Lecture de "Vers la paix perpétuelle" de Kant (3)
Le deuxième « article définitif en vue de la paix perpétuelle » concerne le droit des gens, c'est-à-dire le droit naturel en tant qu’il règle les rapports entre les nations. Pour Cicéron, la nature et le droit des gens se confondent : « Ce n’est pas seulement la nature, c'est-à-dire le droit des gens, qui a établi qu’il n’est pas permis de nuire à autrui pour satisfaire son intérêt propre ; les législations qui dans chaque cité règlent l’État ont décidé de même »[1]. Les législations propres à chaque cité sont pour Cicéron le « jus civile » – nous dirions droit positif ; le droit des gens apparaît ainsi comme le droit de la « communauté du genre humain ». Dans l’acception de Cicéron, le droit des gens recouvrirait non seulement les rapports entre nations, mais aussi ce que Kant va nommer droit cosmopolitique, droit de l’homme en tant qu citoyen du monde, puisque membre de la communauté du genre humain. Néanmoins la tradition va restreindre le droit des gens aux relations entre États. Selon Montesquieu « Le droit des gens est naturellement fondé sur ce principe : que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu’il est possible sans nuire à leurs véritables intérêts. »[2]
Hugo Grotius, tirant la leçon des déchirements religieux qui ont embrasé l’Europe chrétienne, tente de reconstruire le droit en supposant « ce qui ne peut l’être sans crime absolu – que Dieu n’est pas ou que les affaires humaines peuvent être gérées sans lui ». Le droit naturel n’est plus le droit tiré de l’ordonnancement divin du monde, mais celui que la raison humaine peut découvrir par ses propres forces ; « il consiste en certains principes de la Droite Raison qui nous font connaître qu’une action est moralement honnête ou déshonnête selon la convenance ou la disconvenance nécessaire qu’elle a avec une nature raisonnable et sociable ; et par conséquent que Dieu qui est l’Auteur de la nature, ordonne ou défend une telle action. »[3] C’est pourquoi le droit naturel « est immuable, jusque-là même que Dieu n’y peut rien changer ».(p.50)
Grotius distingue le droit humain comme le droit commun au plus grand nombre du droit civil qui émane de la puissance politique de chaque État. Il y a un donc un droit humain moins étendu que le droit civil et un droit humain plus étendu que le droit civil qui est le droit des gens. Grotius les définit comme « ce qui a acquis force d’obliger par un effet de la volonté de tous les peuples ou du moins de plusieurs. » (p.56) Si certains auteurs assimilent droit des gens et droit naturel, pour Grotius, il s’en distingue en ce qu’il n’est pas commun à tous les peuples et peut plutôt être comparé à un droit civil non écrit.
Pour Grotius, le droit naturel ne permet pas de condamner absolument la guerre. Les « premières impressions de la nature », au contraire, montrent que nous en avons la permission car « on fait la guerre pour la conservation de sa vie et de ses membres et pour maintenir ou acquérir les possessions des choses utiles à la vie » (p.68). De même, la droite raison nous permet d’user de la violence pour défendre notre vie. En conclusion, « le droit de nature, qui peut aussi être appelé droit des gens, ne condamne pas toutes sortes de guerres. »(p.72) Grotius étudie les nombreux cas de guerres justes compatibles non seulement avec la doctrine du droit naturel, mais aussi avec la doctrine chrétienne.
Cette doctrine de la guerre juste est la théorie dominante à laquelle Kant se confronte. Il s’en prend explicitement à Grotius et à ses successeurs : « rien que de funestes consolateurs » dont les arguties philosophiques ne servent qu’à « justifier une offensive de guerre » (90, viii-355). C’est toute la distinction entre guerres justes et guerres injustes, guerres offensives et guerres défensives, qui est ruinée. Si les États en guerre parlent de droit, il faut y voir en quelque sorte un hommage du vice à la vertu, un hommage qui n’est purement hypocrite, car il prouve « qu’on doit pouvoir rencontrer chez l’homme une disposition morale encore plus haute, bien qu’elle soit présentement en sommeil, à devenir maître un jour du mauvais principe en lui ».
À proprement parler, en effet, pour Kant, il ne peut y avoir de « droit de la guerre » puisque la guerre est toujours, par essence, la négation du droit. C’est pourquoi « le concept de droit des gens comme droit à la guerre ne veut proprement rien dire » (92, viii-356). Le droit à la guerre est celui « qu’exercent entre eux les États libres dans l’état de nature » donc un état où ils ne sont justement pas les uns à l’égard des autres dans un état juridique. Kant tente de définir les conditions du droit à la guerre, du droit pendant la guerre et du droit après la guerre, mais la guerre est un état dont on doit sortir pour entrer dans un état légal, celui de la paix perpétuelle. Sur le plan moral, il ne saurait y avoir aucun doute : « la raison moralement pratique énonce en nous son veto irrévocable : il ne doit pas y avoir de guerre, ni entre toi et moi dans l’état de nature, ni entre nous en tant qu’états »[4].
C’est pourquoi quand il y a guerre, « aucune des deux parties ne peut être déclarée ennemi injuste » (80, viii-346). En effet, l’état de guerre est un état de nature, dans lequel aucune sentence de caractère juridique ne peut être produite, puisqu’une telle sentence suppose précisément qu’on ne soit plus dans l’état de nature mais dans un état légal. Or dire qu’un ennemi est injuste, c’est poser une sentence juridique. De manière très positiviste, Kant en vient donc à déclarer que « seule la tournure des événements (comme dans un jugement dit de Dieu) décide de quel côté est le droit ». Pour les mêmes raisons, il ne peut y avoir de « guerre punitive » puisque, en l’état de nature, « il n’y a pas entre eux [les États] de rapport entre supérieur et subordonné » (80, viii-347). On le voit, les questions de Kant conservent pour nous, plus de deux siècles après Kant, une actualité brûlante.
La guerre, quand elle est devenu inévitable, n’est donc qu’un « triste expédient » et l’on doit tout faire pour éviter qu’elle ne se transforme en guerre d’extermination, tout comme on doit se garder de tout moyen qui « rendrait impossible la confiance réciproque dans la paix future », ainsi que le stipule le sixième article préliminaire.
Nous avons vu que la garantie première de la paix était la constitution républicaine des États. Par conséquent, le fait qu’un État n’ait pas une constitution républicaine constitue une cause majeure de guerre. Les articles préliminaires explicitent ces causes de guerre en définissant les réquisits de la paix.
La paix signifiant la fin des hostilités, le syntagme « paix perpétuelle » apparaît en effet comme un « pléonasme suspect » (76, viii-343) qui indique que, le plus souvent quand ils parlent de paix, les États ne désignent par là qu’une cessation provisoire des hostilités qui intervient parce que les deux parties sont « trop épuisées pour poursuivre la guerre ». La paix n’est possible que si les États renoncent à toute « réserve secrète » pouvant donner « matière à une guerre future ». On retrouve ici le principe de publicité : est juste seulement ce qui peut être défendu publiquement. En filigrane, on peut deviner une revendication qui deviendra un des mots d’ordre des pacifistes lors de la première guerre mondiale, savoir l’abolition de la diplomatie secrète. Ce sont en effet, pour l’essentiel, ces « réserves secrètes » et ces « anciennes prétentions dont on n’aime pas faire état présentement » qui aident à comprendre l’enchaînement des évènements qui ont plongé l’Europe dans la barbarie à l’été 1914.
Ce premier article préliminaire doit être lu comme la première affirmation du principe de justice en matière de politique internationale et comme une critique de la « realpolitik ». La fin de cet article le laisse entendre sur le mode ironique : « Mais si suivant les concepts éclairés de la prudence politique, l’État place son véritable honneur dans un constant accroissement de sa prudence, quel que soit le moyen utilisé, alors ce jugement paraîtra sûrement scolaire et pédant. » (76/77, viii-344) Les maximes de prudence sont pour Kant non pas les maximes de la raison pratique (morale) mais des maximes pragmatiques, c'est-à-dire des maximes qui définissent seulement l’adéquation rationnelle des moyens au regard de fins qu’on ne met pas en question et qui peuvent fort bien n’être pas morales. La formule des « concepts éclairés de la prudence politique » concerne ces prétentions du politicien « réaliste » que Kant critique à nouveau dans les appendices. Si on la relie à la critique de « la casuistique des jésuites » qui se trouve « en deçà de la dignité des gouvernants », cette « prudence politique » n’est autre que la maxime « la fin justifie les moyens », une maxime qui, bien que susceptible d’autres interprétations, est généralement utilisée pour légitimer l’usage de moyens que la morale réprouve.
Pour que la paix soit possible, les États doivent renoncer à la politique expansionniste. L’accroissement continu de la puissance étatique, on vient de la voir, est peut-être une maxime de prudence, mais certainement pas une maxime juste. Un État n’est pas un patrimoine et un gouvernement n’est pas un père de famille cherchant à augmenter son patrimoine. C’est pourquoi le deuxième article stipule qu’« aucun État indépendant ne doit être acquis par un autre État ». Kant précise « à la faveur d’un échange, d’un achat ou d’un don » mais c’est évidemment également l’annexion par les moyens militaires qui est condamnée. Puisque même les moyens pacifiques d’accroissement de la puissance condamnés, a fortiori les moyens guerriers sont encore plus condamnables. Un État, nous dit Kant a « sa propre racine » et par conséquent l’annexion est toujours condamnable car elle consiste en la destruction de la personne morale que représente toujours un État. Si la légitimité de l’État repose sur un « contrat originel », l’annexion « contredit ce contrat sans lequel « aucun droit sur un peuple n’est pensable ». Autrement dit l’unification de deux États n’est pas impossible mais à la seule condition que les peuples y consentent.
Le système des achats, des échanges et des dons qui considère les États comme un patrimoine personnel des gouvernements, c’est le système des monarchies en Europe. Ce sont les États qui veulent « s’épouser » et ce « nouveau type d’industrie » qui consiste à « se rendre hégémonique (…) par des alliances familiales ». Or ce système est la racine de toutes les guerres européennes de l’époque qui naissent des prétentions des familles régnantes. Inversement, les constitutions révolutionnaires françaises (de 1791 aussi bien que de 1793) proclament les droits des peuples et renoncent solennellement aux guerres de conquête. Ici encore, bien que de manière implicite, Kant défend la constitution républicaine, celle de la révolution française, contre les monarchies qui se sont coalisées contre elle.
La critique de la politique de puissance se poursuit au cinquième article préliminaire. « Aucun État ne doit s’immiscer par la violence dans la constitution et le gouvernement d’un autre État » (79, viii-346). Kant polémique encore contre tous ceux qui tentent de justifier l’intervention contre la France révolutionnaire. Admettons que la conduite d’un État soit un « scandale » – les cours d’Europe sont scandalisées par les évènements français – Kant ironiquement rétorque que « l’exemple du grand mal qu’un peuple s’est attiré par son absence de loi peut servir d’avertissement ». Kant généralise ici un principe de droit : « le mauvais exemple qu’une personne libre donne à l’autre (…) ne lèse pas cette dernière ». On peut moralement critiquer celui qui se conduit mal mais non pas le soumettre aux foudres de la loi tant que personne n’est lésé. Le droit, comme l’affirme la Métaphysique des mœurs, a pour principe : « Agis extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle »[5]. Ce n’est pas « agis moralement » car alors ce sont les intentions qui seraient soumises au droit et la confusion entre droit et moralité serait contraire au principe même de la liberté. Ces principes valent également dans les droits des gens puisque les États y sont considérés comme des personnes morales. Par conséquent sauf dans le cas où la séparation à l’intérieur d’un État est devenue un fait – dans ce cas une intervention pour soutenir une partie contre l’autre est admissible – toute ingérence doit être condamnée comme « atteinte aux droits d’un peuple ». L’exception est d’ailleurs intéressante par elle-même. Elle ne peut faire penser qu’à un seul événement historique proche : la guerre d’indépendance américaine, où la France, s’ingérant dans les affaires intérieures de la Grande-Bretagne, a apporté son soutien aux « insurgeants ». Exception significative : il s’agissait là d’établir un gouvernement républicain contre un régime, le régime anglais, dont Kant estime le plus souvent qu’il n’a que les apparences de la constitution de droit mais est, en fait, une sorte de despotisme.
Le troisième article préliminaire indique qu’ « avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître ». C’est encore là un thème républicain classique. Machiavel et Spinoza défendent l’idée qu’un peuple libre est un peuple armé, un peuple qui ne saurait remettre sa défense à des armées mercenaires. L’argument de Kant contre les armées permanentes est différent. Il estime que l’existence de ces armées est en elle-même cause de guerre. En temps de paix, chaque État est tenté de se surpasser – et de surpasser les autres États – « par une quantité illimitée d’hommes armés ». On parlerait aujourd’hui plutôt de courses aux armements. Donc les armées permanentes sont dangereuses non directement pour la liberté du peuple, comme le soutiennent les républicanistes classiques, mais pour la paix. Cependant, Kant rejoint la position des républicanistes dans la défense de l’idée de peuple armé, et il soutient « l’exercice en armes, pratiqué périodiquement et volontairement par les citoyens en vue d’assurer leur sécurité et celle de leur patrie contre les attaques extérieures » (78, viii-345).
Plus généralement, les menaces contre la paix résident dans les trois puissances : la puissance des armées, la puissance des alliances, la puissance de l’argent, puisque « cette dernière pourrait bien être l’instrument de la guerre ». On doit encore une fois noter que Kant prend parti et que les thèses philosophiques ont des prolongements politiques évidents pour tout lecteur qui connaît le contexte. Ainsi les armées permanentes sont évidemment celles des puissances monarchiques européennes alors que le peuple armé qui défend sa sécurité et celle de sa patrie désigne à l’évidence la France révolutionnaire qui venait de décréter la « levée en masse » lors de la bataille de Valmy, une levée en masse dont on doit rappeler qu’elle ne reposait pas sur le système autoritaire de la conscription mais sur le volontariat.
De même lorsque Kant s’en prend au système de l’endettement en vue d’augmenter sa puissance financière pour en faire un trésor de guerre, est visée « cette invention judicieuse d’un peuple commerçant de ce siècle », c'est-à-dire la politique de la Grande-Bretagne qui est le véritable chef de la coalition anti-française. Cependant, au-delà du contexte précis dans lequel Kant écrit, on constatera la permanence des problèmes soulevés dans l’histoire mondiale.
Kant définit le droit des gens en comparant les États à des particuliers dans l’état de nature. Les particuliers dans l’état de nature se lèsent mutuellement « par leur seule coexistence » et il leur est donc nécessaire d’entrer dans une constitution civique. De même les États ne peuvent rester dans l’État de nature et doivent entrer dans une constitution civique universelle, une « alliance de peuples » qui pourtant ne serait pas un « État de peuples ».
La position kantienne doit être comprise avec précision, surtout aujourd’hui où les idées courantes opposent la souveraineté des nations et l’existence d’un ordre pacifique international. On assimile volontiers la revendication de souveraineté au nationalisme voire au chauvinisme et l’idée – confuse – de « mondialisation » se donne l’annonce d’un avenir radieux où s’effacerait la division de l’humanité en peuples distincts.
Théoriquement, les États devraient être amenés à renoncer à leur existence indépendante, de la même manière que les particuliers renoncent à la « liberté sauvage » de l’état de nature, en vue de se soumettre à un pouvoir souverain unique, un « État des peuples » – et c’est cette perspective qui est avancée dans L’idée d’une histoire universelle. Une telle perspective serait évidemment conforme aux principes moraux de la raison pratique qui fait de l’humanité une communauté. Mais on doit constater que les peuples « suivant leur idée du droit n’en veulent pas ». Théoriquement donc, serait nécessaire une « république mondiale », mais de fait on doit se contenter d’une « alliance permanente, protégeant de la guerre et s’étendant toujours plus loin » (93, viii-357). Solution dont Kant craint l’instabilité puisqu’elle « présente le constant danger d’exploser ». Ainsi l’alliance permanente des États souverains apparaît-elle dans un premier temps comme un pis-aller, faute de pouvoir fixer comme objectif réaliste la république universelle qui rendrait en quelque sorte caduque le droit des gens.
Cependant, l’annexe I vient donner toute sa valeur au droit des gens. La possibilité de la république universelle est réfutée, non à cause de la malignité des gens, mais parce que la nature ne le veut pas. Plus : Kant affirme que l’existence d’états indépendants, séparés, « vaut encore mieux que la fusion des États en une puissance dépassant toutes les autres et se transformant une monarchie universelle » (106, viii-367). En voulant réaliser la république universelle, on serait conduit à la monarchie universelle et donc à une forme de gouvernement contraire à la liberté. Kant donne l’explication : « en effet, les lois, au fur et à mesure que le gouvernement prend de l’extension, perdent de plus en plus de leur vigueur et un despotisme sans âme, avoir extirpé les germes du bien, tombe finalement quand même dans l’anarchie. » Il y a sans doute là comme un écho du Contrat Social de Rousseau qui affirme que l’extension de la République est le plus sûr moyen de la transformer en despotisme. Or, cette volonté de dominer semble inhérente à l’État qui veut s’assurer la paix par l’empire sur les autres États. Mais la nature s’oppose à cette tentation impériale de tous les États. Elle empêche l’unification des peuples sous un même gouvernement en les empêchant de se mélanger par « la diversité des langues et des religions ». Cette diversité est à la racine des haines nationales et des guerres, mais le progrès de la civilisation conduira à une entente non despotique, qui transformera l’hostilité en échanges et la haine en émulation. De même que « l’insociable sociabilité » des individus, dans L’idée d’une histoire universelle, conduisait nécessairement à la création d’un État de droit, de même il y a une espèce d’insociable sociabilité des nations qui finalement fonde la stabilité de l’union des nations et garantit la paix. C’est pourquoi Kant peut dire que « la nature sépare sagement les peuples » (107, viii-368).
Résumons : en ce projet d’assurer la paix perpétuelle, le mieux (la république universelle) se révèle finalement l’ennemi du bien (l’union fédérative) et finalement la raison s’accordant avec la sagesse de la nature doit préférer cette solution.
La conception kantienne du droit des gens repose bien sur une sorte de contrat social universel, mais un contrat social qui ne crée pas de souverain et dont la stabilité repose, en dernière analyse, sur le caractère raisonnable des contractants. C’est pourquoi le deuxième article définitif est nécessairement précédé par le premier, c'est-à-dire par la constitution républicaine des États, seule véritable garante de la paix.
Le projet kantien n’est pas resté un projet purement théorique qui n’aurait rien valu en pratique. Bien au contraire, l’idée d’une union de nations libres a été le fil directeur de tous les mouvements qui, au cours des deux derniers siècles, ont voulu donner une alternative à la guerre et au conflit terrible des puissances. Ce fut tout d’abord l’internationalisme des mouvements ouvriers et socialistes. On a souvent mal compris la proclamation de Marx et Engels dans le Manifeste communiste : « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Ils n’ont pas de patrie, car le mode de production capitaliste la leur retire. Pourtant, les socialistes et les communistes héritiers de Marx se sont voulu « internationalistes ». Le mot le dit assez : pour qu’il y ait internationalisme, il faut qu’il y ait des nations qui s’entendent, donc qui continuent d’exister de manière séparée. Dans l’internationalisme, il ne s’agit pas de fusion des peuples, mais de leur amitié, rendue possible quand les puissances de l’argent et des armées ont été renversées. C’est d’ailleurs seulement ce qui permet de comprendre le soutien constant de Marx aux mouvements nationaux irlandais ou polonais contre les empires qui les opprimaient. Inversement, la catastrophe qu’a été la dictature stalinienne en Union Soviétique peut s’expliquer, en partir, par la volonté de réaliser de force une « république universelle des soviets », depuis l’invasion de la Pologne et de la Finlande à la fin de la première guerre mondiale jusqu’à la doctrine de la « souveraineté limitée » servant à justifiant l’intervention des troupes russes lors du « printemps de Prague » ou en Afghanistan. Comme Kant le prévoyait, la fusion des peuples, la négation de l’indépendance des nations débouchait sur le despotisme.
Pour que la guerre de 1914-1918 soit la « der des ders », les grandes nations démocratiques imaginèrent de créer une « société des nations » dont la dénomination même était parfaitement kantienne. On sait que la SDN devint rapidement le champ clos d’affrontements et se révéla impuissante à empêcher la Seconde Guerre mondiale. L’expérience semblait démentir les espoirs que Kant pouvait mettre dans une telle organisation comme moyen de conjurer la guerre. Mais là, c’est certainement le premier article définitif qui faisait défaut. Beaucoup des membres de la SDN n’étaient pas des États dotés d’une constitution républicaine et c’est au contraire la montée des tyrannies fascistes qui caractérise la période. Quant aux États à constitution républicaine, ceux-ci n’étaient souvent, au regard des critères kantiens, que des apparences de républiques puisqu’elles contrôlaient de vastes empires et que la politique des uns et des autres fut de jouer à des jeux dangereux avec les États totalitaires.
Finalement, du point de vue empirique, rien ne permet de ranger le projet kantien au rang des utopies ou des rêveries philanthropiques comme pouvait l’être le Projet de paix perpétuelle de l’abbé de Saint-Pierre.
Le droit cosmopolitique est le droit de l’homme en tant que citoyen du monde. L’idée d’un droit cosmopolitique trouve son origine dans le droit naturel antique, tel que Cicéron l’a exposé. La communauté en nature des hommes fonde une communauté du genre humain qui définit les droits les plus fondamentaux. Selon la conception ancienne, le juste est ce qui est utile à tous. Ainsi « Si la nature prescrit de prendre soin d'un homme pour cette seule raison qu'il est homme, il faut bien que, selon la nature aussi, il y ait un intérêt commun à tous »[6]. Cette idée commande toute la hiérarchie des devoirs : « il est absurde de dire, comme certains, que l'on n'enlèvera rien à un père ou un frère dans son propre intérêt, mais que pour le reste des citoyens, c'est une autre affaire : les gens qui parlent ainsi décident qu'ils n'ont point de lien de droit avec leurs concitoyens, qu'ils ne forment avec eux aucune société en vue de l'utilité commune : pareille opinion rompt avec toute association civile. »
Or, ce qui frappe dans la manière dont Kant pose le droit cosmopolitique, c’est qu’il est extrêmement limité. « Le droit cosmopolitique doit se restreindre aux conditions aux conditions de l’universelle hospitalité. » (93, viii-358) Mais c’est pour ajouter immédiatement que l’hospitalité n’est pas à entendre ici comme une question de philanthropie mais comme une question de droit. Cela signifie que cette universelle hospitalité doit faire partie du système du droit que reconnaît chaque État. Toute personne arrivant sur le territoire d’un pays ne peut être traitée en ennemi et ne peut être renvoyée que si cela ne signifie pas sa perte. Ce droit est donc un simple « droit de visite ». Sont ici fondés deux principes fondamentaux des États de droit contemporains : 1° le principe de libre circulation des hommes et 2° le droit d’asile pour les réfugiés, c'est-à-dire ceux dont le renvoi signifierait la perte. La caractère très restreint du droit cosmopolitique kantien ne doit pas nous tromper. D’une part, en lui-même, il reste encore très largement un idéal que les États les plus démocratiques et les plus universalistes ne respectent que moyennant des restrictions fortes. La politique des visas adoptée par les pays du Nord à l’égard des pays du Sud est le plus souvent une dénégation pure et simple du droit de visite. Quand au droit d’asile, il se réduit bien souvent à la gestion internationale des camps de réfugiés. D’autre part, le droit cosmopolitique est, pour Kant, le point de départ d’un long développement polémique contre la colonisation et contre la cruauté des nations qui se disent « civilisées ».
Une lecture superficielle a souvent conduit les commentateurs à faire de Kant le philosophe d’un moralisme abstrait, désincarné, privé de toute effectivité. Il n’en est rien. Le développement historique concret de l’humanité donne une preuve de la validité du droit cosmopolitique.
Le droit de visite, précise d’abord Kant, n’est pas un « droit de résidence ». En termes contemporains, la politique de l’immigration reste du ressort de la souveraineté des États puisque ce droit de résidence exigerait « un traité particulier de bienfaisance qui ferait de lui pour un certain temps un habitant du foyer » (94, viii-358). Donc le droit de résidence est conditionnel et Kant ne voit nulle injustice dans ce caractère conditionnel. L’expression « habitant du foyer » dit bien que l’étranger invité à s’installer sur le territoire national est un hôte accueilli par bienfaisance. Mais en ce qui concerne le droit de visite, il a un caractère, au contraire, inconditionnel. « Ce droit, dû à tous les hommes, est celui de se proposer à la société, en vertu du droit de la commune possession de la surface de la terre, sur laquelle, puisqu’elle est sphérique, ils ne peuvent se disperser à l’infini mais finalement se supporter les uns à côté des autres et dont personne à l’origine n’a plus qu’un autre le droit d’occuper tel endroit. »
Ainsi le droit cosmopolitique se déduit du « droit de la commune possession de la surface de la terre ». La Métaphysique des mœurs précise ce dont il s’agit de la « communauté originaire du sol et avec elles des choses qui s’y trouvent », laquelle est « une Idée qui possède une réalité objective (juridiquement pratique) et qui est tout à fait distincte de la communauté primitive (…) qui est une fiction. »[7] La communauté primitive est un stade historique supposé ayant existé – on retrouve cette idée par exemple dans le matérialisme historique sous le nom de communisme historique. Mais Kant ne veut pas nous dire qu’il y a eu une époque où la possession du sol était commune. Si une telle communauté avait existé, elle aurait dû être instituée par un contrat, fondé sur la renonciation de tous les contractants à la possession privée et donc il ne s’agirait nullement d’une possession originaire. La communauté originaire du sol est une « Idée ». On doit l’entendre au spécifique de Kant. Les Idées se distinguent des concepts en ce qu’elles ne se rapportent pas à une expérience possible. Elles jouent essentiellement un rôle régulateur du point de vue théorique. En revanche, dans l’usage pratique de la raison, les Idées jouent un rôle, actif. L’idée de liberté, bien qu’étant en elle-même « mystérieuse » est cependant ce à partir de quoi peut être construite la morale, c'est-à-dire l’usage pratique de la raison. La communauté originaire du sol « renferme a priori le principe de la possibilité d’une possession privée ». Le conditionné présuppose l’inconditionné, bien que l’inconditionné soit d’atteinte de la puissance de notre esprit. De manière analogue, bien que la possession commune originaire (Kant dit aussi « collective ») ne soit pas connaissable comme fait historique, elle est un principe juridique à partir duquel peut être fondé le droit privé. C’est pourquoi elle est bien « juridiquement pratique ».
On en déduit que la répartition des hommes sur la surface de la terre, leur appropriation de telle parcelle de cette surface n’est pas logiquement le fait premier. Ce qui est premier c’est l’existence de la communauté humaine possédant originairement en commun tout le sol. Pour qu’il y ait propriété privée, donc, il faut que les hommes aient déjà construit du droit, c'est-à-dire aient commencé de trouver de « se supporter ». La réalité objective de cette idée est donnée dans « le plan de la nature ». Les hommes sont souvent séparés par de vastes étendues inhabitées, mais les moyens sont à leur disposition pour « se rapprocher les uns des autres par-delà les contrées sans maître », le chameau pour traverser les déserts et les vaisseaux qui font des mers un moyen de relier les hommes.
Les vaisseaux permettent ce lien, mais il est seulement limité « à la recherche des conditions de possibilité d’un commerce avec les anciens habitants », mais comme l’hospitalité inscrite dans le droit cosmopolitique ne donne pas le droit de résidence, ceux qui utilisent leur puissance maritime pour aller s’installer au-delà des mers et ne se contentent pas du « droit de visite », ceux-là commettent une injustice. En effet, « la conduite inhospitalière des États civilisés et particulièrement des États commerçants de notre partie du monde » transforme le droit de visite en conquête et cela « va jusqu’à l’horreur ». Toutes ces conquêtes provoquent « l’oppression des indigènes le soulèvement des divers États de ce pays, et jusqu’aux guerres largement étendues, la famine, la rébellion, la trahison et toute la litanie des maux qui oppriment le genre humain qu’on peut continuer à égrener. » (95, viii-359). Du coup, les restrictions que la Chine et le Japon mettent au droit de visite sont pleinement justifiées.
Kant ne se contente pas de la protestation contre le colonialisme, laquelle est relativement courante à l’époque des Lumières[8]. Les conquêtes coloniales apparaissent comme la source de nouvelles guerres entre les puissances européennes. Car « l’esclavage le plus cruel et le plus calculé » (96, viii-359) ne rapporte pas de « véritable bénéfice » et sert seulement à « mener ainsi à nouveau des guerres en Europe ». Kant s’en prend aux puissances « qui font grand cas de piété » alors qu’elles « s’abreuvent de l’injustice ». Encore une fois, la première puissance visée est l’Angleterre – puisque la France vient d’abolir l’esclavage dans « les îles à sucre ».[9]
Ainsi s’affirme la réalité objective du droit cosmopolitique qui n’est pas une vague affirmation morale que nous sommes citoyens du monde, mais un principe juridique non écrit et écrit qui doit s’imposer au moment où « la communauté (plus ou moins étroite) formée par les peuples de la terre ayant globalement gagné du terrain, on est arrivé au point où toute atteinte au droit dans un seul lieu de la terre est ressentie en tous. » (96, viii-360). On ne peut qu’admirer comment, presque dans le détail, Kant anticipe toutes les critiques modernes de l’impérialisme, qui « porte en lui la guerre comme la nuée l’orage », ainsi que le disait Jean Jaurès, du partage du monde entre les grandes puissances et des effets néfastes de la domination du commerce. La « mondialisation » et ses conséquences ne datent pas de la fin du xxe siècle ! Et c’est d’une manière extraordinairement actuelle que Kant nous invite à faire du droit cosmopolitique le moyen de penser globalement le droit de chacun.
[2] L’Esprit des Lois, 1ère partie, I, 3.
[3] Du droit de la guerre et de la paix, traduit par J. de Barbeyrac, I, chap. I, Amsterdam, 1724, p.48
[5] Introduction à la doctrine du droit, Œuvres III, p.479, vi-231
[6] Cicéron : op. cit. III, vi
[7] Doctrine du droit, §6, remarque, Œuvres III, p.501, vi-251
[8] voir, par exemple, la contribution de Diderot à l’Histoire philosophique et politique du commerce et des établissements des Européens dans les Deux-Indes de l’abbé Raynal.
[9] Bonaparte le rétablira.
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Ecrit par dcollin le Jeudi 6 Octobre 2011, 19:06 dans "Enseigner la philosophie" Lu 10729 fois.
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