Aujourd'hui, j'ai tendance à penser, comme Costanzo Preve, que le plus simple est encore de renoncer complètement à faire de Marx un matérialiste et de retrouver le noyau dur hégélien qui est La Science de la Logique. Preve soutient même que Marx est en fait un héritier de l'idéalisme de Fichte (du premier Fichte). En tout cas, le "traité de dialectique" de Marx est la première section du Capital, celle qu'Althusser recommandait de sauter en raison de ses obscurités... Il me faudrait sans doute reprendre tout cela. Mon Comprendre Marx met clairement l'accent sur les difficultés, les béances et les contradictions qui existent dans l'oeuvre de Marx. Je devrais prolonger ce travail.
Concernant Lucien Sève, son "Introduction à la philosophie marxiste" date de 1980. A la lecture de son dernier ouvrage ("Penser avec Marx aujourd'hui") me semble sur une position assez différente et assez peu éloignée de celle que je soutiens.