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Vérité, reflet, idéologie

Réflexions sur la question de la vérité chez Marx

Je publie ci-dessous quelques extraits de ma thèse de doctorat consacrée à "la théorie de la connaissance chez Marx" (soutenue en 1995 sous la direction de Tony Andréani à l'Université de Paris X Nanterre). Je n'écrirai sans doute plus les choses ainsi aujourd'hui. Mais il me semble que ces extraits apportent quelques éclaircissements utiles.
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Marx écrit :

Le monde religieux n’est que le reflet du monde réel. Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise, et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits, et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme, avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable.[1]

Ici est exposée avec netteté ce qu’on appellera la « théorie du reflet ». Deux choses méritent d’être notées. Premièrement, le reflet n’est pas le reflet de la réalité mais le reflet de la conscience immédiate que les individus ont de cette réalité ; la théorie du reflet ici est donc une théorie du dédoublement de la conscience, d’une conscience qui s’oublie elle-même dans son objet. De plus ce reflet est lui-même une élaboration puisque le travail abstrait humain est représenté par le culte de l’homme abstrait propre au christianisme. La conscience religieuse ne serait donc pas un reflet simple du monde réel mais le reflet d’un reflet, ce qui pose un problème particulier sur lequel nous allons revenir. Deuxièmement les formes de la conscience religieuse ne sont pas pures illusions puisqu’elles nous livrent quelque chose de la réalité sociale. La théorie hégélienne de la religion n’est peut-être pas si loin.

Mais revenons sur le problème du reflet. Ce mot n’a pas chez Marx une connotation spécialement négative, il ne signifie ni que nous avons à faire à de simples illusions, ni que le monde se donne de lui-même de façon transparente. Ainsi

Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective, en tant qu’elles reflètent les rapports sociaux réels, mais ces rapports n’appartiennent qu’à cette époque historique déterminée où la production marchande est le mode de production social. Si donc nous envisageons d’autres formes de production, nous verrons disparaître aussitôt tout ce mysticisme qui obscurcit les produits du travail dans la période actuelle.[2]

Autrement dit, dans le reflet se donne une «vérité objective» relative à une époque historique. Si Marx – l’individu Karl Marx – peut mettre à jour le mysticisme qui obscurcit les produits du travail, c’est parce qu’est arrivée une époque où on peut envisager non pas seulement idéalement mais pratiquement, d’autres formes de production[3]. Dans une époque donnée, on ne peut accéder qu’à une certaine vérité objective, mais les conditions sociales de cette époque ne peuvent être complètement élucidées que lorsque l’époque est terminée, lorsque de nouvelles formes plus développées sont apparues ou sont sur le point d’apparaître : l’oiseau de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule ! Ce n’est pourtant pas Hegel qui doit être invoqué ici. Pour Marx «l’anatomie de l’homme est une clé pour l’anatomie du singe»[4] car

Les virtualités qui annoncent dans les espèces animales inférieures une forme supérieure ne peuvent au contraire être comprises que lorsque la forme supérieure est elle-même connue.[5]

La théorie de la connaissance de Marx n’est pas une théorie relativiste de la connaissance mais une théorie des conditions de toute connaissance possible. Chez Kant, la condition de toute connaissance possible réside dans la structure du sujet transcen­dantal. Cependant ce sujet transcendantal n’est pas l’individu empirique, mais un sujet théo­rique qui cependant représente en dernière analyse l’intersubjectivité de tous les sujets empiriques : «l’unité objective de toute conscience (empirique) en une seule conscience (celle de l’aperception originaire) est donc la condition néces­saire même de toute perception possible», dit Kant[6]. Pour Marx au contraire la condition transcendantale de toute connaissance réside dans l’acti­vité des individus dans des conditions déterminées. Le monde de chaque individu n’est pas constitué à partir des catégories a priori de la sensibilité mais à partir de l’activité pratique destinée à produire et à reproduire la vie. Le langage dans lequel se constitue le monde naît de l’échange entre individus et cet échange est d’abord l’échange pour la production et la reproduction. Ce que Kant pose abstraitement, Marx le pose concrètement comme résultat des interactions entre les individus.

L’analyse du fétichisme nous a donc conduits au cœur de la théorie marxienne de la connaissance, une théorie qui se présente comme une théorie critique bien que dans un sens différent de celui de Kant. L’importance de l’analyse du fétichisme a été soulignée par Althusser :

Là où le jeune Marx des Manuscrits de 44 lisait à livre ouvert, immédiatement, l’essence humaine dans la transparence de son aliénation, Le Capital prend au contraire l’exacte mesure d’une distance, d’un décalage intérieur au réel, inscrits dans sa structure et tels qu’ils rendent leurs effets eux-mêmes illisibles et font de l’illusion de leur lecture immédiate le dernier et le comble de leurs effets : le fétichisme.[7]

La base, le réquisit fondamental du travail de la «science» marxienne consiste donc dans cette analyse du fétichisme, et des conséquences qui en découlent. Le caractère fétiche de la marchandise est tout à la fois l’explication des rapports sociaux et des rapports économiques – dans la mesure où la marchandise est la «cellule» de la société bourgeoise et en même temps l’explication des formes idéelles que prennent ces rapports dans le cerveau des acteurs, non seulement des acteurs directs, capitalistes et prolétaires, mais aussi des penseurs, idéologues et/ou savants. Parvenu à ce point, Marx estime qu’il a réalisé dans son domaine un travail analogue à celui de Galilée : il a montré en même temps et que la terre tournait autour du soleil, et pourquoi les hommes croyaient le contraire, en quoi l’apparence est contraire à la réalité et pourquoi elle n’est pas une simple hallucination mais une représentation tout à fait raisonnable. Mais dans ses méthodes, dans son objet, dans ses contenus, Marx reste parfaitement conscient que sa science n’est pas une science de la nature, qu’elle n’a ni le même objet – elle traite des choses «qui tombent et ne tombent pas sous le sens» – ni les mêmes méthodes ni les mêmes effets.

[...]

La théorie du reflet et l’idéologie

Si la théorie marxienne de la connaissance se présente comme une théorie critique, le «matérialisme historique» n’a donc pas pour objet de disqualifier les prétendues «superstructures» en les ramenant à des supercheries destinées à masquer les rapports d’oppression. La question de l’idéologie occupe chez Marx une place centrale parce que la connaissance vraie des rapports sociaux ne peut émerger que d’un patient travail d’extraction des reflets des rapports réels dans le cerveau des individus. Tradi­tionnellement l’idéologie est définie dans une double opposition : l’opposition de l’infra­structure et de la superstructure qui se dédouble comme opposition de la base et de l’idéologie, d’une part, et, d’autre part, l’opposition de l’idéologie et de la science. Or ce schéma classique ne permet pas de rendre compte de la problématique marxienne.

L’idéologie comme justification de la domination

L’idéologie chez Marx est une notion qui renvoie à plusieurs définitions. Dans le «Manifeste», l’idéologie n’est que l’ensemble des idées dominantes qui sont les idées de la classe dominante. En un premier sens, l’idéologie est l’ensemble des idées justifiant, «scienti­fiquement» le cas échéant, l’exploitation et la domination d’une classe sur autre. C’est ainsi que des premiers textes jusqu’au Capital sont souvent apostrophés les «idéologues de la bourgeoisie». Le terme d’idéologie est donc ici plus une caractérisation polémique, contribuant à discréditer l’adversaire, qu’une notion opératoire.

Dans la «Critique de l’Économie Politique» (publiée en 1859) la définition est plus extensive. Marx cite «les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques»[8]. La présentation ici encore n’est pas d’une grande clarté. On a cependant l’ébauche d’une théorie des superstructures[9] idéologiques comme formes des rapports sociaux. On n’a pas bien pris attention au terme employé par Marx. Une forme n’est pas une apparence, pas quelque chose de superficiel ; la forme, de Platon et Aristote à Hegel, est indissociable de la matière, elle est ce par quoi la matière, pure puissance, est informée et permet l’être en acte. Or la plupart des auteurs marxistes en sont restés à une vue mécaniste et superficielle de ce qui dit Marx. Ils ont décrit les superstructures idéologiques dans une représentation spatiale, les superstructures étant ce qui est en haut, ou ce qui est au-dessus et recouvre les rapports sociaux. Il suffirait d’enlever la couverture pour voir la «base matérielle», les rapports sociaux à l’état brut. Il n’en est rien : les rapports sociaux sont ces formes juridiques, politiques, etc. Le rapport base matérielle – superstructure peut tout aussi bien être vu sur le mode du rapport entre matière et forme dans la métaphysique d’Aristote. Et du coup les discussions, sempiternelles chez marxistes, sur l’articulation entre l’infrastructure et la superstructure, sur l’articulation entre les superstructures idéologiques et les autres, perdent toute espèce de pertinence.

On comprend mieux ce dont il s’agit en effet si on prend la mesure de ce qu’est la découverte centrale du Capital. Dans le Capital l’analyse de l’idéo­logie se réduit au mécanisme de la formation des réflexions sur la vie sociale. Marx note ceci :

La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au mouvement réel. Elle commence après coup avec des données déjà tout établies avec les résultats du développement. Les formes qui impriment au produit du travail le cachet de marchandises, et qui par conséquent président déjà à leur circulation, possèdent aussi déjà la fixité des formes naturelles de la vie sociale avant que les hommes, cherchent à se rendre compte, non du caractère historique de ces formes, qui leur paraissent bien plutôt immuables mais de leur sens intime.[10]

Ce qui signifie clairement que la science se développe sur le terrain même de l’idéologie, celui qui donne aux formes de la vie sociale une «fixité» naturelle et les fait paraître immuables. A plusieurs reprises, dans le Capital, comme dans les écrits prépa­ratoires, est défini comme idéologique ce qui oublie le caractère historique des lois et des formes sociales, ce qui donne aux produits de l’activité humaine le caractère d’objets naturels.

L’idéologie et l’abstraction

En un deuxième sens, l’idéologie est l’abstraction. C’est un point que nous avons longuement développé dans la première partie, mais sur lequel nous devons revenir. Dès que les relations sociales apparaissent comme ayant une existence autonome face à l’individu, les relations de mutuelle dépendance se manifestent de manière telle que

les individus sont désormais dominés par des abstractions tandis qu’auparavant ils étaient dépendants les uns des autres.[11]

En quoi consiste cette abstraction ? En ceci que les rapports entre les hommes apparaissent comme idées qui préexistent à ces rapports. L’abstraction renverse donc la réalité, comme dans une chambre obscure. Le prédicat devient sujet et le sujet prédicat de son prédicat. Depuis la critique de la philo­sophie du droit de Hegel, c’est là une des significations de l’idéologie les plus constantes dans toute l’œuvre de Marx. L’abstraction conduit à une véritable mystification. Ainsi Marx parle de la «mystification propre au capitalisme» :

la force de travail, conservatrice de la valeur, apparaît comme la force du capital qui se conserve elle-même, la force de travail créatrice de valeur apparaît comme la force du capital qui se valorise elle-même.[12]

L’inversion du réel qui découle du fait que la réflexion, quand le mouvement est achevé, se transforme donc spontanément en «mystification». Chez Marx, l’emploi fréquent des termes «mystique» et «mystification»[13] est à la fois polémique et en même temps correspond à quelque chose de fondamental. Le «mysticisme» est produit par les conditions mêmes dans lesquels les individus engagent des relations avec d’autres individus et en ce sens la conscience religieuse est une conscience «normale».

L’idéologie comme forme imaginaire des rapports sociaux

L’idéologie apparaît en un troisième sens comme la forme imaginaire idéale des rapports sociaux existants. Sur ce plan elle fonctionne sur le même mode que le monde religieux.

En ces divers sens l’idéologie recouvre non une réalité superficielle, mais bien quelque chose qui est consubstantiel à toutes les formes de la conscience mais aussi de la connaissance. Dans la production de leur vie matérielle, les hommes ne produisent pas seulement des choses mais aussi des idées. Ou plus exactement les choses ne peuvent pas être produites sans des idées déterminées. La célèbre citation sur l’abeille et l’architecte l’affirme avec force. La toile n’est pas simplement une chose, de la matière brute issue naturellement du travail de l’homme comme la cire est produite spontanément par l’abeille. La toile est une marchandise et elle est produite en tant que marchandise, c’est-à-dire en supposant des rapports sociaux dont elle est un signe. Elle est produite avec sa repré­sentation «religieuse».Cette consubstantialité de la production matérielle et de l’idéologie est d’autant plus forte que, comme le dit Marx, s’il est facile de retrouver le contenu réel du discours religieux, il est en revanche très difficile d’expliquer comment des conditions sociales déterminées expliquent l’apparition de tel ou tel discours religieux.

Rationalité et idéologie : une théorie des relations sociales

Résumons. La théorie de Marx se présente donc d’abord comme une critique des représentations sociales de la science économique. La critique de l’idéologie, de l’analyse du fétichisme au chapitre du livre III sur la concurrence et les illusions, est bien le fil rouge du Capital. Marx n’invente rien, n’apporte pas de nouveaux faits, ne propose aucun schéma miraculeux pour «l’extinction du paupérisme». Il se contente, modestement, de «redresser» ce qu’ont dit les économistes classiques, ce qu’ont dit les hommes politiques au sujet de la réalité sociale, de compléter les lacunes, de dissiper les confusions. En première approche, il paraît même se situer dans la continuité de l’économie politique classique dont il exprimerait la vérité. C’est la thèse implicite défendue par Ernest Mandel dont les ouvrages, « La formation de la pensée économique de Marx » ou le « Traité d’économie marxiste », font de la théorie marxienne une nouvelle économie politique. La thèse d’Althusser de la « coupure épistémologique » évite cet écueil et prend en compte le travail réel de la critique de l’économie politique. Néanmoins, la « coupure épistémologique » se situe alors sur le terrain de la conception traditionnelle de la science. A l’objet de l’économie politique classique, Marx substituerait un nouvel objet, le mode de production, qui fonderait une science nouvelle de l’histoire.

Quelle que soit la position adoptée, elle suppose donc qu’il y a possibilité, à travers la critique, de prononcer un discours vrai, un discours rationnel opposé au discours de l’idéologie. Mais comment ce discours, le discours critique, ne tomberait-il pas lui aussi sous le coup de la critique de la représentation ? On retombe dans l’opposition de la science à l’idéologie, le « marxisme » devenant, et lui seul, science. Le marxisme est pris dans les apories du relativisme ou du scepticisme. Si tout discours est relatif à une position de classe à une époque historique donnée, le relativisme est lui-même relatif. Le « socialisme scientifique » n’est donc pas plus scientifique que l’économie politique bourgeoise, il n’a pas plus de droits à faire valoir dans la mesure où il n’est que le discours d’une classe sociale particulière, la classe ouvrière qui reste une classe de la société bourgeoise, agissant pour ses propres intérêts matériels égoïstes.

On connaît la solution développée par Lukacs pour sortir de ces difficultés. La théorie marxienne est vraie parce qu’elle est la théorie du prolétariat et le prolétariat possède le point de vue de la totalité car son intérêt historique correspond avec la recherche du vrai. Le point de vue du prolétariat, dans la plus pure tradition du messianisme, est donc un point de vue privilégié. Il échappe au relativisme parce qu’il n’est pas un point de vue sectoriel. Or pour Marx, dans la critique de l’économie politique, il ne s’agit pas d’une question de « point de vue », car il ne s’agit pas du tout d’une question de « vue ». La connaissance comme vue est déjà une connaissance idéologique puisqu’elle pose l’objet en soi, en dehors de l’activité humaine ; la dialectique objet-sujet développée par Lukacs n’est que la reprise sous une forme sophistiquée de la relation spéculaire du sujet et de l’objet, de l’esprit et du monde qui hante la vieille métaphysique. Le «point de vue privilégié» n’est pas autre chose que l’opposition de l’idéologie prolétarienne à l’idéologie bourgeoise et en même temps la résurrection du «vieux fatras» spéculatif.

Marx renverse les termes mêmes dans lesquels est posée la question de la relation du sujet connaissant à l’objet connu dans le travail de la science. La connaissance, pour Marx n’est pas différente de l’activité vitale humaine. Ce que nous connaissons, c’est ce que nous faisons. Le travail vivant est donc l’activité cogni­tive par excellence. Les comparaisons marxiennes avec les sciences de la nature peuvent induire en erreur si on les prend au premier degré, sans réflexion. Quand Marx évoque les sciences de la nature, il évoque immédiatement la chimie, parce que, précisément, la chimie n’est pas une science d’observation d’une nature qui nous est extérieure, mais bien la science qui naît de l’activité indus­trielle, une science indissociable de la production matérielle pour les besoins humains. Le chimiste n’observe pas un objet scientifique déjà existant, déjà constitué et donné d’emblée au sujet passif. Le chimiste produit l’objet de science dans un processus matériel analogue à n’importe quel processus de produc­tion. Le corps pur, le fer ou l’oxygène est un produit de l’industrie humaine tout comme la toile ou l’habit. La science n’est pas donc pas quelque chose qui existe en soi et qu’il suffirait de trouver ou de savoir voir. La science est activité de la science, donc activité des individus. Ainsi la fondation de la science ne réside pas, ou du moins pas seulement, dans un ensemble de règles épistémologiques abstraites. Elle demande que soit explicité le processus par lequel le sujet actif produit de l’objectivité, comment ce qui est immanent devient transcendant. Il y a donc place ici pour une lecture phénoménologique de Marx. Cependant, alors que la phénoménologie part du sujet transcendantal comme forme théorique de tout être pensant possible, Marx part des individus vivant en société et produisant dans ces relations sociales la propre vie.

Nous avons indiqué la fameuse phrase où Marx reprend la distinction de Vico, opposant l’histoire de la nature à l’histoire humaine en ce que nous avons fait celle-ci et non celle-là. Or le problème que se pose Marx réside dans le fait que nous sommes dans une situation où la relation est pratiquement inversée : par l’industrie les hommes sont devenus capables de produire la nature donc d’en faire l’histoire alors qu’ils trouvent toutes prêtes les conditions dans lesquelles ils agissent et que celles-ci leur apparaissent comme des forces naturelles qu’ils ne peuvent pas maîtriser et dont ils n’ont qu’une représentation idéologique. La rationalité de la théorie marxienne n’est donc pas la recherche de lois de l’histoire et de la société qui soient des lois objectives expliquant l’action des individus, mais bien au contraire l’explication des lois «objectives» apparentes par l’activité subjective des individus et donc le retour vers les sujets empiriques de ces conditions objectives qui sont l’objectivation de leur activité vitale.

Le rationalisme de Marx peut, de ce point de vue, être comparé à celui de Freud. Freud a toujours postulé dans l’explication des névroses, et plus généralement de l’esprit, une explication matérielle, biochimique. Mais toute la pratique de la thérapie psychanalytique vise non à décrire ces déterminismes objectifs mais à remettre au sujet tous les événements de sa vie inconsciente ou semi-consciente comme étant des événements de sa propre vie, à l’amener donc à assumer sa propre production fantasmatique, ses désirs, comme étant ses désirs en tant que sujet et non comme quelque chose qui se passe en nous à notre insu et c’est pour cette raison que le centre de la thérapie freudienne est dans l’activité langagière, dans cette activité qui pose le moi comme étant véritablement le sujet de tous ses actes[14]. Marx suppose aussi que les conditions naturelles sont premières : l’espèce humaine sort de l’histoire naturelle et donc c’est bien au départ un véritable déterminisme biologique qui pousse l’individu humain à produire les éléments de sa propre vie à travers le travail[15]. Mais la «thérapie marxienne» tourne le dos à ce déterminisme biologique – c’est un des sens du tournant opéré après les manuscrits de 1844 – et pose l’histoire humaine comme produit de l’activité subjective des individus ; le matérialisme historique n’est pas autre chose que la remise à l’individu du processus historique qui était attribué avant Marx à Dieu, à l’Idée, à l’Esprit, au Moi, voire aux classes sociales : les hommes font eux-mêmes leur propre histoire.

C’est pourquoi la véritable rationalité est celle de l’activité des individus. Il ne faut cependant pas comprendre cette connaissance conçue comme activité avec la «philosophie de la praxis» qui conçoit la praxis uniquement comme activité révolutionnaire de la classe ouvrière. L’activité est pour Marx l’activité immédiate, au sens étymologique de praxis, l’agir qui est en lui-même sa propre fin. La production, que Marx distingue du travail, est la poiésis. L’opposition que certains auteurs font entre une praxis aliénée, répétitive, mimétique et une praxis supérieure basée sur la conscience révolutionnaire ne trouve aucune base dans le texte marxien. Cette opposition ne fait que rétablir le privilège de la conscience comme représentation distincte de la vie. Or, pour Marx, si la conscience peut apparaître comme une chose en soi, comme autre chose que la conscience de la vie pratique, c’est seulement quand s’est instauré la première véritable division du travail, la division entre travail manuel et travail intellectuel. C’est cette division qui est à l’origine de la séparation de la théorie et de la pratique. La science de la natation n’est pas savoir nager ; on ne sait nager qu’en «oubliant» les repré­sentations de la «science» de la natation qui est nécessairement approximative, entachée des illusions propres à la description et à la vision.

Le matérialisme marxien n’est pas la soumission de l’individu à des lois extérieures mais au contraire l’explication des lois sociales par cette activité subjective ou matérielle des individus qui interagissent les uns avec les autres. Et c’est pourquoi l’objectif philosophique de Marx n’est pas la «cité communiste» – au sens «platonicien» ou utopiste – mais l’épanouissement de l’individu dans toutes ses potentialités ; les rapports sociaux capitalistes ont à la fois étendu ces potentialités et en même temps les ont réduites à néant. C’est là le sens de la contradiction entre le développement de forces productives et les rapports de production capitalistes. Il y a une contradiction non pas logique, non pas hégélienne, mais une contradiction réelle, c’est-à-dire une opposition et un antagonisme, entre ce que l’individu s’est ouvert comme possibilité et les contraintes des rapports de production capitalistes, c’est-à-dire du maillage de rapports de domination entre individus et groupes d’individus qui est défini par le terme «rapports sociaux capitalistes». Les produits de l’activité des individus, une fois la production terminée, se figent non seulement en choses, en machines ou en moyens de production, mais aussi et surtout en «structures sociales» qui apparaissent comme des forces objectives. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une réalité spéculative mais de situations réelles, vécues par les individus ; quand Marx affirme que le mode de production capitaliste tend à expulser le travailleur de la production, quand il explique la formation de «l’armée industrielle de réserve», c’est bien cette suppression brutale des potentialités de l’individu qui est désignée[16]. Or cette insupportable déshumanisation n’est pas un «effet de structure» mais le résultat du «désir d’accumuler», de rapports de forces, de rapports de domination, de la violence à l’état pur.

L’épanouissement de toutes les potentialités n’est pas le résultat d’une démarche théorique, il n’est pas le produit d’une rationalité abstraite des fins, mais il est au contraire en acte dans le travail, tel qu’il est dans le procès capitaliste de production et c’est précisément en cela que se révèle le caractère «progressiste» des rapports sociaux capitalistes : dans le rapport salarié, le travailleur «apprend à être son propre maître, contrairement à l’esclave qui a besoin d’un maître»[17] et c’est bien pourquoi la crise économique, «memento mori du mode de production capitaliste», en chassant le travailleur du procès de travail, démontre la nécessité de dépasser le mode de production capitaliste, de mettre en place une nouvelle organisation des rapports sociaux dans laquelle la liberté de chacun sera la condition de la liberté de tous.

Quel genre de science est donc la science de Marx ? Nous avons vu que ce n’est pas une science particulière, une nouvelle discipline ayant constitué son propre objet. En dépit des phrases et des développements qui peuvent faire croire à une orientation scientiste, ou à un réductionnisme naturaliste, Marx n’oublie jamais la différence entre les sciences des choses qui tombent sous les sens et celles des choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou encore la différence entre la science des choses que nous avons faites et celle des choses que nous n’avons pas faites. Dans le Capital, c’est évidemment de ces choses « qui tombent et ne tombent pas » sous les sens qu’il s’agit. Quand Marx souligne le caractère « historique » ou « historiquement déterminé » de telle catégorie économique, il n’oublie jamais que cette histoire n’est pas autre chose que ce que nous faisons. Si on reprend les distinctions introduites par Habermas, il y a bien un aspect « nomologique » dans la critique de l’économie politique. Marx formule des lois mais ces lois ne sont pas des lois utilisables par la rationalité technique, ce sont des principes explicatifs qui fondent une rationalité guidée par les fins.

La critique de l’économie politique, qui constitue le noyau de la théorie marxiennne, apparaît ainsi sous un double aspect :

(1)                D’une part, elle est une auto-réflexion de la science sociale. Elle soumet les représentations sociales à la critique, c’est-à-dire qu’elle en cerne les limites de validité et qu’elle en exhibe les fondements.

(2)                Elle comporte d’autre part une dimension axiologique qu’on ne peut retrancher sous peine de ne plus rien comprendre à ce que Marx écrit. Si au départ, on trouve l’individu vivant comme principe explicatif fondamental – transcendantal – à la fin on retrouve l’individu dont la libération et l’épanouissement constituent les objectifs de toute action politique et sociale rationnelle.

Elle est donc bien une philosophie au sens le plus classique du terme, unissant réflexions sur les savoirs et réflexions sur les fins et nullement une science au sens que ce mot a pris avec la création des sciences modernes. De ce qu’elle n’est pas « science », la philosophie de Marx perd les avantages illusoires que prétendait procurer le « socialisme scientifique », les avantages de la rationalité technique, à savoir capacité de prévoir et capacité opérationnelle immédiate. Mais en abandonnant ces avantages illusoires, la philosophie marxienne obtient des avantages réels : elle prend une valeur épistémologique et peut servir de point de départ à une véritable réflexion éthique et politique que la « socialisme scientifique » annihile dès le départ, puisqu’il réduit l’action à une question de technique déterminée scientifiquement.


 
 


[1] Capital Livre I,I,4 PL1 page 613-614 (Marx est cité dans l’édition de la Pléiade, PL1 = tome 1 dans l’édition de la Pléiade, dirigée par Maximilien Rubel).

[2] Capital, I,I,4 PL1 page 610

[3] «L'histoire ne se pose jamais que les problèmes qu'elle peut résoudre» dit une citation célèbre qu'il ne faut pas prendre comme un manifeste de relativisme historique.

[4] Introduction générale PL1 page 260
[5] Introduction générale PL1 page 260

[6] Kant : Critique de la Raison Pure (1ère édition - [A123] in édition de la Pléiade tome 1 page 1423)

[7] Louis Althusser : Du «Capital» à la philosophie de Marx in Lire le Capital I (Maspero 1970 page 14)

[8] Critique de l'Economie Politique - PL1 page 273

[9] Le terme même de superstructure n'est pas souvent employé par Marx, du moins pas souvent dans le sens restreint qu'il aura par la suite.

[10] Capital I,I,4 pages 609-610

[11] Principes d'une critique de l'économie politique (Manuscrits de 1957-1858) PL2 page 217

[12] Matériaux pour l'économie (Manuscrits de 1861-1865) PL2 page 366

[13] Il arrive que la traduction française atténue les expressions allemandes. La traduction Roy du Capital parle du « coté mystique » de la dialectique hégélienne. Marx avait cependant écrit : « Die mystifierende Seite dr Hegelschen Dialecktik habe ich vor beinah 30 Jahren, zu seiner Zeit kritisiert. » (MEW Tome 23 page 27) La dialectique de Hegel n'est pas mystique mais mystifiante !

[14] Sur ce plan l'analyse de Habermas dans « Connaissance et intérêt » nous semble tout à fait éclairante.

[15] Le travail est d’ailleurs explicitement conçu comme le processus qui assure le métabolisme de l’homme et de la nature, et ce depuis les « Manuscrits de 1844 » jusqu’aux derniers textes du « Capital ».

[16] Il fut de bon ton de désigner Marx comme un penseur du XIXème qui aurait décrit une réalité aujourd'hui disparue. L'exemple cité ici montrerait plutôt que, même si on s'en tient aux description empiriques, Marx est bien, hélas ! notre contemporain.

[17] Matériaux pour l'économie PL2 page 377

Ecrit par dcollin le Lundi 25 Août 2014, 19:05 dans "Marx, Marxisme" Lu 6940 fois. Version imprimable

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