Croyance en la science, croyances des scientifiques
Dans les sciences comme en philosophie se pose la question du fondement. C’est une propriété de l’esprit humain, disait Kant, que d’être toujours à la recherche de l’inconditionné, sans jamais pouvoir l’atteindre ! Le fondement absolu est un de ces inconditionnés. La première véritable science est la mathématique, dit encore Kant. La première, elle trouva les méthodes lui permettant de produire des énoncés indubitables. Pendant longtemps, les Éléments d’Euclide furent le modèle de toute certitude rationnelle. Mais déjà Platon faisait remarquer que la vérité des théorèmes des mathématiques était suspendue à celle des axiomes : Les mathématiques sont une science hypothétique et ne sont donc pas la science suprême, car ce qu’il faut chercher, c’est une science an-hypothétique qui puisse nous mener jusqu’à l’essence des choses. Les axiomes d’Euclide étaient tenus pour vrais pour deux raisons : ils sont évidents par eux-mêmes et aucune contradiction n’en découle. Bien qu’indémontrables directement, on avait donc de bonnes raisons pour ne pas les ravaler au rang de simples croyances ou d’hypothèses plus ou moins contingentes. Cependant, lorsque, dans le courant du xixe siècle, Lobatchevski et Riemann construisent les géométries non euclidiennes, on doit convenir que les axiomes d’Euclide dépendent d’un choix. En l’occurrence, en remplaçant l’axiome des parallèles (par un point prix hors d’une droite, il passe une parallèle à cette droite et une seule) par un autre axiome (par exemple, par un point prix hors d’une droite, il ne passe aucune parallèle à cette droite), on peut construire une géométrie tout aussi cohérente que la géométrie euclidienne.
Les vérités que l’esprit reconnaît évidemment comme telles – pour employer ici une formule cartésienne – et qui pourraient servir de « point d’Archimède » pour l’édifice d’un savoir irréfutable, ne sont que des chimères. Les sciences partent de présuppositions tout à la fois indémontrables et contestables. Ces présuppositions ne peuvent que faire valoir leur productivité théorique. La géométrie euclidienne est parfaitement adaptée à la description du monde physique qui est le nôtre. Et c’est dans ce langage qu’est exprimée la grande œuvre de la physique newtonienne. Mais la géométrie de Riemann va se révéler comme la seule qui puisse sortir de la crise la physique classique au tournant du xxe siècle : dans la théorie de la relativité d’Einstein, l’espace n’a plus trois dimensions « immergées » en quelque sorte dans un temps absolu ; on doit au contraire le concevoir comme un « continuum spatio-temporel » à quatre dimensions.
De toutes ces aventures de la science moderne et contemporaine, va naître l’idée que la connaissance scientifique ne nous donne pas à voir la réalité physique elle-même mais seulement des descriptions variables de cette même réalité qui reste postulée comme un absolu insaisissable. On doit bien reconnaître qu’une théorie scientifique ressemble à la géométrie par bien des aspects. On suppose quelques principes fondateurs, indémontrables sinon par leur pouvoir explicatif et les conséquences qu’on en peut prédire.
Einstein présente ainsi la réalité du travail du physicien : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel et il ne peut même pas se représenter la possibilité et la signification d’une telle comparaison. Mais le chercheur croit certainement qu’à mesure que ses connaissances s’accroîtront, son image de la réalité deviendra de plus en plus simple et expliquera des domaines de plus en plus étendus de ses impressions sensibles. Il pourra aussi croire à l’existence d’une limite idéale de la connaissance que l’esprit humain peut atteindre. Il pourra appeler cette limite idéale la vérité objective. » (Einstein & Infeld : L’évolution des idées en physique.)
La répétition du verbe « croire » ne doit pas du tout être prise à la légère. La physique teste des croyances. Est encore une croyance l’idée que l’image que nous nous faisons du monde s’améliore au fur et à mesure, car une telle croyance est celle de l’existence d’une limite idéale que l’esprit humain peut atteindre ou du moins approcher. Cette croyance est efficace et sans doute est-elle ce que Platon appellerait une « opinion droite », mais elle reste une croyance. La science présuppose donc deux genres de croyances : 1° des croyances concernant les principes fondamentaux à partir desquels on peut construire une théorie robuste ; 2° des croyances concernant la validité et le sens de l’entreprise scientifique en tant que telle. La croyance au caractère absolu du temps qui est à la base de la physique de Newton est une croyance du premier genre ; la croyance en la possibilité d’approcher progressivement un certain idéal de la connaissance objective est une croyance du second genre. Les croyances du premier genre sont aisément modifiables puisqu’elles ne sont au fond que des auxiliaires nécessaires à la construction d’une théorie qui doit prouver sa valeur dans le champ expérimental par la démonstration de ses capacités prédictives. Par contre, il semble que la science se relèverait mal de l’abandon des croyances du second genre. Qu’il y ait une réalité objective dont nous pouvons nous rapprocher, c’est là une idée sans doute indémontrable mais qui présente un intérêt pour la raison.
Vue en quelque sorte de l’extérieur, une théorie scientifique apparaît comme un ensemble homogène. En fait, il n’en est rien. On doit distinguer au moins deux catégories de théories scientifiques : des théories locales solides et à peu près « insubmersibles » et des théories beaucoup plus larges qui comportent une large partie conjecturale assez fragile. À la première catégorie appartient, par exemple, la cinétique des gaz. Les grandes théories cosmologiques, comme les diverses variantes du « big bang », ou encore la théorie standard de l’évolution font partie de la deuxième catégorie. L’énoncé de l’équation du gaz parfait – (1) PV/T= constante – qui lie température volume, et pression pour un gaz monoatomique n’a pas du tout le même statut que l’énoncé affirmant que (2) l’âge de l’univers est approximativement de 15 milliards d’années. L’énoncé (1) est, en un sens, absolument certain. Dans un champ donné et moyennant des approximations maîtrisées, cet énoncé est « éternellement vrai », du moins si on admet que les lois de la nature ne changeront pas dans le futur. L’énoncé (2) est une conjecture éminemment contestable.
Ce qui sépare ces deux genres d’énoncés, ce n’est pas seulement une question de « vérité ». Par exemple, lorsqu’il étudie la chute des corps, Galilée en arrive à la formule x = – ½gt2 qui lie distance parcourue par un corps en chute libre dans le vide et temps écoulé. La théorie de Newton démontre que, stricto sensu, la formule de Galilée est fausse puisque l’accélération que subit un corps en chute libre n’est pas constante mais varie en proportion inverse du carré de la distance entre le centre de gravité du corps en question et celui de la Terre… Mais relativement à la masse de n’importe quel corps qu’on peut étudier dans une expérience de physique, la masse de la Terre est si grande et les variations des distances entre centre de gravité si faibles, qu’on peut faire « comme si » la formule de Galilée était valable. Théoriquement fausse, elle est pratiquement tout à fait fiable et donne une approximation largement suffisante pour les applications classiques. Par contre, ce qui pose problème dans un énoncé de type (2), portant sur l’âge de l’univers, ce n’est pas que 15 milliards d’années soit une bonne ou une mauvaise approximation ; c’est tout simplement la question de savoir si la recherche de l’âge de l’univers est une question sensée !
On peut supposer que l’immense majorité des savants fait la différence entre les énoncés de type (1) et les énoncés de type (2). Les théories produisant des énoncés de type (1) sont des outils de base auxquels on fait confiance, sans qu’ils suscitent beaucoup d’interrogations – sinon qu’on peut leur donner des perfectionnements de détail ou les appliquer dans des domaines non prévus initialement. Les énoncés de type (2) sont l’objet de discussions et de contestations. Ils définissent éventuellement des programmes de recherche, au sens de Imre Lakatos : la théorie du « big bang » est un programme de recherche en compétition avec un autre programme de recherches, celui de l’état stationnaire de l’univers défendu par quelques astronomes plus minoritaires. Mais comme on ne décide pas de la validité d’une théorie scientifique par un vote à la majorité qualifiée, il est impossible de soutenir sans abus des propositions du genre : « la science a démontré que l’univers est né il y a 15 milliards d’années ». La science a démontré qu’un corps en chute libre dans le vide, parcourt des distances proportionnelles au carré du temps écoulé, pour des distances assez faibles et des corps peu massifs par rapport à la Terre. Mais la science n’a rien démontré concernant le prétendu âge de l’univers.
La confusion entre ces deux types d’énoncés, entre les conjectures et les lois physiques conduit tout à la fois à la surestimation scientiste des pouvoirs de la science – la science devient presque surhumaine – et à la réaction irrationaliste : puisque les théories scientifiques changent sans cesse et se contredisent, cela prouve bien qu’elles ne nous disent rien de vrai ! Pour éviter ces dérives, le mieux est donc de séparer rigoureusement conjectures théoriques et lois de la nature, non pour éliminer les conjectures, mais pour leur restituer leur caractère problématique, bref pour défendre l’esprit critique propre à toute démarche scientifique authentique.
En droit, les croyances métaphysiques ou religieuses des savants n’ont pas de rapport avec leurs productions théoriques. En fait, il en va très différemment. Aussi bien positivement que négativement, les croyances non scientifiques des savants jouent un rôle clé dans l’élaboration des théories scientifiques. Kant a montré de manière à peu près définitive que nous n’avons aucune chance de donner une solution théorique à des questions comme celles de l’existence de Dieu ou de la liberté. Les grandes questions métaphysiques traditionnelles – qu’elles soient théologiques ou cosmologiques renvoient donc à la croyance. La doctrine officielle sépare par une cloison étanche deux domaines : le savant dans son laboratoire, scientifique pur, obéissant aux principes du positivisme, et le scientifique chez lui, athée ou religieux, matérialiste ou idéaliste. Cette image d’Épinal n’a que des rapports finalement assez lointain avec l’activité scientifique réelle.
L’idée qu’il y a une finalité dans la nature est non seulement une idée indémontrable mais, en outre, il a fallu mettre cette croyance entre parenthèses quand Galilée et Descartes ont jeté les bases de la science moderne. Cependant l’œuvre proprement scientifique d’Aristote aurait difficilement imaginable sans cette croyance que « la nature ne fait rien en vain ». C’est cette croyance qui le guide quand il conçoit la première grande classification du vivant, selon des catégories et des principes qui demeureront pratiquement jusqu’à nos jours. Nous avons donc l’exemple d’une croyance erronée (du point de vue de la science moderne) qui se révéla pourtant productive scientifiquement. On devrait également s’interroger sur le rôle de la foi religieuse dans l’œuvre de Descartes ou de Leibniz. La preuve de l’existence de Dieu chez Descartes n’en est, bien sûr, pas une. Mais c’est cette recherche métaphysique qui donne à Descartes l’audace de renverser l’édifice de la philosophie scolastique. La fonction apologétique que Leibniz donne à son travail philosophique et scientifique est patente : la science fait voir la plus grande gloire de Dieu.
Inversement, les croyances et les préjugés furent souvent ce qui empêcha les savants de voir ce qu’ils avaient devant les yeux. Buffon était persuadé que le récit biblique de la création du monde ne correspondait pas à la vérité historique et il accumule les premiers indices de ce qui pourrait donner la théorie de l’évolution. Mais il se refuse à tirer les conclusions de son travail scientifique. La théorie de l’évolution ne pouvait peut-être trouver sa première formulation scientifique que chez esprit aussi indifférent à la religion que Darwin.
Enfin, la science n’immunise pas contre des croyances plus irrationnelles. Le passé de la science en donne de très nombreux exemples. Copernic était astronome et astrologue et Newton consacrait une partie de son temps à l’alchimie. Mais c’est encore vrai aujourd’hui. En 1979, un colloque se tint à Cordoue qui réunissait de nombreux scientifiques sur le thème « science et conscience ». Il s’agissait de « réconcilier la démarche scientifique et la démarche mystique ». Un tel énoncé laisse rêveur : en dépit du soutien que lui apportaient certains prix Nobel, l’objectif même de ce colloque était absolument dépourvu de sens. Les modes ont changé. Après l’intrusion en physique du spiritualisme – et parfois même du spiritisme puisque à Cordoue on discuta de l’action possible à distance de la conscience sur la matière physique – c’est le « principe anthropique » qui énonce que l’Univers a été conçu dans des conditions extrêmement spéciales dans le but d’abriter la vie. Ce principe anthropique est une véritable régression intellectuelle vers l’anthropomorphisme et le finalisme aristotéliciens, c'est-à-dire les deux obstacles que la science moderne a dû renverser.
Ces croyances irrationnelles ne découlent pas de la pratique scientifique et ne lui apportent rien – à la différence des conjectures évoquées plus haut. Il n’y a pas des esprits rationnels et des esprits irrationnels comme il y a des chiens et des chats. Le scientifique est aussi prompt que n’importe qui à tomber dans les illusions anthropomorphes et les superstitions parce qu’il n’est nullement immunisé contre la domination des affects.
Mais peut-être la croyance scientifique la plus répandue est-elle la croyance dans la vérité scientifique. Nietzsche le dit : « Dans la science, les convictions n'ont pas droit de cité, voilà ce que l'on dit à juste titre : ce n'est que lorsqu'elles se décident à s'abaisser modestement au niveau d'une hypothèse, à adopter le point de vue provisoire d'un essai expérimental, d'une fiction régulatrice, que l'on peut leur accorder l'accès et même une certaine valeur à l'intérieur du domaine de la connaissance ‑ avec cette restriction toutefois, de rester sous la surveillance policière de la méfiance. Mais si l'on y regarde de plus près, cela ne signifie-t-il pas que la conviction n'est admissible dans la science que lorsqu'elle cesse d'être conviction ? La discipline de l'esprit scientifique ne débuterait-elle pas par le fait de s'interdire dorénavant toutes convictions ? Il en est probablement ainsi : reste à savoir s'il ne faudrait pas, pour que pareille discipline pût s'instaurer, qu'il y eût déjà conviction, conviction si impérative et inconditionnelle qu'elle sacrifiât pour son compte toutes autres convictions. On le voit, la science elle aussi se fonde sur une croyance, il n'est point de science « sans présupposition ». La question de savoir si la vérité est nécessaire ne doit pas seulement avoir trouvé au préalable sa réponse affirmative, cette réponse doit encore l'affirmer de telle sorte qu'elle exprime le principe, la croyance, la conviction que « rien n'est aussi nécessaire que la vérité et que par rapport à elle, tout le reste n'est que d'importance secondaire ». (F.Nietzsche, Le Gai Savoir, § 344)
La science a souvent été perçue comme opposée aux croyances religieuses. Pourtant, elle se présente aussi très souvent comme une nouvelle religion, une religion alternative aux religions basées sur la révélation.
L’exemple le plus connu de cette tentative de reconstruire la science comme religion est celui du positivisme d’Auguste Comte. La conception comtienne du développement de la pensée humaine est connue sous le nom de loi des trois états. L’humanité qui a commencé par l’état religieux, est passée à l’état métaphysique pour atteindre enfin l’état positif, celui de la science moderne. Dans l’état théologique, les hommes expliquent les phénomènes naturels par l’action d’être surnaturels. Dans l’état métaphysique, les êtres surnaturels font place à des principes abstraits. C’est l’état le moins productif du point de vue de la pensée. Enfin, dans l’état positif ou scientifique, la connaissance s’en tient aux faits établis dont elle recherche les lois générales, en délaissant la question des causes ultimes de toutes choses. Mais Comte ne s’en tient pas là. À chaque état de la connaissance correspond un état social. L’état positif est celui de la société industrielle, qui est bien la société conforme à l’âge des sciences. La « physique sociale » vise à donner les linéaments d’une sociologie. Mais cette dernière doit déboucher sur une action organisatrice. L’organisation sociale de l’âge industriel nécessite une religion nouvelle, la religion de l’humanité qui concerne aussi bien sa réforme morale que sa discipline physique.
Avec un esprit et des objectifs très différents, Einstein présente, lui aussi, la science comme la religion véritable. Selon lui, la religion est d’abord fondée sur la crainte : les représentations religieuses visent à « pallier l’angoisse de la faim, la peur des animaux sauvages, des maladies, de la mort. » Le second stade de la religion est celui de la religion morale. Enfin, Einstein essaie de définir un troisième stade qui, seulement pour des individus particuliers, dépasse ces deux premières formes de la religion. Ce troisième stade, Einstein l’appelle « religiosité cosmique », une notion nouvelle à laquelle ne correspond aucun Dieu anthropomorphe. « L’être éprouve le néant des souhaits et volontés humaines, découvre l’ordre et la perfection là où le monde de la nature correspond au monde de la pensée. L’être ressent alors son existence individuelle comme une sorte de prison et désire éprouver la totalité de l’étant comme un tout parfaitement intelligible. » (Comment je vois le monde, Flammarion, 1979)
Einstein soutient que « les génies religieux de tous les temps » ont partagé cette religiosité face au cosmos. La religiosité cosmique n’est enseignée par aucune Église, elle n’a ni dogme ni Dieu à l’image de l’homme. « Nous imaginons aussi que les hérétiques de tous les temps de l’histoire humaine se nourrissaient de cette forme supérieure de la religion. Pourtant leurs contemporains les suspectaient souvent d’athéisme mais parfois, aussi, de sainteté. Considérés ainsi, des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza se ressemblent profondément. »
Einstein fonde cette religiosité cosmique dans la connaissance scientifique, c'est-à-dire dans la connaissance rationnelle des liens de causalité entre les choses. Et c’est pourquoi cette religiosité refuse la religion conventionnelle et ses rituels. « Pour le scientifique, en effet, les mêmes lois générales causales de la physique gouvernent tous les évènements naturels : de la chute d’une pierre, au lancer d’un projectile et jusqu’à la volonté humaine elle-même. En ce sens, la nécessité physique exclut par principe l’existence d’un être d’un être supérieur, semblable à nous et qui, sur un mode semblable au nôtre peut agir dans la nature et en dehors de ces lois nécessaires. Les religions traditionnelles, basées sur une telle image de l’être suprême sont donc tout simplement dans l’erreur ; un accord entre science et religion est alors impossible et, dans la confrontation, la dernière doit succomber. » (Gustavo Cevolani : Einstein et Spinoza)
Au contraire de la religion traditionnelle, la religiosité cosmique d’Einstein se confond avec l’amour intellectuel de Dieu spinoziste. La connaissance des lois de la nature et de sa propre nature et la joie qui naît de cette connaissance : telle est, pour Spinoza, la réalité de cet amour de Dieu. Mais là où Spinoza reste encore très général, Einstein définit précisément cette religiosité scientifique : « le savant, lui, convaincu de la loi de causalité de tout évènement, déchiffre l’avenir et le passé soumis aux mêmes règles de nécessité et de déterminisme. La morale ne lui pose pas un problème avec les dieux, mais simplement avec les hommes. Sa religiosité consiste s’étonner, à s’extasier devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que le néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la servitude de ses désirs égoïstes. »
La religiosité cosmique est donc un sentiment de la nature qui accompagne le dévoilement de l’ordre de la nature. Il s’agit cependant bien d’une véritable croyance : le scientifique einsteinien croit que l’ordre des lois de la nature n’est l’ordre que l’esprit humain met dans la diversité du donné phénoménologique, mais bien l’expression (provisoire et à améliorer) de l’ordre profond d’une nature qui manifeste une intelligence – bien que cette intelligence ne soit pas pour lui celle d’un esprit transcendant mais bien la nature elle-même.
Pour conclure, on doit remarquer que la science non seulement ne peut se penser indépendamment des croyances qui lui servent de fondement ou qui lui donnent des mobiles, mais encore qu’elle produit à son tour des croyances. En premier lieu, alors que la science ancienne était réservée aux initiés – elle était par nature ésotérique – la science moderne est à la fois ésotérique et exotérique. Elle manifeste sa puissance à travers la technique qui n’est plus le « savoir immanent à l’action » dont parlait Platon mais l’application de la science. En second lieu, l’efficacité des résultats obtenus par les sciences de la nature a nourri l’illusion de la maîtrise et entretenu toutes les tentations d’étendre cette maîtrise à l’espèce humaine elle-même.
La science, par ses succès même, produit donc une croyance dans la science, une croyance aveugle qui a tous les traits des croyances irrationnelles. Ainsi toute application de la science est plus ou moins conçue comme bienfaitrice puisque découlant de la science elle-même bienfaitrice. On en a vu et on en voit encore de nombreux exemples dans le domaine des biotechnologies. Celui qui s’opposerait à telle ou telle application de la science est ipso facto dénoncé comme un obscurantiste qui refuse le progrès. La religion du progrès technique, confondu avec le progrès humain en général est devenue une des religions les plus influentes de notre époque.
- Elle confronte la faiblesse humaine à la toute puissance d’une force mystérieuse.
- Elle console du présent par des espoirs irraisonnés dans l’avenir : on ne fera pas la liste des promesses jamais tenues par les thuriféraires du progrès.
- Elle est imperméable à la critique rationnelle. De même que le mal dans le monde est nécessaire pour prouver la bonté de Dieu, de même les dégâts du progrès seront l’occasion de prouver la capacité du progrès technique à réparer leurs propres dégâts.
La science exotérique, destinée au grand public, a aussi produit quelques-unes des idéologies les plus redoutables de l’époque contemporaine. Ainsi, le racisme, sous ses diverses formes, n’est pas le témoin des préjugés du passé mais le produit, presque en ligne directe, des préjugés de la science moderne. Les vieux fantasmes de la « pureté du sang » ont repris vigueur sous l’influence des théories de l’hérédité. L’application des principes darwiniens de la sélection naturelle à la « gestion du parc humain » (pour reprendre l’expression du Peter Sloterdijk) et la tentative scientiste de réduire l’humain au biologique forment la matrice de la grande catastrophe du xxe siècle, ainsi que l’a montré André Pichot (cf. bibliographie).
Il s’agit d’une exploitation abusive de la science. Chez Darwin lui-même, on ne trouvera rien pour justifier, de quelque manière que soit, les théories du « darwinisme social ». Au contraire, ainsi que l’a montré Patrick Tort, Darwin explique comment avec l’apparition de l’homme l’évolution naturelle est en quelque sorte inversée avec l’apparition du phénomène moral et son développement chez l’homme civilisé. Reste à comprendre dans ce cas, comme dans de nombreux autres, comment l’œuvre d’un savant peut ainsi être contrefaite et pervertie en une idéologie radicalement étrangère à l’esprit et à la lettre de cette œuvre. Un des grands savants de notre temps, Francis Crick, co-découvreur avec James Watson de la structure en double hélice de l’ADN, a fait dans un congrès cette déclaration stupéfiante: « Aucun nouveau-né ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique… S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie. » Il n’y a, théoriquement, aucun rapport entre la découverte de la structure de l’ADN et ces affirmations insensées. Mais cela en dit long sur une certaine ivresse de la science et sur la manière dont la science et la technique peuvent fonctionner comme idéologie.
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Ecrit par dcollin le Mardi 6 Novembre 2012, 17:18 dans "Théorie de la connaissance" Lu 16909 fois.
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