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Les miracles

Leibniz, Spinoza et Bayle

Le rationalisme classique n'est pas anti-religieux ou seulement de manière très indirecte. Parfois pour des raisons de prudence ("Caute": telle est la devise de Spinoza) mais aussi pour des raisons de conviction. Leibniz saisit parfaitement les difficultés dans lesquelles et les guerres de religion et le développement impétueux des sciences mettent le christianisme européen qu'il veut sauver par le moyen de la philosophie. Si l'apologie de la raison s'accommode de Dieu, il en va tout autrement avec les miracles.

I.     L’asile de l’ignorance

Dans la hiérarchie religieuse médiévale des activités de l’esprit, la philosophie avait pour tâche d’éclairer de la Lumière de la raison naturelle les dogmes de la foi. Ainsi l’essor des sciences de la nature et leur mathématisation au tournant de la Renaissance reçoit-il souvent l’appui de l’Église. Comment le monde pourrait-il être ordonné selon des lois mathématiques s’il n’est pas la création d’un Créateur suprêmement intelligent ? Il y a cependant une contradiction qui ne va pas tarder à se révéler : comment les miracles, ces « preuves » de la vérité de la révélation, peuvent-ils prendre place dans cet ordre divin ? Dieu pourrait-il renverser sa propre loi, détruire l’harmonie que manifestent les choses de la nature ?

A.  Le principe de raison

Leibniz, avec Descartes et Spinoza, est l’un des principaux représentants de ce rationalisme classique du xviie siècle. Il cherche comment fonder en raison la valeur et la puissance de la science. Son œuvre est traversée d’une obsession, montrer que « Dieu fait tout de la manière la plus souhaitable » (DM, §I), que la puissance divine n’est pas celle d’un tyran (DM, §II). Les vérités éternelles de la métaphysique, de la physique et de la morale ne sont pas un effet de la volonté divine (comprise au sens de l’arbitraire). Ce sont plutôt « des suites de son entendement qui assurément ne dépend point de sa volonté mais plutôt de son essence ».

Ainsi, Leibniz refuse d’ouvrir « des asiles à l’ignorance et à la paresse » (NE, Préface). Cette conception de Dieu – pour qui la volonté et l’entendement sont une seule et même chose –fonde la « principe de raison ».  Du point de vue de la méthode, on ne doit pas accepter la possibilité de phénomènes mystérieux et inexplicables : « on a le droit de nier (au moins dans l’ordre naturel) ce qui n’est ni intelligible, ni explicable ». Il est cependant hors des pouvoirs humains de connaître toutes les raisons qui ont conduit Dieu à choisir tel ordre de l’univers plutôt que tel autre. Dieu est semblable à un « excellent géomètre », à un « bon architecte qui ménage sa place et le fonds destiné pour le bâtiment de la manière la plus avantageuse » ou encore à « un savant auteur qui enferme le plus de réalité dans le moins de volume qu’il peut » (DM, §V). « La raison veut qu’on évite la multiplicité dans les hypothèses ou principes, à peu près comme le système le plus simple est toujours préféré en astronomie », non par un préjugé arbitraire en faveur de la simplicité, mais parce que c’est le plus conforme à la sagesse divine. D’où cette conclusion : « Dieu ne fait rien hors d’ordre et il n’est même pas possible de feindre des évènements qui ne soient point réguliers » (DM, §VI). Certains phénomènes peuvent sembler n’obéir à aucune règle. Mais « supposons, par exemple, que quelqu’un fasse quantité de points sur le papier à tout hasard, comme font ceux qui exercent l’art ridicule de la géomancie. Je dis qu’il est possible de trouver une ligne géométrique dont la notion soit constante et uniforme suivant une certaine règle, en sorte que cette ligne passe par tous les points et dans le même ordre que la main les avait tracés. » Et ainsi : « il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne géométrique et ne puisse être tracé tout d’un trait  par un certain mouvement réglé. » D’où Leibniz peut conclure : « de quelque manière que Dieu aurait créé le monde, il aurait toujours été régulier et dans un certain ordre général. » Dieu a créé le monde « le plus simple en hypothèses et le plus riche en phénomènes ». La science nouvelle est ainsi pleinement légitimée.

B.  La foi, les miracles et la raison

Leibniz s’inscrit dans la tradition où raison naturelle et foi se complètent et s’épaulent mutuellement. Mais il en donne une interprétation telle qu’elle est immédiatement menacée. En effet, dans l’affirmation que tous les phénomènes de la nature peuvent être expliqués à partir de lois régulières et « dans le même ordre que la main [divine] les avait tracés », il n’y a plus de place pour les miracles qui jouent un rôle si fondamental dans la consolidation de la foi : ce sont les miracles accomplis par Jésus qui témoignent de sa nature divine. Ce sont les miracles des saints (accomplis par eux ou dont ils sont les objets) qui attestent de la présence du Saint Esprit.

Or le rationalisme, détruit les miracles. Ainsi Spinoza, polémiquant contre « les Théologiens et Métaphysiciens » affirment qu’ils argumentent par « la réduction à l’ignorance » et invoquent la « volonté de Dieu », « asile de l’ignorance ». Mais la véritable science consiste à refuser cette invocation de la volonté de Dieu. « Et de là vient que qui cherche les vraies causes des miracles, et s’emploie à comprendre les choses naturelles comme un savant, au lieu de les admirer comme un sot, est pris un peu partout pour un hérétique et un impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme les interprètes de la nature et des Dieux. » (Éthique, Appendice, partie I) Il n’y a pas de miracles ; ceux-ci ne nous apparaissent tels que parce que les vrais savants n’en ont pas encore trouvé l’explication naturelle. Mais si on trouve l’explication naturelle des miracles, alors l’ignorance et la stupeur, les seuls arguments de ces « Théologiens et Métaphysiciens », disparaîtront et ils perdront toute autorité. Autrement dit, les miracles sont des produits de l’imagination et leur utilisation, charlatanerie au service de fausses autorités.

Leibniz, attiré par Spinoza, mais reculant d’horreur devant les conséquences théologiques qu’il y aperçoit, mène donc, souterrainement une polémique avec celui qui est devenu l’emblème de l’hérésie à la fin du xviie siècle. Dans le fameux Traité des trois imposteurs, souvent attribué, à tort, à Spinoza, on parle de ces miracles qui éblouissent les « simples ». Plus directement, encore : « Jésus-Christ, à l'imitation des autres novateurs, eut recours aux miracles qui ont toujours été l’écueil des ignorants, et l’asile des ambitieux adroits. »

Contre ces hérétiques, Leibniz soutient que « les miracles sont conformes à l’ordre général quoiqu’ils soient contre les maximes subalternes, et de ce que Dieu veut ou qu’il permet, par une volonté générale ou particulière. » (DM, §VII) La nature des choses définit les propriétés et les mouvements des choses naturelles ; les choses obéissent à des lois naturelles qui ne sont pas des lois de Dieu à proprement parler mais simplement « une coutume de Dieu dont il se peut dispenser à cause d’une raison plus forte que celle qui l’a mû à se servir de ces maximes. » Les miracles sont donc exceptionnels par rapport aux lois ordinaires de la nature mais conformes à l’ordre divin en général. Cette construction baroque s’explique si admet que le Dieu de Leibniz n’est pas absolument tout-puissant. Dieu est tout puissant au sens où il peut créer une infinité de choses et une infinité de mondes possibles. Mais tous les possibles ne sont pas également « compossibles », c'est-à-dire ne peuvent pas être possibles en même temps. Dieu ne peut créer un monde absolument parfait, mais seulement le meilleur des mondes possibles, le « plus parfait » (DM, §IV). Dieu est subtil mais pas malicieux : ce monde doit pouvoir être aisément connu par les hommes, et tel est le sens des maximes ordinaires selon lesquelles procèdent les choses naturelles. Mais l’optimisation du monde, nécessaire à l’accomplissement du plan divin supposerait donc de temps à autres des interventions exceptionnelles.

Nous n’aurions plus un Dieu horloger ou un Dieu architecte, mais un Dieu bricoleur ! Mais la Théodicée est très claire : « Dieu n’a jamais de volontés particulières » (II, §206). Il y n’a pas un ordre des raisons, mais une hiérarchie d’ordres des raisons. Cette hiérarchie permet à Leibniz d’éviter de tomber dans le spinozisme, qui, lui, identifie l’ordre naturel et l’ordre des raisons divines : la liberté de Dieu et les lois de la nature sont, pour Spinoza, une seule et même chose. Ce n’est pas le cas pour Leibniz.

II.   Le retour de la comète

Les Essais de Théodicée sont presque entièrement une discussion et une polémique contre Pierre Bayle, penseur calviniste, auteur d’un fameux Dictionnaire historique et critique. Bayle soutient une thèse très différente de celle de Leibniz concernant les miracles. La discussion a un arrière-plan politico-religieux. Bayle défend la tolérance comme moyen pour réconcilier les diverses factions du royaume de France, alors que Leibniz, protestant luthérien, cherche un accord entre les grandes religions et entre les princes d’Europe. Leibniz cherche la conciliation avec l’Église romaine, alors que Bayle la combat inlassablement.

A.  Primauté de la lumière naturelle

Dès le début du Commentaire philosophique, Bayle affirme « que la lumière naturelle, ou les principes généraux de nos connaissances, sont la règle matrice et originale de toute interprétation de l’écriture, en matière de mœurs principalement. » Autrement dit, on ne peut pas croire à quelque chose qui contredirait cette lumière de la raison naturelle. Prudemment Bayle se garde de vouloir trop étendre la juridiction de la raison naturelle jusqu’à mettre en cause des dogmes comme ceux de la Trinité. Mais il ajoute immédiatement : « Je sais bien qu’il y a des axiomes contre lesquels les paroles les plus expresses et les plus évidentes de l'écriture ne gagneraient rien, comme que le tout est plus grand que sa partie ; que si de choses égales on ôte choses égales, les résidus en seront égaux ; Qu’il est impossible que deux contradictoires soient véritables ; ou que l’essence d’un sujet subsiste réellement après la destruction du sujet. Quand on montrerait cent fois dans l'écriture le contraire de ces propositions ; quand on ferait mille et mille miracles, plus que Moïse et que les apôtres, pour établir la doctrine opposée à ces maximes universelles du sens commun, l’homme fait comme il est n'en croirait rien ». Vouloir soutenir des miracles qui contrediraient ces lois les plus fondamentales de l’entendement humain, ce ne serait pas défendre la religion, mais la discréditer. S’il ne met pas en question les miracles accomplis par le Christ, Bayle soutient que la doctrine morale de l’Évangile n’a nul besoin d’être soutenue par la croyance en ces miracles. N’importe qui, usant de sa lumière naturelle, en perçoit immédiatement la valeur les miracles pourraient bien, au contraire, jeter le soupçon sur cet enseignement si clair.

B.  Miracles, prodiges et idolâtrie

En décembre 1680 une comète est annoncée, qui sera étudiée par Newton. C’est l’occasion d’une nouvelle vague de superstitions populaires ou savantes. Bayle, dans ses Pensées diverses sur la comète va démonter une à une toutes ses superstitions. La question des miracles est reposée à cette occasion, puisque les comètes, qui ne suivent pas apparemment l’ordre ordinaire des astres, sont perçues comme des prodiges, résultats d’une action extraordinaire de Dieu qui a ainsi voulu signifier quelque chose aux hommes.

L’astronome anglais Halley, en appliquant les lois de Newton donnera bientôt une description complète de la trajectoire de la comète de 1682, à laquelle il donnera son nom, réintégrant ainsi l’évènement prodigieux dans l’ordre de la nature. Mais Bayle n’utilise pas à proprement parler d’argumentation scientifique. Il montre, certes, que l’on peut trouver de lien causal entre la comète et les effets qu’elle est censée avoir. Mais surtout, croire au caractère miraculeux des comètes – et de là aux miracles en général – c’est pour Bayle renoncer à la véritable religion et se comporter comme les Idolâtres ou les Païens. Au contraire, les rationalistes accusés d’être athées, ces « athées vertueux » que sont Spinoza et Épicure, valent beaucoup mieux que les Idolâtres, ils sont moins éloignés qu’eux de la véritable religion.

Jurieu, le porte-parole des protestants français réfugié aux Pays-Bas, dénonce le livre de Bayle qu’il estime monstrueux. Il ne faudrait pourtant pas faire de Bayle un sceptique ou un libre penseur déguisé. Son attitude à l’égard des miracles est conforme à l’esprit de la pensée de Calvin : parce que Dieu est absolument transcendant que toute tentative de lire dans les manifestation naturelles des signes de la volonté divine est idolâtrie. Bref, la critique des miracles ne débouche pas sur une attitude anti-religieuse mais peut-être plus sûrement sur la considération de la « religion dans les limites de la simple raison », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Kant.

III. Conclusion

Il n’y a plus guère de discussions sur les miracles, du moins dans le champ philosophique et scientifique. À bien des égards, ces polémiques qui se développent à la fin du xviième siècle pourraient sembler n’avoir plus qu’un intérêt purement historique. Elles sont cependant révélatrices de la manière dont la rationalité scientifique moderne s’est imposée non pas par une rupture brutale et radicale avec la foi et ses interprétations dominantes de l’époque, mais à l’intérieur d’un champ qui est déjà balisé par des disputes théologiques antérieures. Nous devons apprendre à lire dans ces disputes comment s’est noué le destin de la raison, car il s’y joue une partie dont nous ne sommes certainement pas encore sortis.

Bibliographie

Pierre Bayle : Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ Contrain-les d'entrer, ou Traité de la tolérance universelle, Pocket Éditions, collection Agora, sous le titre « De la tolérance », 1999.

Pierre Bayle : Pensées diverses sur la comète, 2 vol., libraire Nizet, 1984

G.W. Leibniz : Discours de métaphysique, Pocket ÉditionS, 1993 (DM)

G.W. Leibniz : Nouveaux essais sur l’entendement humain, GF-Flammarion, 1990 (NE)

G.W. Leibniz : Essais de théodicée, GF-Flammarion, 1969

B. Spinoza : L’Éthique, texte latin et traduction de Bernard Pautrat, Le Seuil, 1988, réédition dans la collection de poche « Points ».

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Ecrit par dcollin le Mardi 16 Septembre 2008, 18:32 dans "Enseigner la philosophie" Lu 10662 fois. Version imprimable

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