Philosophie de la République
Par Blandine KRIEGEL (Plon, 1998)
Entre le libéralisme et le socialisme, Blandine Kriegel tente de penser une
philosophie de la République. Poursuivant ses travaux antérieurs sur l'État de
droit, engagés depuis la publication de " L'État et les esclaves "
(1979, réédition Payot 1989) elle veut montrer d'une part la construction
progressive de l'idée républicaine depuis l'Antiquité jusqu'aux temps modernes,
pour ensuite en tirer des conclusions actuelles sur la définition de la
citoyenneté et la construction d'une " République européenne ". De
nombreuses considérations historiques ou juridiques donnent chair et sang à son
propos philosophique. Ce qui constitue philosophiquement l'axe de ce livre,
c'est l'opposition que construit Blandine Kriegel entre la philosophie
républicaine fondée sur le droit naturel et la philosophie du sujet,
hypostasiant la volonté qui conduit au positivisme juridique et à la
destruction des droits de l'homme. D'un côté une tradition qui va d'Aristote à
Spinoza et Locke et de l'autre une philosophie qui de Descartes passe à Kant et
de là à toute la philosophie allemande moderne et contemporaine (Heidegger
inclus). Avec un sens des nuances remarquable, BK tente de démontrer que cette
philosophie du sujet conduit nécessairement au nazisme. Cet axe
philosophiquement recoupe une polémique menée contre Alain Renaut. Il y a dans
ce livre beaucoup de choses intéressantes. Le lien fait entre la pensée antique
essentiellement aristotélicienne et stoïcienne et la philosophie politique
moderne de Machiavel à Locke est clairement établi. Les philosophies du contrat
social et du droit naturel moderne ne s'opposent pas à la philosophie
d'Aristote, mais tentent de la repenser et de l'approfondir. Je crois que BK a
profondément raison sur ce point. Elle s'oppose sur cette question aux thèses développées
par Léo Strauss qui voit dans les " jusnaturalistes " modernes les
pères putatifs du positivisme juridique et par voie de conséquence du
totalitarisme. Mais curieusement, elle ne cite même pas ces thèses de Strauss.
L'importance qu'elle donne à la pensée politique de Spinoza ne peut que m'aller
droit au cœur. Encore que, là aussi, elle se contente finalement de quelques
traits particuliers alors que la pensée politique de Spinoza n'est pas
simplement une pensée des droits de l'homme et de la construction de l'individu
; on trouve de nombreux développements sur les formes politiques ou sur les
rapports de propriété qui devraient empêcher qu'on accole systématiquement
Spinoza et Locke comme le fait BK. Cependant je ne peux vraiment pas suivre BK
dans les lignes les plus générales de son propos. Tout d'abord, BK tire des
conclusions de ses analyses. Or ces conclusions ne découlent pas logiquement de
ses analyses ; elles arrivent comme un cheveu sur la soupe. Ainsi, après avoir
montré comment la construction du concept de souveraineté par Bodin est un
moment essentiel de la construction de l'État de droit, BK va finir par
proposer qu'on en finisse avec la souveraineté, car la souveraineté est
dangereuse et peut conduire à des abus et elle propose de la remplacer par le
règne de la loi (je ne vois pas en quoi ceci contredirait cela) et par une
nouvelle théorie de la séparation des pouvoirs à la Montesquieu. Peut-être
a-t-elle raison, mais ce ralliement à Montesquieu ne me semble guère cohérent.
Les choses se gâtent quand BK soutient la loi sur la parité - en s'appuyant sur
Sylviane Agacinski, parce que la loi sur la parité permettrait que l'on
considère enfin que l'humanité est composée des hommes et des femmes. Aucun des
arguments républicains traditionnels défendus par Elisabeth Badinder et
quelques autres n'est pris en considération. BK expédie aux enfers l'État
administratif français et prend la défense du modèle anglo-saxon de
décentralisation et loue sa capacité à s'adapter rapidement aux changements de
nos sociétés par le rôle décisif de la jurisprudence ; là encore des lieux
communs (le changement qui change de plus en plus vite) et des partis pris
idéologiques non étayés. Si le droit anglo-saxon protégeait mieux les citoyens,
ça se saurait : la liste des dénis de justice est largement aussi longue que
celle du droit français et l'on ne sache pas que les droits des Noirs condamnés
à mort aux USA soient mieux protégés que ceux des citoyens français. Enfin
quand BK soutient l'idée d'une République européenne permettant que nous
échappions et au nationalisme et à la tentation impériale, on est en plein au
royaume des abstractions creuses puisque BK évite soigneusement les termes
politiques réels du débat. Dans l'ensemble, il y a un gouffre entre les analyses
historiques et théoriques et les conclusions politiques actuelles qui
paraissent arbitraires. Mais ce qui est vraiment insupportable dans ce livre,
et qu'on avait déjà trouvé dans " L'État et les esclaves ", c'est
cette haine invraisemblable de toute la philosophie allemande, de Wolff
jusqu'aux temps modernes. Il y a deux coupables : Descartes et Kant créateurs
de la philosophie du sujet qui coupe l'homme de la nature et détruit par
conséquent tout droit naturel. Et à partir des deux coupables originels, toute
la philosophie allemande post-kantienne est cataloguée comme la continuatrice
du Fichte des Discours à la nation allemande, sous le signe générale du
romantisme, de la philosophie de la violence et de la révolution conservatrice
: Hitler est au bout de tout cela. " De Fichte à Heidegger, en passant par
Hegel, Nietzsche, Carl Schmitt et Kantorowicz, s'est développée une philosophie
politique de la violence et de la guerre, de l'empire et de la négation du
droit qui s'oppose centralement à la philosophie républicaine de l'âge
classique. " (p.20) Qualifier la philosophie de Hegel de philosophie de la
" négation du droit ", il fallait l'oser ! Faire de Kant le père
spirituel de la révolution conservatrice, c'est encore plus gonflé. Je laisse
de côté le débat sur Nietzsche et Heidegger, mais là encore la pratique de
l'amalgame est insupportable. Évidemment, BK ne peut éviter de citer les
travaux de Losurdo ou de Jacques d'Hondt, mais elle s'en débarrasse en quelques
lignes en affirmant que l'essentiel chez Hegel est l'idée d'esprit du peuple.
Ecrit par dcollin
le Dimanche 27 Mars 2005, 13:56
dans "Bibliothèque"
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