Vico et la critique du cartésianisme
Mots-clés : Descartes, cartésianisme, méthode, Sternhell, Lumières, Spinoza
Dans l’ouvrage consacré à La méthode des études de notre temps (De nostri temporis studiorum ratione), daté de 1708, Giambattista Vico prend la défense de la culture humaniste contre le vent nouveau, essentiellement cartésien, qui fait de la rigueur mathématique et de la vérité scientifique la règle absolue. En fait, cet apparent manifeste contre la modernité pose les jalons d’une critique très moderne de la modernité cartésienne.
Le texte commence par une sorte d’apologie de la science moderne, celle qui se fonde sur les développements des mathématiques et de leur application systématique à la physique et avec cela des aides apportées à la médecine par cette nouvelle physique. Mais Vico considère que ces progrès ne doivent pas faire perdre le sens de la mesure. La finitude de l’homme implique que son savoir ne peut être qu’un savoir humain, nécessairement imparfait. Et c’est, du reste, cette imperfection et cette limitation de l’homme qui exigent une méthode des études entendue comme méthode pour former les esprits et d’abord les esprits des enfants et des jeunes gens qu’on ne peut d’emblée traiter comme s’ils étaient des adultes. Ce que Vico nomme « la nouvelle critique » (nova critica), appellation sous laquelle il désigne le cartésianisme, et dont les effets scientifiques sont jugés indiscutablement positifs, présente néanmoins de graves inconvénients.
Vico commence par critiquer l’exigence d’une « vérité première » (le cogito cartésien). De la méthode cartésienne, il refuse la récusation de tout ce qui pourrait n’être pas tout à fait certain, car cela conduit à rejeter « les choses vraisemblables comme si elles étaient fausses » et à méconnaître radicalement les principes mêmes de l’éducation. Vico pourrait ici suivre une indication de Bacon, un des auteurs modernes qui l’ont le plus influencé : « Dans les spéculations, si l’on commence par la certitude, l’on finira par le doute ; si l’on commence par le doute et si on le supporte avec patience pendant un temps, l’on finira par la certitude. » On pourrait croire que Bacon ne dit pas autre chose que Descartes. Mais c’est en fait l’exact opposé. Chez Descartes, on ne commence pas par le doute pour aller à la certitude, mais, au contraire, on part de la certitude du « cogito » pour produire d’autres certitudes (celle de l’existence de Dieu, etc.). Si Vico semble, au début, mettre dans un même camp les modernes, Bacon autant que Descartes, en réalité, c’est parce qu’il est un lecteur de Bacon dont il comprend assez clairement la méthode, qu’il engage cette critique du cartésianisme. Non pas une critique des modernes en général, mais une critique de l’un des courants des modernes et une prise de parti pour l’autre, qui a tant eu de prolongements dans la philosophie anglaise empiriste.
Dans l’éducation, telle que Vico la défend, il s’agit de forger le « sens commun », faute de quoi elle produira des jeunes gens arrogants – ceux qui sont certains de détenir la vérité dès le début, au moment où il faudrait douter. Or, si l’erreur naît des choses fausses et la science des choses vraies et le sens commun du vraisemblable, les exigences du cartésianisme risquent fort d’étouffer le sens commun, c’est-à-dire celui du vraisemblable. Celui-ci est non seulement une règle de prudence mais aussi une règle de l’éloquence[1]. La prudence doit être entendue dans son sens traditionnel – notamment dans la philosophie antique – de règle pré-rationnelle, presque intuitive, qui permet à l’homme de distinguer ce qui lui est utile et ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire. Ce pourrait être « l’opinion droite » de Platon. Mais c’est aussi tout simplement le genre de connaissance qui rend la vie possible, précisément parce qu’il nous est impossible d’avoir en toutes choses une science absolument certaine. Et c’est à cette vraisemblance que la Science Nouvelle fera une très large place.
Que le sens commun fondé sur le vraisemblable soit utile à l’éloquence, c’est tout aussi évident : pour convaincre son auditoire de la vérité de son propos, l’orateur doit être capable d’en montrer la vraisemblance. Loin d’opposer le vrai et le vraisemblable, il faut les considérer comme complémentaires. Loin de rejeter l’aristotélisme, comme le fait Descartes, Vico s’appuie sur la distinction que fait le Stagirite entre les raisonnements parfaits, ceux de la science au sens strict et les argumentations dans les choses seulement probables qui forment l’objet des Topiques.
Enfin, pour Vico, l’éducation ne peut d’un bond emmener l’esprit aux sciences les plus abstraites ; elle doit s’appuyer sur l’imagination (phantasia) qui est la force innée de l’esprit humain et cultiver la mémoire. L’imagination, dira encore Vicoun peu plus tard dans De l’antique sagesse de l’Italie, « est la plus certaine des facultés, parce qu’en l’exerçant, nous façonnons les images des choses. »[2]
La méthode cartésienne est accusée d’affaiblir les esprits exercés dans les arts de la mémoire, en même temps que tous ceux qui mettent en œuvre l’imagination : éloquence, peinture, poésie.
Les anciens évitaient ces désavantages : pour presque tous, la géométrie était la logique des jeunes gens. En fait, imitant les médecins, qui suivent ce vers quoi la nature incline, ils enseignaient aux jeunes cette science qui ne peut être bien apprise sans une capacité aiguë de se former des images, afin qu’ils s’habituassent à la raison graduellement et lentement, selon l’inclination de leur âge, sans qu’aucune violence ne fût faite à leur nature.[3]
Le point précis sur lequel porte la critique vichienne est la prétention de Descartes de faire table rase de « tout ce que je tenais en ma créance » ou encore de tenir pour faux tout ce qui vient de l’imagination ou encore de se présenter comme s’il n’avait lu aucun livre (voir le dialogue sur La recherche de la vérité à la lumière de la raison naturelle). Certes, les détours méthodologiques de Descartes ne condamnent, dans l’absolu, ni la mémoire, ni l’imagination, ni même l’opinion commune, tenue pour guide dans les questions morales. Mais Vico ne fait pas une lecture, ligne à ligne, de Descartes, il prend uniquement pour cible sa conception de la vérité ou, du moins, la conception de la vérité issue du cartésianisme. Pour Vico, si la vérité peut être atteinte sans s’appuyer sur l’éducation mais seulement par l’exercice pur de la raison, toute l’histoire humaine est dépourvue de sens ! Il soutient, au contraire, que l’histoire humaine est l’histoire du progrès de la culture, d’une éducation progressive de l’humanité. Et cette éducation de l’humanité suit, au fond, les mêmes voies que celles qu’emprunte l’éducation de l’individu – un thème qu’on retrouvera chez Hegel. C’est en ce sens qu’on doit comprendre l’insistance de Vico pour une éducation dans laquelle il faut se garder de toute violence faite à la nature des enfants et des jeunes gens. La bonne éducation consiste à connaître les avantages de la discussion des choses vraisemblables et la capacité d’user à bon escient de la méthode déductive (la « critique »). C’est précisément pour cette raison que Vico accorde la plus grande importance à la « topique », c’est-à-dire à l’art des discussions dans les choses seulement probables.
On peut ainsi résumer les étapes de l’éducation vichienne : enrichir son esprit par les arts de la conversation, affermir le sens commun par la prudence et l’éloquence, se renforcer dans la poésie et dans la mémoire pour les arts qui utilisent ces facultés de l’esprit, et, seulement après, apprendre la « critique ».
La critique de la méthode cartésienne débouche sur une thèse essentielle à la philosophie de Vico : la connaissance de la nature est incertaine et la seule et unique fin des arts est de nous rendre certains que nous agissons correctement. Vico insiste sur les inconvénients de l’introduction de la géométrie dans la connaissance de la physique. Le plus grand est, paradoxalement, que cette physique est inattaquable, parce qu’elle est déductive et qu’on ne peut mettre en cause l’une de ses déductions sans mettre en cause le principe lui-même. Elle interdit toute discussion tant qu’on n’est pas allé au bout des déductions, coupe, irrémédiablement, le lien entre la contemplation (non scientifique) de la nature et sa connaissance scientifique et, enfin, interdit de faire des liens d’analogies entre choses éloignées l’une de l’autre, ces liens d’analogies qui s’enracinent dans ce que la Science Nouvelle nommera « sagesse poétique ». Donc, la méthode géométrique en physique se trouve ainsi séparée de l’ensemble du mouvement de la culture et c’est là son inconvénient majeur. Il ne s’agit pas d’une critique de la géométrie, mais d’une critique de l’application de la géométrie à la physique au point de penser que nous serions presque dispensés du recours à l’expérience, dans une géométrisation complète de la réalité physique[4].
Après la méthode géométrique, Vico passe à l’analyse (c’est-à-dire l’application de solutions algébriques aux problèmes de géométrie) dont il conteste l’utilité pour la physique. La mise en équation de la physique lui semble un travail inutile fondé seulement sur des coïncidences fortuites. Aux cartésiens qui invoquent son utilité pratique, Vico rétorque qu’Archimède a construit des machines de guerre extraordinaires lors du siège de Syracuse tout en ignorant l’analyse. Et c’est sans l’analyse que Brunelleschi a construit cette merveille architecturale qu’est Santa Maria del Fiore à Florence. On ne peut guère être plus franchement à contre-courant de son époque et, évidemment, le développement de la physique va donner tort à Vico. Mais là encore, il faut comprendre ce que Vico défend, au-delà des prises de position brutales contre les Modernes. Il conteste vigoureusement cette science nouvelle dont la valeur de vérité se confond avec l’efficacité pratique technique. Les techniques algébriques sont sans doute nécessaires aux ingénieurs reconnaît d’ailleurs Vico, mais elles ne doivent venir qu’au second plan. Dans l’éducation des jeunes gens, c’est la mathématique des formes, la géométrie, qui doit être enseignée en premier. Autrement dit, ce n’est pas l’application technique de la science qui serait garante de sa vérité absolue.
De même Vico conteste l’utilité de la méthode cartésienne en médecine. La manière cartésienne de considérer le corps comme une machine conduit à accorder moins de place aux symptômes, aux règles pour conserver le corps en bonne santé, ou encore au lien étroit en médecine entre le corps et l’âme. Plutôt qu’aux lois de la physique et à leur certitude prétendue, il vaudrait mieux donner plus de place aux longues observations qui procurent des connaissances vraisemblables.
Plus grave, enfin, est le fait que la priorité donnée à la connaissance physique relègue au second plan la morale et la jurisprudence (la science du droit) qui devraient avoir la première place.
Puisqu’aujourd’hui, l’unique but des études est la vérité, nous investiguons la nature des choses parce qu’elle nous paraît certaine, mais nous ne faisons pas de recherche dans la nature de l’homme parce qu’elle est rendue au plus haut point incertaine par le libre arbitre. Mais cette méthode des études produit chez les adolescents de tels inconvénients qu’ils ne réussissent pas ensuite à se comporter avec la prudence suffisante dans la vie civile, ni ne savent colorer le discours de caractère et l’enflammer autant qu’il suffit de passions.[5]
La méthode nouvelle, « cartésienne », éduque à la science mais non à la sagesse. Or dans les affaires humaines, c’est d’abord la sagesse qui est nécessaire et celle-ci n’a pas besoin de la rigidité des règles du physicien, mais au contraire de la « mesure flexible utilisée à Lesbos », cette règle de plomb malléable dont parle Aristote et qui s’adapte aux courbes des choses à mesurer.[6] La science sans prudence qui procède de la loi générale au particulier passe à travers les « tortuosités de la vie », alors que le sage les connaît et sait les suivre sans oublier de regarder vers le but éternel qui est le sien. Supériorité de la sagesse pratique donc sur la connaissance théorique selon la méthode mathématique.
L’opposition entre science et sagesse se double d’une discussion sur les deux types de discours, le discours scientifique qui ne manie que des termes abstraits, choisis pour leur précision et le discours éloquent qui sait user des images pour mieux toucher son interlocuteur. Opposition qui renvoie au génie des langues. Au fond, le cartésianisme est conforme au génie de la langue française mais ne convient pas à la langue italienne[7]. Vico ne soutient pas une conception relativiste de la vérité (vérité en-deçà des Alpes, erreur au-delà !) mais soutient qu’elle ne peut s’exprimer de la même manière dans toutes les langues, c’est-à-dire dans toutes les cultures. Dans ce domaine aussi l’universel doit être concret.
Si la « nouvelle critique » est désavantageuse pour la formation des jeunes gens, elle peut être utile à la poésie : la méthode déductive, permettant de tirer logiquement des conséquences de prémisses fausses peut produire des effets poétiques. Mais Vico ne s’en tient pas à cette formule qui pourrait sembler très ironique. La volonté de la vérité (« claire et distincte ») de la « nouvelle critique » rejoint finalement l’objectif du poète. Ce que le philosophe cherche avec sérieux, le poète l’enseigne en dilettante. On voit ici s’esquisser le thème de la « science poétique » qui prendra une grande place dans la Science Nouvelle. Mais alors que dans cette dernière œuvre, la science poétique est une étape d’un développement historique de la culture humaine, une étape qui, finalement, devra être dépassée, ici, ce qui distingue le poète du philosophe, ce sont les publics et les modes de conviction adaptés à des publics différents. Le philosophe s’adresse au public cultivé et il le peut faire avec des termes abstraits alors que le poète s’adresse au vulgaire et utilise pour ce faire des personnages et des actions.
À cette fin, les poètes s’écartent des formes quotidiennes du vrai pour en créer une d’une espèce encore plus excellente ; et ils négligent la nature incertaine pour suivre la nature constante et ils suivent le faux de sorte à être en quelque matière encore plus véridiques.[8]
Le faux dont Vico parle ce sont les fictions poétiques dont la fonction est précisément de dire le vrai. Ainsi la rigueur des actions humaines, la cohérence avec soi-même dont font preuve les héros d’Homère constituent les modèles de la philosophie morale des stoïciens. Et Vico, qui affirme dans la Scienza Nuova que les mythes sont vrais, affirme que la poésie est une voie d’accès à la vérité.
La nouvelle méthode, la critique, ne peut évidemment épargner la jurisprudence et c’est à elle que Vico consacre le plus important chapitre de son traité consacré à la « méthode des études de notre temps ». Le droit romain constitue le modèle de tout droit, puisqu’il garde les traces de la sagesse des temps héroïques et que la définition que les Romains donnaient de la jurisprudence correspond exactement à celle que les Grecs donnaient de la sagesse : « connaissance des choses divines et humaines ». Mais, pour Vico, les Romains sont supérieurs aux Grecs en ce domaine et pour justifier cette thèse, il esquisse une forme particulière du verum/factum (cf. infra). Les Romains connaissaient mieux la sagesse jurisprudentielle que les Grecs, car au lieu d’apprendre en en discutant, ils l’apprenaient dans la pratique.[9] Il s’agit donc chez eux d’une philosophie « vraie et non simulée ». Avec l’Empire, la jurisprudence romaine s’affaiblit, séparant l’art de juger – l’art oratoire – de la connaissance du juste et de l’injuste, en même temps que le droit public était délaissé, la connaissance des choses humaines se limitant dorénavant au droit privé. Par rapport à ce droit ancien, fort corrompu, il semble que les nouvelles méthodes de la jurisprudence soient supérieures. La rationalisation du droit (dont Domat est le représentant le plus connu en France) tend à présenter les lois comme un système unique et rationnellement construit. Vico admet que cette méthode a des avantages, notamment au regard d’un droit qui s’est affaibli et a perdu sa cohérence ainsi que le sens de l’État et du bien commun. Cependant, c’est encore la prudence pratique et les exigences de l’art oratoire qui sont les mieux adaptées à l’exercice du droit, notamment parce qu’une infinité des cas ne peut être saisie par la loi et exige cette habitude de juger prudemment que donne la tradition juridique.
Les questions abordées dans la Méthode des études de notre temps sont reprises plus directement sur le plan métaphysique dans De la sagesse de l’antique Italie[10]. Le point de départ est différent. Vico suppose ici une théorie de langage selon laquelle celui-ci n’est rien d’autre que l’objectivation de la pensée, il en déduit que l’étymologie permet de retracer la genèse de la pensée. Partant d’un principe qu’il réfutera dans La Science Nouvelle, Vico suppose que l’on pourrait découvrir dans les origines de la langue latine une sagesse antique, antérieure même à la sagesse des Grecs. Le lien entre philologie et philosophie se noue ici. Constatant combien la langue latine est riche en expressions philosophiques, Vico conjecture que, puisque les anciens Romains ne se préoccupaient que d’agriculture et de guerre, cet enseignement philosophique incorporé dans la langue ne pouvait venir que des Ioniens et des Étrusques. Vico entreprend de fait de construire une culture latine qui ait sa propre spécificité, indépendante de celle des Grecs, une culture dotée d’une philosophie dont les racines soient proprement italiennes et qui ne puisse donc être réduite à une traduction latine de la philosophie grecque.
Trois questions résument le propos de ce livre I : celle de la vérité première, celle de la divinité suprême et celle de l’âme humaine. Le livre s’ouvre par l’affirmation la plus célèbre de Vico : « les mots verum et factum, le vrai et le fait, se mettent l’un pour l’autre. » De cette étymologie, Vico passe à la gnoséologie. L’extrait décisif est celui-ci :
(…) le criterium du vrai, et la règle pour le reconnaître, c'est de l'avoir fait ; par conséquent, l'idée claire et distincte que nous avons de notre esprit n'est pas un criterium du vrai, et elle n'est pas même un criterium de notre esprit ; car en se connaissant, l'esprit ne se fait point, et puisqu'il ne se fait point, il ne sait pas le genre ou la manière dont il se connaît. Comme la science humaine a pour base l'abstraction, les sciences sont d'autant moins certaines qu'elles sont plus engagées dans la matière corporelle. Ainsi la mécanique est moins certaine que la géométrie et l'arithmétique, parce qu'elle considère le mouvement, mais réalisé dans des machines ; la physique est moins certaine que la mécanique, parce que la mécanique considère le mouvement externe des circonférences, et la physique le mouvement interne des corps. La morale est moins certaine encore que la physique parce que celle-ci considère les mouvements internes des corps, qui ont leur origine dans la nature, laquelle est certaine et constante, tandis que la morale scrute les mouvements des âmes, qui se passent à de grandes profondeurs, et qui proviennent le plus souvent du caprice, lequel est infini. En outre, en physique, les théories sont vérifiées dès lors qu’elles permettent de produire quelque chose de semblable aux faits observés. C'est pour cela que les théories sur la nature passent pour les plus importantes, et sont accueillies de tout le monde avec la plus grande faveur, si on y ajoute des expériences qui offrent une imitation de la nature.
Pour tout dire en un mot, le vrai est convertible avec le bon, si ce qui est connu comme vrai tient son être de l'esprit par lequel il est connu, et que la science humaine imite ainsi la science divine, par laquelle Dieu, en connaissant le vrai, l’engendre à l’intérieur de toute éternité, et le fait à l'extérieur dans le temps. Quant au criterium du vrai, c'est pour Dieu de communiquer en créant la bonté aux objets de sa pensée (vidit Deus, quod essent bona), de même c'est pour les hommes d’avoir fait le vrai qu’ils connaissent.[11]
L’attaque contre la métaphysique cartésienne est cette fois directe. L’idée claire et distincte ne peut pas être le criterium du vrai parce qu’elle ne peut pas être le criterium de notre esprit. Descartes part de l’idée que l’esprit (mens) est plus aisé à connaître que le corps et cette connaissance claire et distincte de l’existence et de la nature du « je » (« je suis une chose qui pense ») constitue le « point d’Archimède » que recherchent les Méditations métaphysiques. Mais le « grand Méditateur », comme l’appelle Vico, s’abuse lui-même : si le principe du verum/factum est valide, je connais d’autant plus un objet que je l’ai fait. Ainsi les mathématiques qui sont les inventions de l’homme lui sont parfaitement connues, la mécanique qui traite des mouvements extérieurs est un peu moins connue et plus nous nous enfonçons dans l’épaisseur de l’être, moins la connaissance que nous en avons est certaine. Vico soutient que la méthode utilisée par Descartes dans les Méditations ne permet pas du tout de sortir du scepticisme et que « le seul moyen de renverser le scepticisme, c’est que nous prenions pour criterium du vrai le fait de l’avoir fait ».[12]
On pourrait penser que Vico institue là une sorte de « critère de la pratique ». C’est ainsi que parfois il a été interprété, notamment dans la tradition marxiste. Contre le kantisme et le caractère inconnaissable de la « chose en soi » kantienne, Engels invoque l’industrie preuve pratique de la vérité de nos connaissances en physique et chimie : si on peut synthétiser une substance (on peut la faire), c’est qu’on la connaît complètement et qu’il n’y rien d’autre à connaître. On pourrait y voir aussi une espèce d’anticipation du pragmatisme qui prolonge par bien des aspects l’expérimentalisme baconien. Mais Vico n’entend pas les choses ainsi.
La thèse du verum/factum n’est certainement pas une invention de Vico. Selon une certaine critique catholique à laquelle Vico répond, on pourrait la trouver sous des formes légèrement différentes dans d’autres sources, principalement dans la tradition thomiste. D’autres commentateurs citent Duns Scot, Nicolas de Cues ou encore l’occasionnalisme de Malebranche. Ainsi dans la Somme théologique, saint Thomas affirme-t-il: « le bon est convertible avec l’étant, ainsi le vrai. » (I, question XVI, art.3) Cette formulation est assez éloignée de celle de Vico. Dans sa réponse au « Giornale de’ litterati d’Italia », Vico semble cependant tirer sa position vers la formule thomiste.
Premièrement, j’établis un vrai qui se convertit avec le fait, et, ainsi, j’entends le « bon » des écoles, qu’elles convertissent avec l’être, et donc je ramène en Dieu ce qui est l’unique Vrai parce qu’en lui est contenu tout fait.[13]
Ainsi que le remarque Croce[14], une telle méthode herméneutique permet de ramener toutes les philosophies à une seule ! Il ne faudrait donc pas prendre trop au sérieux la revendication de filiation thomiste de Vico, qui n’est sans doute qu’une argutie où l’on invoque l’autorité de la théologie officielle catholique en vue d’échapper aux médisances et jalousies dont Vico se plaint fréquemment.
De quoi s’agit-il donc ? Pour comprendre la problématique de Vico, il est peut-être intéressant de suivre la suggestion de Croce et d’aller voir du côté de Galilée. Dans un passage connu du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, Galilée s’essaie à la comparaison entre les puissances intellectuelles de l’homme et celles de la nature. Il distingue deux sortes de compréhension : la compréhension intensive et la compréhension extensive. La deuxième se rapporte à la multitude des choses intelligibles alors que la première se rapporte à la perfection de la compréhension d’une proposition. Or si relativement au nombre des choses à comprendre, qui sont infinies, l’intellect humain est un zéro, il n’en est pas de même relativement à certaines propositions.
… je dis que l’intellect humain comprend parfaitement certaines et en a une certitude aussi absolue que la nature elle-même peut en avoir ; c’est le cas des sciences mathématiques pures, c’est-à-dire de la géométrie et de l’arithmétique : en ces sciences, l’intellect divin peut bien connaître infiniment plus de propositions que l’intellect humain, puisqu’il les connaît toutes, mais, à mon sens la connaissance qu’a l’intellect humain du petit nombre qu’il comprend parvient à égaler en certitude objective la connaissance divine, puisqu’elle arrive à en comprendre la nécessité et qu’au-dessus de cela il n’y a rien de plus assuré.[15]
Ce passage est évidemment fondamental. Il fait de l’homme un double de Dieu, le double fini d’un être infini mais apte à atteindre une vérité tout aussi assurée, tout aussi absolue. Cela fera partie des charges portées contre Galilée. Mais Galilée est dans la continuité d’une tradition de la philosophie qui comprend Pic de la Mirandole ou Campanella et Vico pourrait bien prolonger cette même lignée, platonicienne et étrangère au thomisme. Dieu connaît l’infinité du monde puisqu'il « a fait toutes les choses ». L’homme, au contraire, ne peut évidemment pas toutes les connaître, il ne peut même pas les comprendre à proprement parler puisque qu’il faudrait qu’elles soient en lui pour pouvoir les comprendre. Pour faire comprendre la différence entre le vrai connu par Dieu et le vrai humain, Vico emploie une image: le vrai humain est comme l’image plane d’une forme plastique. L’écart entre l’homme et Dieu procède de ce mécanisme projectif et permet d’expliquer cependant pourquoi l’homme peut atteindre la vérité dans son domaine propre :
Et de même que le vrai divin consiste en ce que Dieu, dans l’acte même de sa connaissance, dispose et engendre, de même le vrai humain consiste en ce que l’homme, dans la connaissance, combine et produit pareillement. Ainsi la science est la connaissance du genre ou de la manière dont la chose se fait, connaissance dans laquelle l’esprit fait lui-même l’objet …[16]
De cela il se tire que l’homme ne peut connaître que les choses qu’il a faites. Quelles sont ces choses ? Comme l’homme n’est pas véritablement créateur, il ne comprend pas en lui les choses de la nature. La méthode analytique aristotélicienne comme le pythagorisme sont des tentatives qui conduisent dans une impasse car « l’homme, marchant par ces voies à la découverte de la nature, s’aperçut enfin qu’il ne pouvait y atteindre », mais
il sut alors utiliser ce défaut de son esprit, et par l’abstraction, comme on dit, il se créa deux éléments : un point qui pût se représenter et une unité susceptible de multiplication. Deux fictions. Car le point, si on ne le figure n’est plus un point, et l’unité qu’on multiplie n’est plus une unité. En outre, il partit de ces bases, comme il en avait le droit, pour aller jusqu’à l’infini, prolongeant les lignes dans l’immensité et poussant dans l’innombrable la multiplication de l’unité. De cette manière, il se construisit un monde de formes et de nombres qu’il pût embrasser tout entier en lui-même.[17]
C’est pourquoi la science la plus certaine, et même la seule qui soit absolument certaine, est la mathématique, car si le principe de la science humaine est l’abstraction, dit comme le dit Vico, seule la mathématique est complètement abstraite. On comprend alors pourquoi la mécanique est moins certaine que les mathématiques : elle s’occupe du mouvement – c’est la cinématique – mais du mouvement « réalisé dans les machines ». Mais à son tour la mécanique parce que plus abstraite est plus certaine que la physique. « La mécanique considère le mouvement externe des circonférences et la physique le mouvement interne des centres. » Cette expression s’éclaire à la lumière de la thèse de Vico exposée dans le début du texte : la mécanique ne s’occupe que des mouvements « extérieurs » de la matière, ceux qui peuvent être abstraitement représentés par des figures géométriques – comme les trajectoires elliptiques des planètes qui constituent la « mécanique céleste ». Elle est encore très proche de la géométrie pure. Au contraire, la physique, dans la mesure où elle s’intéresse à la matière elle-même ne peut plus procéder aux mêmes abstractions.
Par le même raisonnement on conçoit que la morale est encore moins certaine que la physique. Il faut entendre ici la morale au sens large d’étude de l’esprit humain, presque au sens de psychologie, et non au sens étroit, prescriptif. La régularité des phénomènes physiques donne encore la possibilité d’une abstraction qu’interdit l’infinie variation de l’esprit humain qui semble n’obéir qu’à la fantaisie.
La thèse du verum/factum présentée en 1710 n’est donc susceptible d’aucune interprétation « pragmatiste » et Vico n’anticipe pas la « philosophie de la praxis », le nom sous lequel Gentile, puis Gramsci, désignent la philosophie de Marx. Elle se présente plutôt comme une limitation drastique de la possibilité pour l’homme d’atteindre la vérité en dehors des mathématiques et c’est en cela qu’elle est franchement anti-cartésienne et pourrait plutôt incliner au scepticisme – comme souvent y porte le platonisme.
De cet ouvrage de 1710, Vico rejettera la thèse fondamentale, celle d’une sagesse philosophique ancienne et cachée dans l’étymologie et la Science Nouvelle au contraire répétera qu’il n’y a pas chez les peuples anciens de sagesse absconse. Pourtant la thèse sur la nature de la vérité sera conservée sous la forme particulière qu’elle trouve dans l’œuvre majeure de Vico : nous connaissons mieux le monde civil que le monde naturel car nous avons fait celui-là et non celui-ci – et c’est pratiquement sous cette forme que Marx la reprend pour soutenir la validité d’une science de l’histoire, à ceci près, et ce n’est pas rien, que, pour Marx faire l’histoire, ce n’est pas exactement ce que Vico entend quand il parle de « faire le monde civil ». Plus généralement, on peut considérer, avec Ciro Greco que « le terrain préparé par le De Antiquissima sera celui-là même sur lequel édifier la Science Nouvelle, les coordonnées métaphysiques qui se trouvent dans le premier, bien que se transformant, demeureront en partie au fond du second »[18].
La recherche de la vérité ne procède pas d’une méthode infaillible qu’il suffirait d’appliquer rigoureusement. Sans nier l’importance ni les résultats des sciences de la nature et notamment de la physique mathématisée, il s’agit d’en circonscrire le champ avec précision et de garder toute sa place à la culture héritée. Au-delà, les réflexions de Vico pourraient nous être utiles aujourd’hui, à l’heure où la « méthodologie », les procédures et la recherche du « rendement » dans la pensée envahissent l’école. Avec Vico, nous pourrions réaffirmer la valeur éminente des humanités classiques dans la formation des esprits. Plutôt une tête bien faite qu’une tête bien pleine, répète-t-on ; mais une tête vide ne peut être bien faite et la tradition humaniste, plus que tout, concourt à former les esprits avec suffisamment de largeur de vue pour qu’ils puissent être des esprits critiques.
* Œuvres de Vico citées ici
[1993] De l’antique sagesse de l’Italie, traduction de Jules Michelet révisée, présentation de Bruno Pinchard, GF-Flammarion, 1993
[2008] Metafisica et metodo, a cura di Claudio Faschilli, Ciro Greco, Andrea Murari, postfazione di Massimo Cacciari. Bompiani, 2008, édition bilingue latin-italien. Contient Il metodo degli studi del nostro tempo (1708) et L’antichissima sapienza degli Italici da dedursi dalle origini della lingua latina e Polemiche.
[1913] Croce, Benedetto, La philosophie de Jean-Baptiste Vico, Giard et Brière, 1913, traduit de l’italien par H.Buriot-Darsiles et Georges Bourgin.
[1] Le texte sur la méthode est l’œuvre d’un professeur de rhétorique à l’université de Naples, fonction que Vico assume entre 1708 et 1710.
[2] Vico, 1993, p.119. On retrouvera chez Leopardi cette défense de l’imagination face aux prétentions de la raison. Voir Zibaldone, 1841.
[3] Vico, 2008, p.72
[4] Notons que cette volonté de déduire les lois du mouvement de principes a priori conduit Descartes à quelques erreurs notables dans la deuxième partie des Principes de la philosophie.
[5] Vico, 2008, p. 94
[6] Vico, 2008, p.96. Sur la règle de Lesbos, voir Aristote, Éthique à Nicomaque, 1137b : Aristote s’intéresse aux cas innombrables dans lesquels la loi ne peut pas déterminer le juste et où est nécessaire l’honnête, « correctif de la loi dans les limites où elle est en défaut en raison de son universalité ». Et Aristote poursuit : « L’indéterminé, en effet, a pour règle un outil lui aussi indéterminé, tout comme la construction à Lesbos a pour règle le plomb. D’après la forme de la pierre, en effet, cette règle de plomb se modifie et ne reste pas identique. De même le décret s’adapte aux affaires traitées. » (Cité dans la traduction Bodéüs, GF-Flammarion, 2004)
[7] Vico défend la supériorité de la langue italienne et se vante de n’avoir pas appris le français ...
[8] Vico, 2008, p.108
[9] Vico, 2008, p.118
[10] De antiquissima italorum sapientia ex linguae latinae originibus eruenda. Le titre est le programme. Il annonce trois livres, I. Métaphysique, II. Physique, III. Morale. Le livre I fut publié en 1710. Le livre de physique a été commencé mais jamais achevé et le texte en est perdu et il n’y a aucune trace du livre III consacré à la morale. Nous citons ce texte d’après la traduction Michelet (Vico, 1993).
[11] Vico, 1993, pp 76-77
[12] Vico, 1993, p.81
[13] Vico, 2008, p.327. Les discussions de 1711-1712 auxquelles la publication de L’antique sagesse de l’Italie a donné lieu ne figurent pas dans l’édition française de 1993, tirée de Michelet.
[14] Croce, 1913, p.317
[15] Galilée, Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, traduit de l’italien par René Fréreux, Seuil, 1992, p. 211
[16] Vico, 1993, p.72
[17] Vico, 1993, p.75
[18] C. Greco, « Dualismo e poeisis in Giambattista Vico », in Vico, 2008, p. 464
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Mots-clés : Descartes, cartésianisme, méthode, Sternhell, Lumières, Spinoza
Ecrit par dcollin le Mardi 2 Décembre 2014, 10:35 dans "Histoire de la philosophie" Lu 5596 fois.
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