Réponse d'Yvon Quiniou
à propos de "L'ambition morale de la politique"
1 La question du matérialisme. D. Collin, après l’avoir assumé sous une forme « faible » (= un présupposé méthodologique des sciences, voire leur « horizon ») rompt clairement avec lui désormais, jugeant l’opposition idéalisme/matérialisme dépassée. Et il m’a même affirmé, dans une conversation téléphonique « informelle », qu’il ne comprenait comment la matière pouvait avoir produit la pensée (ou l’esprit). Or cette question du « comment », c’est-à-dire du « comment est-ce possible ? », est une question typiquement spéculative, c’est une question de droit qui a biaisé longtemps la réflexion philosophique, faute d’un développement suffisant des sciences, et qui l’a amenée dans le passé à fournir des réponses fausses à de vraies questions. C’est ainsi que Descartes (en son temps : il n’aurait pas raisonné de la même manière aujourd’hui) a cru pouvoir affirmer l’existence d’une substance pensante distincte du corps, sur la seule base de l’apparence de transcendance que la pensée présente à elle-même quand elle réfléchit sur elle-même ; de même Kant, dans la Critique du jugement, a cru pouvoir déclarer, sur la base d’une approche purement réflexive, qu’aucune science naturelle ne pourrait expliquer mécaniquement le vivant, même si c’était sa tendance inévitable. Or tout cela est ruiné par la science des faits, même si cela blesse le narcissisme des philosophes à l’antique : la théorie de l’évolution, donc à travers elle la biologie, nous démontre que la dérivation de la pensée humaine à partir de la matière en transformation perpétuelle est un fait scientifiquement avéré, et donc que la pensée est matière, quelle que soit la difficulté que nous ayons à le concevoir quand nous appréhendons le problème sous une forme spéculative ou réflexive, en nous fiant à ce que j’appelle les seules « apparences de la réflexion ». J’ajoute que cette impasse spéculative se retrouve dans la phénoménologie contemporaine avec sa conception d’une conscience absolue soustraite à tout déterminisme biologique, qui en fait le dernier avatar de l’idéalisme spiritualiste, mais sans l’excuse de l’ignorance scientifique. Le problème n’est donc pas de savoir « comment cela est-ce possible ? » puisque cela est (avéré), pour l’essentiel, et que la science nous l’expliquera positivement de mieux en mieux, mais de savoir comment nous allons penser philosophiquement les problèmes qui se posent à nous à partir de cette base ontologique parfaitement prouvée, comme le problème de la morale, précisément.
2 C’est là que la discussion se complique et que Collin ne veut pas se rendre à l’évidence scientifique, par préjugé philosophique ou, plutôt, philosophiste (voir plus haut ma remarque sur son itinéraire théorique). Le darwinisme existe, le paradigme qu’il constitue est désormais admis par la cité scientifique après un siècle de résistances multiples dans et hors de celle-ci. Je ne comprend donc pas la résistance de Collin à ce paradigme, qu’il cite peu dans ses travaux, dont l’essentiel consiste à affirmer, contre le dogme créationniste, l’existence d’une évolution des espèces, donc leur transformation matérielle les unes dans les autres sur la base de la sélection naturelle, homme inclus. Au-delà, à savoir la question des autres mécanismes susceptibles d’expliquer l’évolution en dehors de ceux mis en avant par Darwin (mutations, rôle des catastrophes, problème de l’hérédité, problème aussi du hasard ou de la contingence, etc.) est une question interne à cette théorie et qui ne la remet absolument pas en cause dans son paradigme de base (voir le numéro de Sciences et avenir Hors Série, n° 134, auquel j’ai participé, qui nous en propose un bilan complet)1. D’où à nouveau cette idée essentielle : si la théorie de l’évolution est vraie dans son paradigme de base, ce qui est le cas, il faut faire preuve d’un peu de modestie, cher philosophe, et penser avec : le matérialisme, comme ontologie philosophique (distinguée au demeurant de l’athéisme) portant sur le rapport matière/pensée (ou esprit) est vrai lui aussi, ce n’est pas une métaphysique (comme l’athéisme) arbitraire ou une « interprétation du monde » prenant place dans le jeu indéfini des interprétations du monde entre lesquelles on ne pourrait trancher, c’est une « conséquence de la science » (Patrick Tort) et non seulement un « présupposé méthodologique » ou un « horizon » de celle-ci ! Engels avait d’ailleurs anticipé ce point (mais il avait lu Darwin) avec beaucoup de lucidité, en affirmant que « l’unité réelle du monde consiste dans sa matérialité » et que celle celle-ci ne se démontrait pas spéculativement mais s’établissait « par un long et laborieux développement […] de la science de la nature » (in l’Anti-Dühring). C’est donc dans ce cadre ontologique désormais intellectuellement contraignant qu’il nous faut et que j’ai voulu penser la morale.
3 C’est ici que mon différend avec D. Collin est le plus fort : pourquoi faudrait-il renoncer au matérialisme pour penser la morale ? Car c’est bien le reproche essentiel qu’il me fait puisque, signalant à juste titre l’existence de deux tendances opposées dans mon travail constant depuis des années – la conviction matérialiste, l’attachement à la morale –, il les déclare contradictoires (au profit, pour lui, de la seconde) et me reproche de vouloir les concilier, les articuler l’une à l’autre, et de prétendre fonder la morale sur une base matérialiste. Il rejoint ainsi un préjugé dominant selon lequel on ne saurait être matérialiste et partisan de la morale. C’est la conception des spiritualistes (et des religieux), qui n’ont de cesse de dénoncer, au nom du spiritualisme, « l’immoralisme matérialiste » ; mais c’était aussi, en sens inverse (parce qu’au nom de son naturalisme), la position de Nietzsche qui a déconstruit l’idée de morale au profit de celle d’éthique, comme cela a été aussi, pour une part, celle de Marx et celle de nombreux marxistes après lui, versant ainsi dans un « immoralisme théorique » que mon livre n’a de cesse de dénoncer en lui-même comme dans ses effets pratiques : peut-on séparer le stalinisme de l’oubli de la morale en politique s’agissant des moyens qu’elle emploie, autorisant ainsi la criminalité au service de la révolution ?
D’où la nécessité de se référer, à ce niveau du débat, à nouveau à Darwin et à la manière dont P. Tort a traduit son apport à travers le concept d’ « effet réversif de l’évolution », après un siècle de domination de ce contresens ahurissant qu’a été le « darwinisme social »2. Je ne peux ici développer, mais il faut admettre que ce concept – qui correspond à ce que Darwin a effectivement pensé, dans d’autres termes, dans la Filiation de l’homme – nous indique que la morale, contrairement à l’idée de sa transcendance que nous suggère l’expérience immédiate que nous en avons et que la conception kantienne n’a fait que rationaliser avec sa supposition idéaliste d’un monde « intelligible », est et n’est qu’un fait d’évolution, relayée par l’histoire (ou la culture) : elle est immanente à la vie empirique dont les transformations progressives ont mis en place une instance qui permet de la juger et de la maîtriser, de maîtriser en particulier la forme sauvage et éliminatrice qu’elle avait chez les animaux. Mais cette immanence n’en supprime pas la spécificité, contrairement à ce que laisse suggérer mon contradicteur en affirmant qu’une référence à Kant est impossible dans ce contexte. D’abord, il se trouve que cette référence est présente dans le texte même de Darwin quand il aborde ce problème dans La filiation de l’homme, prétendant ainsi retrouver Kant sur une base naturaliste. Et ensuite, il faut bien comprendre que la production évolutive d’un « sens moral » (l’expression est chez Darwin) doit se concevoir comme un phénomène d’émergence, c’est-à-dire comme un effet qui échappe à ses conditions de production, ne se dissout pas en elles tout en étant relié à elles (voir mon article « L’émergence de la morale » dans Sciences et avenir Hors Série, n° 139).Cette approche, que D. Collin connaît mais qui ne le convainc pas3, permet de fonder théoriquement la morale. J’entends par là – et je ne suis pas sûr que Collin ait ici saisi toutes les nuances de ma pensée – que Darwin nous garantit ainsi l’existence de la morale sur une base matérialiste, indépendante des croyances religieuses et des constructions idéalistes largement fictives du passé, en nous en montrant l’origine ou la base réelle, naturelle d’abord, culturelle ou historique ensuite (voir la Déclaration de 1789 et la condamnation radicale de l’esclavage qu’elle induit, qui atteste d’une transformation essentielle de la conscience morale de l’humanité occidentale par rapport à l’Antiquité, d’origine clairement historique). Point donc n’est besoin de retourner (je ne dis pas recourir) à Kant et à son idéalisme transcendantal (lui nettement métaphysique !) pour être assuré de son existence : le matérialisme darwinien nous permet de comprendre ce qu’un matérialisme spéculatif ou lié à la seule physique laissait incompris ou incompréhensible : la morale comme anti-nature issue de la nature elle-même. Je précise que, contrairement à ce que prétend Collin – faute, je le présume, d’avoir lu attentivement P. Tort –, que la notion d’ « effet réversif de l’évolution » n’implique rien qui ressemble à une quelconque « téléologie » : c’est une effet tendanciel de la sélection naturelle entendue dans son inversion chez l’homme, effet avéré historiquement sur le long terme, mais qui n’a rien de fatal ou d’inéluctable, qui est donc susceptible, comme le dit P. Tort, de « rebroussements », donc de régressions (voir ce qui se passe aujourd’hui dans le monde) et qui laisse place à la contingence ou au hasard : l’évolution naturelle ou historique, même si elle manifeste un progrès à la fois vers la morale et, ensuite, dans celle-ci, ne poursuit aucune fin bonne qui serait assurée, du coup, de sa réalisation future : ce sont bien les hommes qui font l’histoire, même s’ils sont soumis à des déterminismes qu’ils ignorent, et ils peuvent momentanément rater ce qu’ils font s’ils n’en prennent pas conscience et ne se saisissent pas de leur capacité de conscience et de connaissance pour orienter positivement leur histoire!
4 Reste que la fondation théorique (ou ontologique) qui, à l’opposé de toute fondation spéculative, coïncide pour moi avec l’explication scientifique (biologique et historique) de la morale, n’est pas sa fondation pratique, avec les conséquences politiques qui s’ensuivent. Celle-ci est une tache normative – et Collin le reconnaît avec moi – qui consiste à en dégager le principe normatif ultime (ou premier) à l’aide de la raison, à savoir l’Universel tel que Kant l’a formulé. Nous sommes donc d’accord sur ce point fondamental, sauf qu’il faut admettre (voir ce qui précède) que cette raison qu’on peut dire « pratique » ne tombe pas du ciel, qu’elle n’est pas « a priori » ou innée, tout prête à fonctionner, qu’elle a une genèse empirique et qu’elle ne s’approprie que progressivement son contenu moral universaliste (voir la Déclaration de 1789 citée plus haut, puis celle de 1948), en particulier dans la manière dont elle en comprend peu à peu les champs d’application, du politique au social, puis à l’économique – processus dans lequel elle est soumise historiquement à l’idéologie dominante et limitée ou mystifiée par elle. Il n’empêche que c’est une raison qui, bien que soumise aux déterminismes qui l’ont fait apparaître, possède une capacité réflexive qui la rend en quelque sorte libre, capable de juger cette vie dont elle vient et de la maîtriser au nom d’une norme universelle qu’elle énonce. De ce point de vue, il n’y a bien, quant à son principe normatif de base, qu’une morale ou pas de morale du tout, et c’est ce qui la distingue de l’éthique, nécessairement plurielle (il y a des éthiques comme il y a des idéologies, d’ailleurs intimement mêlées), et là nous sommes pleinement d’accord…comme nous sommes d’accord avec Marcel Conche qui soutient la même thèse (voir Le fondement de la morale, PUF).
5 Pour autant, ce processus à la fois de compréhension et d’extension de l’Universel moral dans le champ des rapports sociaux et de la politique en général, tel que je le présente et le défends vigoureusement, est-il potentiellement totalitaire comme le reproche m’en est fait ? D. Collin m’intente ici un faux procès et je tiens à montrer qu’il se trompe car l’enjeu est de taille – surtout si l’on remarque que lui aussi est partisan d’une réalisation de la morale en politique, laquelle ne saurait être abandonnée à ses errements cyniques et immoralistes dont le monde contemporain, depuis la chute du mur de Berlin, nous offre le triste spectacle. Car il ne s’agit pas du tout, dans ma perspective, de « construire » artificiellement et autoritairement un « homme nouveau » (on sait quelles dérives tragiques ce projet, quand il est mal compris, a données au 20ème siècle dans le camp soviétique et chinois). Pour deux raisons. D’abord, parce que ce qu’il importe prioritairement de changer dans un sens moralement meilleur, c’est la société et non l’homme individuel, même s’il est entendu que le changement dans le premier domaine aura inévitablement des effets sur l’homme lui-même, puisqu’il n’en est pas théoriquement séparable : « En humanisant les circonstances, on humanise l’homme » dit Marx justement (je le cite de mémoire et le transpose un peu), et il y a là une perspective de progrès anthropologique indirect auquel on ne peut qu’acquiescer.Ensuite, parce que tout le fond de ma réflexion repose sur la distinction des champs de l’éthique et de la morale et sur l’analyse de leur rapport différencié à la politique, ce qui, précisément, a pour objectif d’empêcher à la racine toute dérive totalitaire de la morale en politique ! L’éthique reposant sur le « souci de soi » (j’emprunte cette formule à Foucault, malgré son approche confuse de la morale par ailleurs), sur la manière dont l’homme entend organiser sa vie individuelle (pour autant qu’on peut la séparer de celle des autres), est hors morale, elle ne tombe pas sous la juridiction de cette dernière qui se définit par le « souci de l’autre » ou « des autres ». Une « politique morale » telle que je la conçois s’interdit donc d’intervenir dans le domaine de l’éthique individuelle, qui est aussi celui du bonheur personnel, et elle serait elle-même immorale si elle le faisait. C’est dire aussi qu’elle n’a pas à imposer de normes collectives du bonheur individuel, normes qui seraient d’ailleurs difficiles à définir rationnellement vu qu’il n’y a pas de concept universel du bonheur individuel (Kant a dit l’essentiel ici, comme le rappelle mon interlocuteur). Par contre, il est tout aussi évident à mes yeux qu’elle a à s’occuper des formes sociales du malheur, lesquelles sont connaissables et liées à l’injustice : jusqu’à preuve du contraire, la domination politique, l’oppression sociale et l’exploitation économiques ne rendent guère l’homme heureux et c’est un devoir moral de les combattre du point de vue même de la question du bonheur et de l’accès de tous, socialement conditionné, à celui-ci !
Cependant (eh oui !, les choses sont complexes), il y a bien un aspect par lequel la politique doit (impératif moral) se mêler de l’éthique (pourtant hors morale et domaine de la souveraineté personnelle) : elle doit contribuer à créer les conditions permettant à chacun de choisir son éthique, à la lumière de laquelle il pourra décider consciemment de la forme de bonheur individuel qui lui convient. Cette « construction » est tout sauf totalitaire : c’est la construction du sujet éthique, la construction (qui est bien, elle, politique ou sociale) d’une capacité de construire sa vie hors de toute pression externe. C’est cela une politique morale pensée jusqu’au bout (avec tous ses relais comme l’éducation, la diffusion de la culture, etc.) : c’est une politique d’émancipation mettant fin à l’aliénation, ne disant rien du contenu de vie qui nous convient et des potentialités que nous avons envie d’actualiser, mais nous permettant d’en décider en toute liberté. Comment concevoir que l’émancipation, ainsi pensée, puisse être menacée par le totalitarisme ? Elle en est l’exact contraire !
1 J’en profite pour indiquer que je ne comprends pas non plus le statut « hypothétique » que Collin confère à la science comme l’idée qu’elle serait « une reconstruction idéalisée du monde à des fins d’action pratique ». Cette position, cohérente avec ses autres positions, rejoint la tendance relativiste et constructiviste dominante aujourd’hui dans l’épistémologie ou dans le philosophie des sciences, laquelle fait le désespoir d’un Bouveresse partisan d’un réalisme gnoséologique que je partage pleinement.
2 J’indique au passage que le théoricien du « gène égoïste », R. Dawkins, ne saurait être rangé dans ce camp : le « gène égoïste » n’est pas un gène « de l’égoïsme » et donc une justification biologique de l’égoïsme social puisque, du point de vue même du mécanisme de reproduction et de multiplication des gènes qu’il détermine, il entraîne à des comportement altruistes (entraide, amour familial, etc.) qui servent ce mécanisme !
3 Voir la synthèse lumineuse (même si elle est contestable sur un point important) qu’en a donnée P. Tort dans L’effet Darwin (Seuil).
Articles portant sur des thèmes similaires :
- L'athéisme problématique de Spinoza - 05/01/13
- L'ambition morale de la politique - 18/12/10
- L’enjeu du matérialisme - 25/03/05
- La tolérance à l'égard des intolérants - 02/04/16
- Commentaires sur l'Apologie de Raymond Sebon - 20/06/14
- Croyance en la science, croyances des scientifiques - 06/11/12
- La tradition rationaliste de critique de la croyance - 06/10/11
- Si Dieu n’existe pas … - 26/03/05
- Quelle science doit éclairer le dirigeant politique ? - 01/04/18
- Les grandes philosophies sont-elles dogmatiques ? - 09/10/16
Ecrit par yvon_quiniou le Jeudi 23 Décembre 2010, 13:07 dans "Morale et politique" Lu 5916 fois.
Article précédent -
Article suivant