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La tradition rationaliste de critique de la croyance

Le rationalisme classique est d’abord celui du xviie siècle, celui de Descartes, Spinoza et Leibniz. Il trouvera son prolongement dans les philosophes des Lumières. Sous l’angle qui nous intéresse ici, le rationalisme classique ne s’intéresse pas tant à la critique de la croyance au sens de la doxa platonicienne qu’aux formes superstitieuse et religieuses de la croyance. Jusqu’aux temps modernes, la philosophie pouvait s’accommoder de toutes sortes « savoirs » plus ou moins fantaisistes. Le grand théoricien de l’État, Jean Bodin s’occupait aussi de démonologie ! Avec le rationalisme classique, c’est une véritable ligne de démarcation qu’on va chercher à tracer entre ce qui ressortit aux croyances en général (foi religieuse incluse) et ce qui est proprement sous la législation de la raison. Les rationalistes sont souvent très loin d’être des athées mais Dieu lui-même devra rendre compte de son existence devant le tribunal de la raison et devant lui seul.

I.     La certitude
A.   Que sais-je ?

Recommencer la philosophie exige qu’on fasse table rase. « Descartes est un héros », dit Hegel, parce qu’il assume ce recommencement dans ses implications les plus radicales. « Il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. » (Première méditation métaphysique)

Se défaire de ce que l’on croit pour entrer dans la voie de la certitude scientifique, tel est, de prime abord, le programme rationaliste. Il arrive comme la réponse à la remise en cause radicale de tout savoir et de toute « créance » par Montaigne, avec L’apologie de Raymond Sebon, le grand manifeste du scepticisme moderne. Toute l’œuvre de Descartes peut être considérée comme une tentative de répondre à l’interrogation de Montaigne : « que sais-je ? » Le « cogito » place la conscience de soi au point de départ de toute certitude, c’est là « le sol natal de la vérité » (Hegel). C’est désormais la raison qui est maîtresse de vérité, c’est elle qui est en mesure de produire le vrai et pas seulement de le reconnaître en quelque sorte à l’extérieur d’elle-même.

B.   La foi et la raison

Montaigne voulait seulement mettre en question les prétentions de la raison à des connaissances certaines. Il lui semblait que ces prétentions étaient grandement causes des tueries qui ensanglantaient la France à l’époque des guerres de religion. Mais son scepticisme ne visait pas la foi qui devait rester inébranlable, précisément parce qu’elle peut s’affirmer sans aucune justification, et même contre toute justification – le fameux « credo quia absurdum » (je crois parce que c’est absurde) de Tertullien. En un sens, d’ailleurs cette formule, est incontestable : le besoin de croyance se manifeste là où les arguments rationnels manquent. S’il y avait des arguments rationnels prouvant l’existence de Dieu, il n’y aurait plus besoin de croire.

Ainsi un certain scepticisme philosophique s’accommode de la défense de la religion. Lecteur de Montaigne, Pascal cite à de nombreuses reprises Pyrrhon. Comme chez Montaigne, il s’agit bien de s’en prendre aux prétentions exorbitantes de la raison en vue de défendre la valeur éminente de la foi.

Or cette distinction entre la foi et la raison remonte à une tradition ancienne, celle de la doctrine dite de la « double vérité ». En affirmant les droits de la raison par rapport à la foi, Averroès (pour les Latins, les Arabes l’appellent Ibn Rushd) est réputé avoir inventé une doctrine de la double vérité, une vérité de la foi pour le vulgaire et une vérité de la raison pour le philosophe qui en pourrait être distincte, voire opposée. Cette doctrine sera condamnée par Tempier, l’évêque de Paris. Averroès n’a pas soutenu la doctrine qu’on lui prête. « La vérité ne peut pas être contraire à la vérité » dit-il, voulant souligner que l’examen rationnel des étants (la connaissance des choses de la nature) ne peut contredire le Texte révélé (voir Discours décisif, §18). La pensée d’Averroès passera en Europe, et cet averroïsme va être un des foyers où puiseront tous les penseurs qu’on classera comme « hérétiques », voire « athées ». Ainsi, en séparant foi et raison, Montaigne pourrait sembler aller du côté de cette pseudo « double vérité » et se faire ainsi, par son scepticisme, le fourrier des « libertins ».

Pour Descartes, il ne s’agit pas de mettre en question les vérités de la foi, mais au contraire de montrer qu’elles peuvent l’objet d’un certitude rationnelle indiscutable. Dans le Dom Juan de Molière, Sganarelle interroge son maître :

« SGANARELLE : (…) qu'est-ce [donc] que vous croyez ? – D.JUAN : Ce que je croy ? – SGANARELLE. Oüy. – D. JUAN. : Je croy que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. – SGANARELLE. : La belle croyance [et les beaux articles de foi] que voila ; vostre religion, à ce que je vois, est donc l'aritmetique ; il faut avoüer qu'il se met d'étranges folies dans la teste des hommes, et que pour avoir bien estudié on en est bien moins sage le plus souvent ; »

Il s’agit de répondre à ces « étranges folies » et montrer que non seulement l’existence de Dieu est aussi certaine que « deux et deux sont quatre » mais encore c’est seulement l’existence de Dieu qui garantit la vérité des mathématiques. Ici la critique de la croyance va donc prendre le chemin de la recherche d’une certitude rationnelle quant aux vérités de la religion. La religion de Descartes n’est pas l’arithmétique. Cependant, dans les « longues chaînes de raison » des mathématiques, il va trouver le modèle de la vérité.

C.   Clarté et évidence contre croyance

Le point de départ de Descartes est la remise en cause de ces opinions fausses ou mal assurées qu’on tient habituellement pour vraies : « il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. » (Méditation première). Il s’agit de « détruire généralement toutes mes anciennes opinions. » Il est cependant des croyances et opinions qui ne doivent pas être détruites, celles qui relèvent de la par provision que Descartes adopte tant que l’ensemble de son entreprise de reconstruction ne sera pas menée à bien. Parmi les maximes de cette par provision, « La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j’aurais à vivre. » (Discours de la méthode, iiie partie)

La destruction des anciennes opinions n’a pas pour but de faire place à de nouvelles opinions. Il faut déterminer quelles idées peuvent être tenues pour certaines, c'est-à-dire lesquelles sont claires et distinctes pour être tenues évidemment vraies. Clarté, distinction, évidence, voilà les marques indubitables de la vérité et de la conduite réglée de son esprit. La première des règles de la méthode est de « ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle. » (Discours, iie partie) Notre esprit ne peut atteindre, dit encore Descartes, une connaissance « certaine et indubitable » que des objets « dont nous pouvons avoir une intuition claire et évident, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude. » (Règles pour la direction de l’esprit, iii) A régime de la croyance, il s’agit donc de substituer le régime de l’intuition et de la déduction. Encore faut-il préciser que l’intuition est première, puisque la déduction ne peut jamais qu’établir des rapports déterminés entre des intuitions.

Pour Aristote, la science est d’abord déductive. Est scientifique ce qui procède par syllogismes. Là où les syllogismes ne peuvent être mis en œuvre, on en est réduit aux conjectures, aux raisonnements sur les choses seulement probables et à la recherche d’une opinion droite. Pour Descartes, au contraire, les procédés propres à la démarche scientifique sont seconds, ils ne fondent pas la vérité, ils viennent après l’intuition des vérités premières. C’est pourquoi il affirme « qu’il y a des notions d’elles-mêmes si claires qu’on les obscurcit en les voulant définir à la façon de l’école. » (Principes de la philosophie, I, §10)

D.   La preuve de l’existence de Dieu

La première vérité, donc, est le cogito. « Nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : je pense donc je suis, ne soit vraie et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre. » (Principes,I, §7) La certitude de mon existence en tant que « chose pensante » est indubitable ; quand bien même je m’efforcerais de croire le contraire, je ne le pourrais point. Il est impossible de dire : « je crois que je suis ». Le « je suis » n’est pas l’objet d’une croyance, il est la condition de toute croyance, car pour croire il faut déjà penser et pour qu’il y a ait du penser, il faut un sujet qui pense.

De cette première vérité, Descartes passe à la preuve de l’existence de Dieu. L’idée même de fournir une « preuve de l’existence de Dieu » pose un sérieux problème du point de vue théologique. Si la raison naturelle correcte comprise pouvait fournir une telle preuve, d’une part elle serait accessible à tous les hommes – puisque le bon sens et la chose la mieux partagée du monde – et les conflits religieux disparaîtraient. Mais, du même coup, la religion en tant que telle disparaîtrait. La révélation deviendrait inutile et même contraire au véritable amour de Dieu qui ne pourrait plus résider dans les formes extérieures de la croyance, mais uniquement dans la recherche rationnelle de la vérité !

II.   De la critique anti-religieuse au rationalisme
A.   Le retour au matérialisme antique

Il y a une deuxième source pour la critique rationaliste de la croyance, celle du filon matérialiste et, sinon toujours athée, du moins anti-religieux qui remonte aux épicuriens. Pour Épicure, une des premières tâches de la philosophie est de chasser les vaines craintes que font naître les conceptions erronées de la nature des Dieux. L’explication rationnelle des phénomènes naturels, c'est-à-dire l’explication qui ne fait intervenir que des causes naturelles, a cette fonction pharmaceutique à l’égard de la santé de l’âme. Épicure ajoute que peu importe qu’il y ait de multiples explications, l’essentiel est qu’il y en ait au moins une ! Lucrèce radicalise le propos épicurien et accentue le caractère anti-religieux de ses positions. La dénonciation est virulente des maux qu’engendrent la crainte des dieux et toutes les croyances impies qu’elle fait naître : « c’est le plus souvent la religion elle-même qui enfanta des actes impies et criminels. » (De rerum natura, livre I, 84) Et après avoir cité l’exemple fameux du meurtre d’Iphigénie, Lucrèce conclut : « Tant la religion put conseiller tant de crimes ! » (101). C’est pourquoi il faut substituer à ces croyances une connaissance exacte de la raison des phénomènes aussi bien « d’en haut » que de ceux qui affectent l’âme. Ainsi, la véritable piété « c’est plutôt pouvoir tout regarder d’un esprit que rien ne trouble. » (De rerum natura, livre V, 1200)

Le renouveau de l’atomisme à la Renaissance donne à ce courant toute sa force. Pierre Gassendi réhabilite Épicure, la physique atomiste tout autant que la du penseur du Jardin qui deviendra, avec Spinoza, le modèle même de l’« athée vertueux ». Mais ce retour aux Anciens se fait dans le contexte du développement de la science moderne qui semble faire de ces antiques auteurs des précurseurs de l’esprit nouveau. Lange, l’historien allemand du matérialisme,explique la naissance simultanée de la science de la nature et de la philosophie : « Les premiers essais tentés pour (…) pour acquérir une vue systématique du monde et pour échapper aux illusions ordinaires des sens, conduisent directement dans le domaine de la philosophie ; et, parmi ces premiers essais, le matérialisme a déjà sa place. » Selon Lange, les philosophies de la nature antiques sont les premières expressions d’un combat qui s’engage entre la philosophie et la religion. Et dans ce combat les atomistes tiennent une place centrale.

Alors que les autres théories avancées par les philosophes grecs anciens sont irrémédiablement obsolètes, il n’en va pas de même des théories atomistes. Dès ses débuts, la science moderne est confrontée à nouveau à l’atomisme. Il est réhabilité philosophiquement par Gassendi, mais encore la chimie moderne qui va lui redonner ses titres de gloire. On peut, certes, opposer l’atomisme ancien à la physique « atomique » moderne. Les mots « atome » et « vide » n’y ont plus le même sens. Mais que l’élément dernier soit non pas l’atome des chimistes mais le « quark » ou le quantum d’énergie ne change pas grand chose : nous avons une conception unifiée et discontinuiste de la matière.

L’atomisme pose ainsi des questions philosophiques fondamentales non seulement concernant la constitution ultime de l’univers mais aussi concernant l’essence même de la pensée scientifique. Et c’est la raison pour laquelle il est dans toute l’époque moderne l’objet d’une reprise constante par les toutes philosophies matérialistes et hostiles aux croyances religieuses.

B.   Les libertins et la tradition anti-religieuse

Mais c’est aussi est surtout tout le vaste courant de la littérature clandestine – les « libertins » au sens du xviie siècle – qui nourrira cette critique de la croyance au nom d’une raison libérée de toute soumission aux dogmes religieux et au culte des philosophes du passé. Les libertins ne sont pas tous athées, ils admettent souvent le rôle social et politique de l’Église et les rituels qu’elle impose. Mais ils en revendiquent le libre examen pour eux-mêmes, tout comme ils revendiquent dans le domaine des mœurs et de la conduite de sa propre vie l’autonomie du jugement. Cyrano de Bergerac dans Les États et Empires de la Lune, ne reprend pas seulement l’hypothèse impie de la pluralité des mondes – un thème qui, avec d’autres, avait valu à Giordano Bruno le courroux de l’Église – mais aussi et surtout il utilise la fiction d’un monde radicalement différent pour mettre en question les mœurs et les institutions humaines. Ramenées à leur relativité dans le temps et dans l’espace, elles ne peuvent se prévaloir d’aucune justification transcendante et doivent reconnaître leur caractère purement contingent.

Ces « libertins » sont suffisamment importants et suffisamment influents pour que Pascal en fasse ses interlocuteurs. Car l’attitude distanciée qu’ils adoptent vis-à-vis de la religion conduit évidemment une philosophie plus nettement anti-chrétienne. De toute ces littératures qui commencera à être véritablement éditée dans le courant du xviiie siècle.

Benoît de Maillet s’emploie à réfuter la croyance en l’immortalité de l’âme. Contre Descartes, certains de ces auteurs réfutent la théorie dualiste séparant comme deux substances radicalement hétérogènes l’âme et le corps. En comparant les « sentiments des bêtes » à ceux des animaux et en soutenant que les bêtes pensent, ces auteurs ouvrent la voie à une étude matérialiste de l’homme qui tentera de mettre entre parenthèses tous les croyances religieuses concernant l’immortalité de l’âme.

Le texte le plus connu de cette littérature est le fameux Traité des trois imposteurs : les trois imposteurs sont les trois grands prophètes, Moïse, Jésus et Mahomet et le traité semble souvent démarqué de Spinoza Il fut d’ailleurs publié pour la première fois à Rotterdam avec le « surtitre », « L’esprit de Spinosa »). Ce Traité réfute comme superstitieuses les trois grandes religions monothéistes et ridiculise les images qu’elles se font de Dieu.

C.   Spinoza et le spinozisme

Spinoza se situe aux confluents de la tradition rationaliste cartésienne – son premier livre est un exposé, très libre, consacré à la philosophie de Descartes – et de cette philosophie critique plus ou moins souterraine. Spinoza reprend la distinction platonicienne des genres de connaissance mais lui fait subir une transformation radicale. Il distingue les connaissances du premier genre qui procèdent de la connaissance par image ou par les paroles des autres (opinion) des connaissances du second genre (connaissance des relations entre les choses naturelles) et de celles du troisième genre (connaissance des choses singulières en elles-mêmes). Les connaissances du premier genre sont, d’une manière ou d’une autre, des croyances et non des connaissances adéquates. Elle procèdent de l’imagination.

Pour Spinoza, l’imagination n’est pas en elle-même « maîtresse d’erreur ». La faculté que nous avons de nous représenter les choses absentes est une puissance de l’esprit humain et « les imaginations de l’esprit, considérées en soi, ne contiennent pas d’erreur ». Donc, « l’esprit, s’il se trompe, ce n’est pas parce qu’il imagine ; mais c’est seulement en tant qu’on le considère manquer d’une idée qui exclue l’existence de ces choses qu’il imagine avoir en sa présence. » (Éthique, II, P. xvii, scolie)

Le mécanisme de l’imagination permet de comprend ce qu’est la mémoire et comment se forment au hasard des circonstances les associations d’idées. L’enchaînement des idées dans la mémoire se fait non selon l’ordre de production des choses mais « suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain ». C’est pourquoi nous allons si facilement d’une pensée à une autre sans qu’il y ait un ordre rationnel entre ces pensées : « un soldat, par ex., voyant dans le sable des traces de cheval tombera aussitôt de la pensée du cheval dans la pensée du cavalier, et de là dans la pensée de la guerre, etc. Tandis qu’un paysan tombera de la pensée du cheval dans celle de la charrue, du champ, etc., et ainsi chacun, de la manière qu’il a accoutumé de joindre et d’enchaîner les images des choses, tombera d’une pensée dans telle ou telle autre. » (Éthique, II, P. xviii, scolie)

C’est bien ce processus de formation des idées au hasard des affections du corps qui permet de comprendre les mécanismes de la croyance religieuse. On en trouve chez Spinoza plusieurs analyses. Dans l’appendice de la partie I de l’Éthique, Spinoza soutient que tous les préjugés ont un noyau commun qui est la croyance aux « causes finales » ; si l'homme tombe dans le préjugé consistant à prêter à la nature des causes finales, c'est une conséquence du fait qu’il est mû par un appétit par lequel il se conserve lui-même et qui s’appelle désir quand il est conscient. Mais ce désir se fixe imaginairement faute d’une connaissance adéquate de la nature humaine. Spinoza expose ainsi ce processus : Les hommes naissent sans connaissance des causes mais seulement avec la conscience de leurs appétits. L'ignorance des causes fait qu'ils croient être libres. Mais comme ils agissent toujours en vue d'une fin dont ils ont conscience, ils ont donc tendance à supposer partout des causes finales, tendance renforcée par le fait qu'ils se connaissent mieux eux-mêmes qu'ils ne connaissent les autres êtres et projettent donc leur propre complexion sur les autres êtres.

C'est cette combinaison de méconnaissance des causes réelles et de conscience des fins de ce qui nous meut qui est, selon Spinoza l'explication des préjugés les plus courants des hommes. Le premier de ces préjugés est celui de notre propre liberté : « les hommes se figurent être libres, parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit et ne pensent pas, même en rêve, aux causes par lesquelles ils sont disposés à appéter et à vouloir, n'en ayant aucune connaissance ».

Spinoza ne fait que suivre Galilée et Descartes dans le refus de l’explication de la nature par les causes finales, mais il va jusqu'à la racine de la croyance finaliste en montrant le mécanisme de génération de l'illusion dans la nature humaine elle-même. De là il peut montrer comment les hommes sont amenés à extrapoler à l'ensemble de la nature ce dont ils ont conscience à propos de leurs propres actions puisque, d'une part, ils jugent « nécessairement de la complexion d'autrui par la leur », d'autre part, ils interprètent tout ce qu'ils trouvent dans la nature et qui leur est utile comme était fait exprès pour eux, « comme des moyens à leur usage ». Tout d'abord, donc, c'est le mode de raisonnement par analogie superficielle, dont l'impuissance est montrée ici et qui conduit à l'erreur. Ensuite, Spinoza expose les conséquences absurdes de ce mode de raisonnement qui consiste à considérer la création tout entière comme destinée aux usages des hommes, et de là il expose une véritable genèse des diverses formes de croyance (animisme, polythéisme).

On trouve dans le Traité théologico-politique une explication quelque peu différente de la croyance religieuse : les hommes sont portés à croire n’importe quoi, c'est-à-dire à la superstition, parce qu’ils ne peuvent « régler toutes leurs affaires suivant un avis arrêté » et « flottent misérablement entre l’espoir et la crainte. » (Préface) Les désirs insensés engendrent le délire et « la cause qui engendre, conserve et alimente la superstition est la crainte. » C’est ce mécanisme qu’exploitent ceux qui veulent gouverner la multitude comme ceux qui veulent l’amener à suivre les préceptes de la religion : « pour gouverner la multitude, il n’est rien de plus efficace que la superstition ». Les prophètes ont utilisé eux aussi ces procédés de fixation imaginaire des espoirs et des craintes pour amener la multitude à suivre les préceptes utiles pour le bien commun. Au mieux donc, les religions traditionnelles peuvent amener les hommes à se bien conduire en frappant leur imagination.

En conclusion, si on peut considérer la philosophie de Spinoza comme une certaine forme du cartésianisme, elle retrouve va rencontrer la tradition des écrivains « libertins » et apparaîtra bientôt comme le prototype même du rationalisme anti-religieux qui va se déployer au cours du xviiie siècle.

III. Du rationalisme classique aux Lumières

Le critique rationaliste de la croyance trouve son prolongement et son épanouissement dans la philosophie des Lumières. La prise de distance à l’égard des dogmes de la religion révélée conduit à des attitudes variées allant du déisme à l’ en passant par la théologie naturelle. Mais au-delà des prises de position métaphysiques concernant Dieu, les Lumières partagent une hostilité avouée au cléricalisme et à la superstition qui lui semble liée. Les croyances du passé doivent être balayées pour laisser place en toutes choses à la lumière de la raison. La science née avec Galilée avait déjà exilé Dieu hors de l’univers. Il va s’agir de traiter de la vie et des affaires humaines comme s’il était question de choses naturelles et tenter d’y appliquer les méthodes qui ont si bien réussi à Newton.

A.   Le matérialisme français

La considération de la nature sans adjonction extérieure : c’est cela qui caractérise le matérialisme français des Lumières, la philosophie de ceux que leurs adversaires désigneront comme « la clique holbachique » puisque le salon du baron d’Holbach leur servira de point de ralliement. Helvétius avec De l’esprit écrit l’une des œuvres majeures de cette philosophie matérialiste. Toute pensée est jugement, en dernière analyse, et tout jugement se ramène à une sensation. Ainsi est ouverte la voie à une conception qui fait de l’esprit non pas une « substance » plus ou moins mystérieuse mais un effet de la constitution physique de l’homme. Helvétius en tire les conséquences politiques et . La n’est pas autre chose que la recherche du bonheur et ce dernier est ancré dans les « plaisir physiques qui sont les seuls véritables plaisirs ». C’est pourquoi les individus sont mus par la recherche de leur intérêt propre et que la politique n’est que l’art d’accorder au mieux ces intérêts pour le plus grand bonheur possible. De l’esprit est une des premières grandes œuvres de l’utilitarisme moderne.

Bien qu’il soit très critique à l’égard de la utilitariste, Diderot est le représentant le plus subtil de ce matérialisme français. Il commence par la critique de la religion – dans les Pensées philosophiques  et surtout l’Addition aux pensées philosophiques, franchement athée. « Les doutes en matière de religion, loin d’être des actes d’impiété, doivent être regardés comme des bonnes œuvres », affirme-t-il au débit de l’Addition. La raison, en effet, est incompatible avec la foi : « 5. Si la raison est un don du ciel, et que l’on en puisse dire autant de la foi, le ciel nous a fait deux présents incompatibles et contradictoires. 6. Pour lever cette difficulté, il faut dire que la foi est un principe chimérique et qui n’existe point dans la nature. » De la critique de la foi, Diderot passera à une construction théorique ambitieuse. Loin de se contenter du scepticisme éclairé de son époque, il défend un matérialisme biologique, qui considère la nature tout entière comme matière vivante dont l’esprit n’est qu’une des propriétés émergentes.

B.   Kant : qu’est-ce que les Lumières ?

Il est frappant de constater l’unité d’inspiration des Lumières quelques profondes que puissent être leurs divergences quant aux questions métaphysiques les plus fondamentales. Que peut-il bien y avoir de commun entre la « clique holbachique » matérialiste, athée, utilitariste et prompte à rejeter toute transcendance et le pieux Kant, défenseur de l’idéalisme transcendantal et adversaire résolu de toute philosophie qui ferait du bonheur à la place du devoir le critère de l’action  ? C’est Kant qui donne la réponse à cette question dans le petit opuscule intitulé Qu’est-ce que les Lumières ?

« Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. » Car les Lumières sont la sortie de l’homme « hors de l’état de tutelle ». Une sortie difficile car il est facile et reposant de laisser les autres penser à sa place, d’avoir un livre ou un directeur de conscience à la place de l’entendement. Si cette démarche libératrice est difficile pour un individu isolé, il est cependant possible « qu’un public s’éclaire lui-même », mais « pour ces Lumières il n’est rien requis d’autre que la liberté. » Une liberté qui doit pouvoir s’exercer dans tous les domaines, y compris en matière de religion.

Conclusion

En nous fixant l’objectif d’examiner la tradition rationaliste de critique de la croyance, nous nous sommes sans doute fixé un objectif difficile à atteindre car il n’y a pas une mais plusieurs traditions rationalistes, toutes prises entre le doute sceptique et la recherche d’une vérité rationnelle indubitable, entre matérialisme et idéalisme, entre relativisme et universalisme. Mais on ne peut s’empêcher d’admirer l’audace de tous ces penseurs, philosophes et savants, la liberté avec laquelle ils abordent toutes les questions qui tombent sous un entendement humain et le refus de tout dogmatisme. Si le scepticisme ébranle toutes les croyances, ils restent tous des sceptiques au sens premier : toutes choses doivent être soumises à l’examen de la raison.

Bibliographie

Averroès : Discours décisif, traduction Marc Geoffroy, GF-Flammarion, 1996

Montaigne : Apologie de Raymond Sebond, GF-Flammarion, 2001

Descartes : Discours de la méthode, GF-Flammarion, 2000

Spinoza : Éthique, édition bilingue, traduction de Bernard Pautrat, Seuil, 1988, réédition collection Points.

        Traité théologico-politique, PUF, traduction de P.F. Moreau, 1999

Diderot : Pensées philosophiques, éditions Mille et une nuits, 2001

        Le Rêve de d’Alembert, GF-Flammarion, 2002

Kant : Qu’est-ce que les Lumières ? GF-Flammarion, 1991, traduction J.F. Poirier et F. Proust.

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Ecrit par dcollin le Jeudi 6 Octobre 2011, 20:04 dans "Enseigner la philosophie" Lu 10585 fois. Version imprimable

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