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Le bonheur: un définition problématique

Leçons sur le bonheur (I)

Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N’est-ce pas un sanglot de la déconvenue ?
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues
Terre ! Terre ! Voici ces rades inconnues.
Aragon

 

Si on s’interroge sur le sens de la recherche du bonheur, il est préférable de commencer par définir le bonheur lui-même. Le bon vieux dictionnaire de philosophie de Lalande ne consacre au bonheur que quelques lignes et repère trois sens différents : A) chance favorable ; B) état de satisfaction complète qui remplit toute la conscience ; C) satisfaction de toutes nos inclinations. Rien de plus que Littré. Plus disert le Larousse de la philosophie (2003) y consacre sept pages. C’est que, si le malheur est assez facile à identifier, la définition du bonheur fuit dès qu’on s’en approche.

On ne peut pas même recourir à l’expérience : les gens heureux n’ont pas d’histoire, dit-on ! Ils n’ont rien à raconter. Les philosophes ne nous semblent guère plus utiles. Ils se disputent sur la question de savoir en quoi réside le bonheur. Les uns le mettent dans le plaisir, les autres dans la ou la liberté, d’autres encore dans le plaisir que l’on éprouve à la pratique vertueuse, et ensuite ils se disputent sur la définition du plaisir ou sur celle de la .

Si on interroge des individus pris au hasard, comme pour un sondage, on obtiendra du bonheur des définitions d’une platitude insondable, des définitions dont tout le monde sait qu’elles ne définissent pas le bonheur :

  • on veut être heureux en famille, mais la famille n’est pas heureuse en elle-même. Elle peut même être l’enfer : « familles, je vous hais », disait Nathaniel dans Les nourritures terrestres.

  • On veut être heureux dans son métier, mais le métier n’est jamais qu’un moyen pour se procurer ce que l'on considère, à tort ou à raison, comme les conditions du bonheur. Dans le travail, le maximum de bonheur que la plupart des gens peuvent espérer, c’est de n’être pas trop malheureux.

  • On peut espérer être heureux en amour. Mais Aragon nous prévient : « il n’y a pas d’amour heureux ».

En réalité, il s’agit toujours d’être heureux en quelque chose, d’être heureux sous une certaine modalité, mais jamais d’être heureux tout court. C’est un bonheur toujours relatif à quelque chose qui n’est pas lui.

Le bonheur, si on suit l’étymologie, n’est pas autre chose que la bonne fortune : l’heur, c’est la chance, le hasard qui vient modifier le cours nécessaire et prévisible des choses, un coup caché du destin.

De ce côté-là non plus, nous n’aurons pas de définition satisfaisante du bonheur. La bonne fortune, c’est un heureux hasard, un événement fortuit qui vient d’un seul coup favoriser nos desseins. « Au petit bonheur, la chance » : la chance n’est donc qu’un petit bonheur, un bonheur contingent. Pas le bonheur, le grand bonheur, durable, et mérité parce que correspondant à ce que nous sommes par essence. Mais nous entendons par bonheur, non pas ce que nous dit l’étymologie mais bien plutôt ce que les philosophes de l’Antiquité désignaient comme « la vie bonne », la vie la plus conforme à la nature humaine, celle dans laquelle nous atteignons le « Souverain Bien », le « summum bonum » des Latins.

Ajoutons que la question du bonheur est sursaturée. « Le bonheur est une idée neuve en Europe » répète-t-on en reprenant Saint-Just. Mais sans bien comprendre de quoi il s’agit vraiment. Il faudra en tout cas se demander ce que cela peut vouloir dire.

On peut même craindre que le droit à la poursuite du bonheur ne soit devenu le bonheur obligatoire. Les rayons des libraires regorgent de livres sur la bonne manière d’être heureux, sur l’épanouissement de sa personnalité, sur le « développement personnel » sans parler de toutes les recettes plus spécifiques qui sont censées sinon apporter le bonheur lui-même du moins en fournir les ingrédients essentiels. Être malheureux, inversement, est une sorte de tare : vous êtes malheureux, faites-vous soigner au plus vite. Le malheur est comme la grippe : il doit y avoir des médicaments pour ça.

Valeur instrumentale et valeur intrinsèque

Laissons là ces multiples tentations de la vie moderne qui nous détourneraient de notre chemin. Si nous ne voulons pas nous perdre dans les diverses modalités des bonheurs frelatés proposés en vente dans les supermarchés, il faut essayer de construire un concept du bonheur, dire ce que peut bien être ce bien en soi que nous recherchons.

Mais il n’est guère plus facile de définir le bon en soi, le bien en soi, que le bonheur.

Ce qui est bon l’est parce qu’il est bon à quelque chose. X est bon pour Y ; l’exercice physique est bon pour la santé ; l’homme charitable est bon pour les miséreux. Nous souhaitons la santé parce qu’elle est bonne pour nous et toutes ces choses qui sont bonnes pour nous constituent des biens. Quant au bien, il est le plus souvent un mode de l’action. Ce plombier travaille bien : le robinet ne recommence pas à fuir dès qu’il a tourné les talons ! Mais le perceur de coffres-forts travaille bien, lui aussi, s’il réussit habilement à percer les coffres-forts réputés inviolables et à partir avec le magot ! Le bien n’apparaît bien que relativement à une fin.

Les philosophes distinguent souvent ce qui a une valeur instrumentale de ce qui possède une valeur intrinsèque. Ce qui a une valeur instrumentale, c’est ce qui n’est bon qu’en tant qu’il est un moyen en vue d’une fin : un bon stratège n’est bon qu’en tant qu’il permet de remporter la victoire, mais cela ne dit rien de la valeur de la guerre ou des vertus guerrières d’une . Ce qui possède une valeur intrinsèque est au contraire ce qui n’est choisi que pour lui-même. Pour le marchand d’art, un tableau de maître a une valeur marchande, c'est-à-dire instrumentale, car il est un moyen de gagner de l’argent. Pour l’amateur, ce tableau a une valeur intrinsèque, il vaut par lui-même, indépendamment de toute autre fin.

Rechercher le bonheur, serait donc rechercher ce qui vaut pour lui-même et non ce qui n’a de valeur qu’instrumentale.

Y a-t-il de l’absolument bon ?

Mais cette distinction reste problématique.

Il n’est pas toujours facile de distinguer ce qui est fin absolue et ce qui est simple moyen.

  1. toute fin en soi n’est pas nécessairement à poursuivre : par exemple le plaisir n’est pas un moyen. On peut bien dire qu’a une valeur intrinsèque et pourtant rien ne prouve (comme on le verra) qu’il doive être poursuivi pour lui-même.

  2. Des moyens différents peuvent conduire à une même fin et souvent nous ne savons pas trop comment choisir. « La fin justifie les moyens » : soit. Mais comment savoir si tel ou tel moyen sera justifié.

  3. Il y a souvent conflit entre des fins également désirables.

Si on ne peut pas chercher de l’absolument bon de cette manière, il faut se poser les questions autrement. Les effets sont toujours proportionnés aux causes, dit-on, et par conséquent, le plus grand bonheur celui-ci qui sera produit par les plus meilleures actions. Donc si nos actions dépendent de la volonté – et c’est assez naturel de penser ainsi puisque ce qui ne dépend pas de notre volonté peut difficilement être considéré comme notre action – alors le plus grand bonheur découlera de la bonne volonté. C’est la position que soutient Descartes. La constante de volonté de bien faire est la suprême et même ajoute-t-il nous éprouvons par là la plus grande des satisfactions.

Mais même cette austère qui, à l’instar des anciens Stoïciens, fait résider le bonheur dans la pose problème. Seule la bonne volonté est véritablement bonne, dit Kant. Mais faire, en toute circonstance, de sa bonne volonté le principe de l’action, cela ne rend pas particulièrement heureux, tout au plus, nous dit encore, cela nous rend « dignes d’être heureux ».

« Ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses oeuvres ou ses succès, ce n'est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c'est seulement le vouloir ; c'est-à-dire que c'est en soi qu'elle est bonne ; et, considérée en elle-même, elle doit sans comparaison être estimée bien supérieure à tout ce qui pourrait être accompli par elle uniquement en faveur de quelque inclination et même, si l'on veut, de la somme de toutes les inclinations. Alors même que, par une particulière défaveur du sort ou par l'avare dotation d'une nature marâtre, cette volonté serait complètement dépourvue du pouvoir de faire aboutir ses desseins ; alors thème que dans son plus grand effort, elle ne réussirait à rien ; alors même qu'il ne resterait que la bonne volonté toute seule (je comprends par là, à vrai dire, non pas quelque chose comme un simple voeu, mais l'appel à tous les moyens dont nous pouvons disposer), elle n'en brillerait pas moins, ainsi qu'un joyau, de son éclat à elle, comme quelque chose qui a en soi sa valeur tout entière. L'utilité ou l'inutilité ne peut en rien accroître ou diminuer cette valeur. »1

L’inconditionné résiderait ainsi dans la valeur , seule valeur véritablement intrinsèque. Mais Kant sépare nettement la du bonheur, l’idée de « bonheur moral » étant, selon lui, une contradiction dans les termes. Si j’agis en effet par pure bonne volonté, je n’agis pas en fonction des avantages que j’en escompte. Si j’agis en vue d’être satisfait d’avoir bien agi, alors ma volonté n’était pas une bonne volonté mais une volonté hétéronome, pour reprendre le vocabulaire de Kant, c’est-à-dire une volonté guidée par d’autres fins que la raison.

De plus, même ce caractère absolu de la valeur mérite d’être questionné. Si la bonne volonté est absolument bonne, indépendamment de ses effets, de la réussite ou de l’échec de l’action, n’est-ce parce qu’il faut faire briller d’un éclat tout particulier l’action accomplie uniquement par devoir, l’action absolument désintéressée ? Et cela pourrait bien avoir affaire plus avec les impératifs de la vie sociale, inculqués aux individus qu’avec la raison pure kantienne – Kant donnerait une sanction transcendantale aux principes sociaux finalement les plus communs. La conscience dont Kant fait la théorie n’est-elle pas autre chose que l’intériorisation dans le « sur-moi » des contraintes sociales, c’est-à-dire de ce qui est bon pour la vie sociale dans son ensemble et qui, au premier chef, ne nous semble pas bon pour nous ?

Si les individus étaient incapables d’agir seulement par devoir, indépendamment de leur espoir de réussir et des avantages de l’action, la vie sociale ne serait sans doute pas possible. Ainsi, ce qui nous semble avoir une valeur absolue – l’action – pourrait bien n’avoir de valeur que relativement à un impératif plus élevé, celui du maintien de la vie sociale, condition même de l’existence de l’espèce humaine.

Y a-t-il un souverain bien?

De la même manière, il semble bien que tout ce que nous pourrions élever au rang de souverain bien tombe dans les mêmes apories. Il y a des biens désirables par eux-mêmes et des biens qui ne sont que des moyens d’atteindre ces biens désirables par eux-mêmes. Ainsi la bonne santé est-elle désirable par elle-même et l’exercice physique est un moyen de la bonne santé. Personne ne voudrait être en mauvaise santé et on ne pourrait guère se dire heureux étant malade. Mais la bonne santé n’est pas le bonheur. On peut être en bonne santé et malheureux comme les pierres. On peut inclure la santé dans la liste des ingrédients du bonheur mais les faits divers sont pleins d’histoires de gens qui « avaient tout pour être heureux » mais deviennent dépressifs, font le malheur de leur entourage ou se donnent la mort.

Les définitions classiques du bonheur sont tout aussi fragiles. Le bonheur réside dans le plaisir disent les hédonistes. Mais pour les épicuriens, le plaisir est surtout négatif, il consiste en l’absence de trouble, et finalement tout plaisir n’est pas un bien. La jouissance temporaire d’un bien peut conduire à un mal durable. Si le plaisir commence par le ventre, le véritable bien épicurien réside dans l’amitié et une vie honnête. Ainsi le souverain bien n’est-il pas souverain. Les cyrénaïques, disciples d’Aristippe de Cyrène, refusent les distinctions subtiles des disciples d’Épicure. Même les « plaisirs honteux » sont des biens, disent-ils. Pourtant le sage doit s’abstenir des plaisirs honteux. C’est donc qu’il y a quelque chose de supérieur au plaisir qui sépare les plaisirs honteux des autres plaisirs.

Il n’en va pas beaucoup mieux avec les définitions stoïciennes qui font résider le bien suprême dans la . Épictète, Marc-Aurèle et Sénèque nous enseignent peut-être à supporter le malheur d’une âme égale. Ils enseignent comment se libérer de la crainte et de la crainte suprême qu’est celle de la mort. Philosophie pour les temps difficiles, le stoïcisme peut difficilement passer pour une philosophie du bonheur.

Ainsi Kant pourrait bien avoir raison qui affirme que « le concept du bonheur est un concept si indéterminé que malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et veut. »

La recherche philosophique du bonheur

On pourrait s’arrêter là par exemple. Exclure le bonheur de toute recherche rationnelle en le laissant à son statut kantien d’idéal de l’imagination. Ce serait une solution par trop radicale. Après tout la philosophie, quand elle est fondée par les Grecs a bien pour objet la recherche de la vie bonne ou encore de la vie heureuse puisque bien vivre et être heureux peuvent aisément être considérés comme des synonymes.

La philosophie ne prétend pas dire ce que c’est qu’être heureux en général, mais elle propose un concept philosophique du bonheur. Pourquoi faudrait-il s’adonner à la philosophie ? Épicure et les maîtres du stoïcisme proposent la même réponse : l’étude de la philosophie permet d’atteindre le bonheur véritable, le bonheur durable et non ces biens incertains que procure la vie non philosophique, quand d’ailleurs la fortune y consent !

Un nouveau genre de vie

Ni une vie heureuse, ni une vie réussie, la philosophie recherche une vie bonne, c'est-à-dire une vie consacrée au « summum bonum », au plus grand bien qu’un homme puisse trouver. Mais si nous avions ce souverain bien sous la main, la philosophie serait inutile. Déterminer en quoi il réside et comment l’atteindre, voilà la tâche de la philosophie. Et c’est pourquoi elle participe pleinement de la recherche du bonheur.

La tradition philosophique dominante, de Platon à Spinoza, fait justement de la vie philosophique la vie heureuse par excellence. Tous les autres genres ne donneraient que des bonheurs illusoires, des bonheurs éphémères et incertains et que, pour cette raison, il faudrait fuir. Par une espèce de coup de force, la tradition dominante en philosophie écarte des définitions légitimes du bonheur celles qui nous semblent communément les plus évidentes.

Le bonheur et la satisfaction des désirs

La définition commune du bonheur en fait la satisfaction de tous les désirs. Si je suis heureux quand je ne désire plus rien.

Mais cette définition renferme des contradictions insurmontables.

Car cette expression peut s’entendre de deux manières :

  1. le bonheur réside dans le plaisir qu’on éprouve par le contentement d’avoir satisfait ses désirs.

  2. Le bonheur réside dans l’action de satisfaire ses désirs.

Le premier genre désigne un bonheur fondé sur le plaisir en repos et le deuxième sur le plaisir en mouvement.

Si nous considérons le bonheur du premier genre, celui qui réside dans la satisfaction des désirs au moment où le désir est satisfait, alors celui qui ne désire rien est toujours heureux ! Il est même le plus heureux des hommes.

Le véritable bonheur serait donc d’être réduit à l’état de cadavre, comme Calliclès en fait le reproche à Socrate dans le Gorgias ?

L’autre solution, celle justement que soutient Calliclès, réside dans la multiplication des désirs, c'est-à-dire dans l’intempérance. Si le bonheur est le mouvement même par lequel on satisfait le désir, il faut en effet désirer toujours.

Nouvelle contradiction que Socrate relève : le sage a des tonneaux pleins, l’intempérant des tonneaux percés qu’il doit toujours remplir, mais si on en croit Calliclès le premier est malheureux et le second est heureux, puisque « l’homme qui a fait le plein en lui-même et en ses tonneaux n’a plus aucun plaisir (…) il vit comme une pierre. » (494a).

Ainsi la condition paradoxale du bonheur résiderait dans le caractère illimité et insatiable du désir. Les tonneaux percés qu’il faut remplir sans cesse sont évidemment une référence aux fameux tonneaux des Danaïdes : les filles de Danaos, meurtrières de leurs époux avaient été condamnées par les Juges des Morts à transporter éternellement des jarres percées comme des tamis.

Les cyrénaïques et autres hédonistes

Faisons ici une parenthèse qui ne nous écarte pas de notre sujet. Que le bonheur réside dans le plaisir, cette affirmation caractérise en général l’hédonisme. Mais reste à savoir ce qu’est le plaisir. Et alors les hédonistes se divisent en deux grandes écoles : d’une part, les plus connus et les plus « respectables », les épicuriens qui prônent un plaisir modéré et une éthique finalement presque aussi ascétique que celle de leurs adversaires stoïciens. On aura l’occasion de revenir plus en détail sur l’éthique d’Épicure. Les autres, les Cyrénaïques, disciples d’Aristippe de Cyrène, défendent « le plaisir en mouvement », c’est-à-dire le plaisir qui naît de l’activité par laquelle on satisfait ses désirs. À bien des égards, le Calliclès du Gorgias pourrait se rattacher à cette école.

Les cyrénaïques, selon Diogène Laërce, professaient l’opinion suivante : « Il y a deux états de l’âme : la douleur et le plaisir ; le plaisir est un mouvement doux et agréable, la douleur un mouvement violent et pénible. Un plaisir ne diffère pas d’un autre plaisir, un plaisir n’est pas plus agréable qu’un autre. Tous les êtres vivants recherchent le plaisir et fuient la douleur. Par plaisir, ils entendent celui du corps qu’ils prennent pour fin. »2 Il faut entendre cette doctrine du plaisir dans toute sa radicalité. Le plaisir n’est pas le moyen du bonheur, une des composantes du bonheur, il est le bonheur lui-même en ce qu’il est la seule fin que l’homme puisse véritablement se donner. Le bonheur, si on suit l’interprétation de Diogène Laërce, ne serait rien d’autre que la suite des plaisirs particuliers. La valeur du plaisir est indépendante des moyens par lesquels on l’atteint. Ainsi « Ils pensent que le plaisir est un bien même s’il vient d’actions honteuses ». Et de la même manière que les souffrances corporelles sont les plus intenses – on châtie les coupables corporellement – les plaisirs du corps sont donc supérieurs aux plaisirs de l’âme car ils sont plus intenses.

Cette éthique du plaisir conduit à un positivisme moral et juridique radical. Toujours selon Diogène Laërce, « rien n’est par nature juste, beau ou laid ; c’est l’usage et la coutume qui en décident ». Cependant, il reste une place à la sagesse du philosophe dont les cyrénaïques affirment que c’est seulement parce qu’il est sage et non par crainte des châtiments qu’il se gardera de commettre un crime. On remarquera ici une certaine inconséquence : le plaisir définit à lui seul la vie bonne et cependant est nécessaire une sagesse qui sache séparer les plaisirs criminels des autres ; donc le plaisir ne définit pas à lui seul la vie bonne.

S’il faut se méfier du désir, on ne peut définir le bonheur par la satisfaction de tous les désirs. Il faudrait avoir des désirs modérés, mais comment peut-on modérer ses désirs ? Un désir est un demi-désir, un désir en voie d’extinction. Ou encore, faut-il faire le tri entre ses désirs, par exemple se contenter des désirs compatibles avec les lois sociales en vigueur. Les désirs humains sont particularisés et visent des fins dont la satisfaction n’est qu’un moyen en vue d’une fin d’un tout autre ordre. Et donc le bonheur ne résiderait plus dans la satisfaction des désirs mais dans ce que permet la satisfaction des désirs.

On voit bien que les conceptions courantes de nos jours du bonheur se heurtent à des objections philosophiques fortes.

Ce qui est tout de même intéressant avec la pensée des Cyrénaïques, c’est son extrême modernité. Au fond, notre société est entièrement sous le coup des injonctions de la philosophie d’Aristippe, une philosophie de l’illimitation du désir et de la tyrannie du plaisir. La publicité en est un concentré qui multiplie les incitations à la jouissance.

Le choix de la vie philosophique

Admettons que nous laissions ici ces conceptions communes et erronées de la vie bonne.

Si l’on commence par écarter les bonheurs illusoires, nous devons donc nous mettre en quête d’un bien véritable, c'est-à-dire adopter un genre de vie nouveau. C’est véritablement cela, se consacrer à la philosophie. Platon ne cesse d’y revenir : philosopher, c’est choisir la « vie théorétique ». L’homme soumis à la nécessité commune ne philosophe pas, il court d’une occupation à l’autre et n’a aucun loisir. Philosopher, cela demande une véritable conversion, pas seulement une conversion du regard, comme celle du prisonnier qui veut sortir de la caverne et de son royaume d’ombres, mais un changement de vie.

On retrouve un écho de cela dans le Traité de la réforme de l’entendement de Spinoza. L’objet du Traité se présente comme l’itinéraire du sage, de celui qui a choisi la vie bonne. Mais ce n’est pas un choix qu’on pourrait ne pas faire. Pour Spinoza, il y a une urgence : il faut philosopher pour vivre. Or, la philosophie exige une rupture. Elle commence par le retrait de la vie officielle. Le véritable bien ne peu résider dans les honneurs et les bienfaits qui s’opposent le plus souvent à la liberté du penser. Mais cette rupture ne suffit pas. Il faut aussi être capable de changer radicalement de point de vue sur le monde, sur l’ensemble des êtres, et d’abord cesser de juger de tout en fonction de soi-même puisque « tout ce qui était pour moi cause ou objet de crainte, n’avait en soi rien de bon ou de mauvais, si ce n’est dans la mesure où l’âme en était agitée. »3 Ce qu’il s’agit de comprendre, parce que seule cette compréhension peut nous permettre d’œuvrer à notre bien propre, c’est la mécanique de l’action sur notre âme, dénuée de toute connotation de .

Cependant, cette rupture avec la vie et les conceptions du « vulgaire » a un objectif : chercher « s’il y avait quelque chose qui fut un vrai bien, susceptible de se communiquer, et par lequel seul, toutes les autres choses ayant été rejetées, l’âme serait affectée ; bien plus, s’il y avait quelque chose dont la découverte et l’acquisition me permettraient de jouir d’une joie continue et suprême pour l’éternité. »4 La réforme de l’entendement doit mener à un bien véritable, par opposition à ces faux biens que nous promettent les honneurs et la protection des ignorants. La connaissance produit la joie et permet d’instituer une vie nouvelle. En renonçant à la richesse, aux honneurs et aux plaisirs futiles, on ne se mortifie pas, on fait au contraire un bon calcul, car, loin d’abandonner un bien certain pour un bien incertain, on abandonne « un mal certain pour un bien certain ».

Dans cette recherche, on a pourtant besoin de quelques règles de vie pratiques. Spinoza en propose trois.

« I. Parler un langage adapté à la capacité du commun des hommes et œuvrer à tout ce qui ne nous empêche pas d’atteindre notre but. En effet, ce n’est pas un mince avantage que nous pouvons en obtenir, pourvu que nous nous mettions à sa portée, autant que faire se peut ; ajoutons que,de cette manière, nous trouverons des oreilles amicales pour écouter la vérité.

II. Jouir des plaisirs dans la mesure où cela suffit pour conserver la santé.

III. Enfin, ne rechercher l’argent ou tout autre chose qu’autant qu’il suffit au maintien de la vie et de la santé, et se conformer aux mœurs de la cité qui ne s’opposent pas à notre but. »5

Santé du corps, amitié des autres hommes, vie sociale : il ne s’agit pas des critères du bonheur mais seulement de l’énoncé des conditions minimales à partir desquelles on peut se mettre en recherche de ce bien véritable qui ne peut résider ni dans la « réussite sociale », ni dans les plaisirs sensuels. Car

« le plaisir sensuel tient l’âme en suspens, à tel point qu’elle s’y repose comme à un bien ; par là même, elle est absolument empêchée de penser à un autre ; mais après la jouissance s’ensuit une extrême tristesse qui, si elle ne suspend pas l’esprit, le trouble cependant et l’affaiblit. »6

Encore le plaisir sensuel trouve-t-il en lui-même propre limite. La recherche de la richesse, considérés comme un bien en elle-même, ne connaît pas de limites en finalement ne peut que rencontrer la plus grande frustration. Enfin, rechercher les honneurs, c’est se diriger d’après les opinions du plus grand nombre et donc s’écarter de la vérité.

Le bonheur est une affaire sérieuse

Ce bien véritable qu’il faut chercher, c’est le souverain bien dont s’est occupée toute la philosophie classique. Il est la fin ultime, ce bien qui n’est poursuivi que pour lui-même et non en raison d’autre chose. Il est bon de travailler à l’école parce que le bon élève peut espérer avoir accès à une bonne situation professionnelle, qui procurera les ressources nécessaires à une vie agréable. Mais ces procédés de définition du bien peuvent être itérés à l’infini. L’exercice est bon pour la santé et cette dernière est bonne pour nous, mais nous, pour quoi sommes-nous bons ? Cette question semble absurde à beaucoup de gens. Mais on peut tout simplement mettre fin à l’itération des « pour quoi » en supposant qu’il y a des choses qui sont bonnes en elles-mêmes et n’ont nullement besoin d’être bonnes à autre chose. L’homme veut être heureux. Pourquoi veut-il être heureux ? Question saugrenue qui ne s’attire pour toute réponse qu’un « parce que ». La chaîne des « pourquoi » est réduite « a quia », « à parce que ».

Comme le dit Aristote :

« [Le bonheur] nous le voulons, en effet, toujours en raison de lui-même et jamais en raison d’autre chose. L’honneur, en revanche, le plaisir, l’intelligence et n’importe quelle , nous les voulons certes aussi en raison d’eux-mêmes (car rien n’en résulterait-il, nous voudrions chacun d’entre eux), mais nous les voulons encore dans l’optique du bonheur, dans l’idée que par leur truchement, nous pouvons être heureux, tandis que le bonheur, nul le veut en considération de ces biens-là, ni globalement en raison d’autre chose. »7

Quelle est l’essence de ce bien suprême ? Spinoza l’appellerait « utile propre », entendant par là ce qui est avant tout utile à la conservation et à la puissance de l’homme, et cela découle de l’exercice de « la meilleure partie de nous-mêmes », savoir l’intelligence. Aristote le définit comme « l’office de l’homme ». Le menuisier et le sculpteur ont leur office à exécuter. Il doit en aller de même de l’homme en général, car il ne peut se réduire à la profession qu’il exerce ou à quelque autre état particulier. L’office de l’homme ne peut être seulement de vivre, d’une vie que nous qualifierions de « biologique », puisque la vie est le propre de tous les êtres vivants.

« Reste donc une certaine vie active à mettre au compte de ce qu’il a de rationnel, c'est-à-dire de ce qui d’un côté, obéit à la raison et, de l’autre, la possède et réfléchit. »8

Parmi tous les biens, ce sont donc les biens de l’âme qui peuvent à proprement parler être appelés des biens. Or ce qui caractérise l’âme, c’est un certain genre d’activités. Le bonheur en effet n’est pas un cadeau de la fortune, mais la fin de l’activité la plus haute de l’âme humaine. En ce sens, il est « divin » dit Aristote. C’est pourquoi le bonheur requiert une certaine maturité d’esprit : les enfants ne peuvent pas être heureux. Ils sont insouciants, ils éprouvent du plaisir, mais le bonheur est tout autre chose que l’insouciance ou le plaisir.

Le bonheur réside dans la

Donc si le bonheur est l’objet des préoccupations humaines, plutôt que se demander en quoi réside le bonheur, il est préférable de se demander quel genre de préoccupations concerne véritablement le bonheur. C’est du moins ainsi qu’Aristote pose la question dans L’Éthique à Nicomaque. Car le bonheur ne peut pas être un état, car « il faudrait sinon l’attribuer à qui passe son existence à dormir, menant la vie des végétaux et à celui dont l’infortune est la plus grande. »9 Le bonheur réside dans l’activité vertueuse, affirme Aristote.

, plaisir et bonheur

Selon Aristote, existent trois conceptions du bonheur : une vie consacrée au plaisir sensible, l’action politique et la vie contemplative. La première conception est une vision servile : le plaisir étant lié à la partie sensitive de l’âme, il est, en effet, le propre de celui qui n’obéit qu’à cette partie-là et non à la partie supérieure de l’âme et c’est précisément ce qui caractérise l’esclave, fait pour obéir. Dans l’action politique, on recherche les honneurs. Mais cela ne rend pas heureux. Le bien supérieur recherché dans cette action est le mérite. La ne constitue pas non plus l’essence du bonheur, car on peut souffrir en pratiquant la . Pourtant le bonheur dépend de l’action vertueuse : il est une activité de l’âme conforme à la parfaite ». Il y a une pluralité de biens liés à une pluralité de vertus, mais le bonheur étant le bien suprême est donc lié à la parfaite. La recherchée n’est donc pas la du corps mais celle de l’âme. Mais l’âme est divisée entre une partie irrationnelle et une partie rationnelle, la première étant elle-même divisée entre une partie végétative et une partie « désidérative ». Cette dernière cependant n’est pas totalement indépendante de la raison puisqu’elle peut lui obéir dans une certaine mesure : les désirs et les impulsions peuvent être contrôlés par la partie rationnelle de l’âme. Il y a donc deux sortes de vertus de l’âme : les unes qui ont rapport avec la partie purement intellective de l’âme, les autres avec cette partie désidératives de l’âme qui peut être sous la dépendance de la partie intellective. Les premières sont les vertus intellectuelles (sagesse, intelligence, prudence) et les secondes sont les vertus morales (libéralité, tempérance).

S’il y a deux sortes de , il s’en déduit qu’il y a deux sortes de bonheur : l’un, le plus parfait, est celui qui est conforme à la intellectuelle et l’autre qui est conforme à la . La intellectuelle tient largement à l’instruction ; elle repose sur le développement du savoir, elle demande du temps et de l’expérience. Posséder la science, c’est posséder cette intellectuelle. Mais ceci n’est pas possible pour tous les hommes : selon Aristote, c’est réservé seulement à un petit nombre. Au contraire, la peut s’acquérir par habitude et elle est accessible à tout homme doué de bon sens et capable de jugement. La est acquise par habitude : cela signifie qu’elle n’est pas naturelle. L’homme n’est pas naturellement tempérant, libéral, courageux, juste…

Les vertus sont acquises par l’habitude ou par l’exercice, elles modifient le caractère de l’agent. Ainsi, le plaisir et la douleur loin d’être des critères de la vie deviennent des manifestations du caractère : celui qui prend plaisir à faire les bonnes actions est lui-même bon et inversement celui qu’elles font souffrir est vicieux. Ainsi la tempérance consiste dans la capacité à éprouver du plaisir dans l’abstinence des plaisirs du corps. Pourtant, spontanément, nous éprouvons du plaisir aux mauvaises actions et nous éprouvons de la douleur aux bonnes. Voilà pourquoi il faut être en quelque sorte dressé dès l’enfance, comme dit Platon, à éprouver où on le doit plaisir et douleur : telle est l’éducation correcte.

La philosophie d’Aristote est un eudémonisme, c'est-à-dire une éthique qui fait du bonheur le souverain bien. La préoccupation du bonheur parcourt L’Éthique à Nicomaque d’un fil rouge. Pourtant ce bonheur n’a rien à voir avec le bien-être. L’action bonne n’est pas celle qui vise le bien-être, car dans ce cas l’eudémonisme aristotélicien ne serait qu’une variante de l’hédonisme. Au contraire, le bonheur est le sentiment qu’éprouve celui qui, convenablement exercé, fait de belles actions. C’est parce qu’elle vise le bien que l’action est belle et étant belle, elle procure du plaisir à l’agent qui par là même s’éprouve lui-même comme heureux. Autrement dit, le bonheur n’est pas une finalité dont la serait le moyen. Le véritable bonheur réside dans la elle-même. La suprême étant la intellectuelle la vie la plus parfaitement heureuse sera la vie conforme à l’intellect et « au second plan » vient la vie conforme à la .

Confirmation : le bonheur et le plaisir chez les épicuriens

Que la vie philosophique soit la vie véritablement heureuse, il ne suffit pas qu’Aristote l’ait dit pour qu’on en soit persuadé. Il est cependant remarquable de voir à quel point les philosophies antiques, au-delà de leurs différends et de leurs divergences s’accordent sur ce principe. La doctrine d’Épicure est classée par les hédonismes puisqu’elle fait résider le bonheur dans le plaisir : « le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse » affirme la Lettre à Ménécée. Mais c’est pour affirmer immédiatement que « nous ne recherchons pas tout plaisir ». En lui-même le plaisir est un bien, mais « il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal à son tour comme un bien. »10

Ainsi le plaisir n’a de valeur que pour autant qu’il est une partie d’un genre de vie qui nécessite, à tout âge, de s’adonner à la philosophie, « car il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme. » C’est la « prudence », c'est-à-dire la sagesse pratique qui permet la vie heureuse – et donc pas nécessairement le plaisir en lui-même.

« Il n’y a pas de moyen de vivre agréablement, si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement. Les vertus, en effet, ne sont que les suites naturelles et nécessaires de la vie agréable et, à son tour, la vie agréable ne saurait se réaliser en elle-même et à part des vertus. »

Lucrèce, le grand disciple latin d’Épicure, lie le bonheur à la purification de l’âme, la purification des vaines craintes, des désirs insatiables et des superstitions, ce qui nécessite l’étude de la nature.

Tout au plus pourrait-on noter, d’Aristote aux épicuriens, une inversion de la hiérarchie entre philosophie théorique et philosophie pratique. La prudence aristotélicienne permet à tout homme doué de bon sens d’atteindre le bonheur dans la vie active, alors que le bonheur le plus parfait réside dans la vie contemplative, la théoria. Pour les épicuriens, au contraire, « la prudence surpasse la philosophie » : la sagesse pratique est le but ultime de la méditation philosophique et mais la connaissance théorique en est le moyen, puisque seule cette connaissance permet de chasser les vaines craintes et les préjugés de la foule.

Bonheur et plaisir : examen d’une antinomie

On peut reprocher aux philosophes de donner une idée du bonheur trop éloignée du sens commun. Ce bonheur philosophique, réservé au petit nombre, serait lui aussi un bonheur illusoire, une consolation philosophique de la misère humaine. Cependant l’examen montre tout à la fois que le bonheur ne peut être conçu sans le plaisir – ce dont veut bien convenir Aristote – et que le plaisir ne peut à lui seul définir le bonheur, car, comme l’admettent les épicuriens, le plaisir peut aussi être le prélude aux plus grandes souffrances.

Freud peut ici nous servir de guide11. Il fait, lui aussi du plaisir le noyau de toute conception du bonheur. Le conflit entre le principe de plaisir et le principe de réalité est le conflit central dans l’économie du psychisme individuel. La dynamique des pulsions conduit à la recherche du plaisir, mais l’individu ne peut obtenir sa satisfaction que dans le cadre d’une vie sociale qui assure les conditions de la vie tout court. Or, la vie sociale exige la répression du désir et la contrainte au travail. Il y a là une contradiction insurmontable. Comment les individus peuvent-ils supporter les douleurs et les privations qu’impose la vie ? L’individu utilise des diversions qui permettent de faire peu de cas de notre misère (par exemple l’activité scientifique, qui nous place par l’esprit au-dessus des misères humaines) ; les satisfactions substitutives (l’art) ; enfin, les stupéfiants. La religion permettrait d’éliminer ces questions. En définissant une perspective de salut – dans l’au-delà – en réinscrivant l’existence dans une perspective ordonnée par les finalités présupposées de la vie, elle permet d’accepter son sort ici-bas. Rien de tout cela n’est véritablement acceptable pour tous. Les hommes manifestent toujours certaines attentes à l’égard de la vie : éviter la souffrance et rechercher le plaisir. C’est donc, en dépit des substituts et des stratégies d’évitement, le programme du principe de plaisir qui domine les finalités de la vie.

Cependant, le principe du plaisir s’épuise – le plaisir n’est intense que par contraste – et par conséquent ne peut perdurer. La possibilité de la souffrance conduit à la modération des ambitions du principe de plaisir. Du reste, on ne peut pas mettre longtemps la jouissance avant la prudence. Reste donc le but négatif : éviter la souffrance. Au fond, être heureux se réduirait à n’être pas malheureux !

Une première conclusion s’impose, à la fois claire et contradictoire : Nous ne pouvons pas atteindre véritablement le bonheur et néanmoins nous ne pouvons pas renoncer à le chercher ! La solution freudienne tient en un problème « d’économie libidinale », selon le modèle d’une sorte de thermodynamique des désirs, dans laquelle on reconnaît sans peine les propositions classiques sur l’usage raisonné des plaisirs, communes aussi bien à Aristote, Épicure et Spinoza.

Les analyses freudiennes du plaisir sexuel le confirment. Celui-ci est fondamentalement ambivalent. À l’opposition tranchée entre la pulsion libidinale et les instincts agressifs du moi qui caractérise les premières élaborations de la théorie analytiques, Freud ajoute progressivement une série de spéculations organisées autour du couple Éros/Thanatos, pulsion de vie, pulsion de mort. Il faut maintenant lire dans la vie psychique l’intrication de ces deux tendances fondamentales, l’une qui parle haut, la pulsion érotique, et l’autre qui travaille en silence, la pulsion de mort. Mais il faut les comprendre comme identiques et opposées en même temps. La pulsion de mort se réalise en quelque sorte par la pulsion de vie. Le désir est tension et la réalisation du désir éteint toute tension. Le plaisir dynamique (celui qui provient du mouvement du désir) se transforme en plaisir catastématique (celui qui provient du repos et de l’exténuation des tensions). Le dernier apparaît comme la fin du premier – ce qui réglerait le différend des cyrénaïques et des épicuriens.

Conclusion

On reprochera à la philosophie de promettre plus qu’elle ne peut donner. Les philosophes prétendent enseigner les moyens de la vie bonne, du bonheur véritable, mais les livres de philosophie se contredisent mutuellement et le meilleur des livres ne peut pas grand-chose contre le malheur. Plus, le savoir du philosophe ne rend-il pas malheureux ? Ne peut-il pas dire, comme l’ecclésiaste, « plus s’accroît mon savoir, plus s’accroît ma douleur » ? Ne vaut-il pas mieux dire, comme ce poète libertin, qui fait écho à l’Ecclésiaste :

Je me dégrade de raison,
Je dois devenir oison,
Et me sauver dans l’ignorance
En buvant toujours du meilleur ;
Celui qui croît en connaissance
Ne fait qu’accroître sa douleur
.12

Après tout nous sommes souvent tentés de penser que les oisons innocents, qui ne se « prennent pas la tête », sont vraiment heureux ! Avec beaucoup de légèreté nous qualifions l’enfance d’heureux âge et quand nos cheveux blanchissent nous regrettons l’insouciance de nos vingt ans. Visions bien légères ai-je dit. Paul Nizan commence Aden Arabie par ces paroles connues : « j’avais vingt ans et je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie »…

Le reproche fait à la philosophie serait un reproche bien injuste. La philosophie montre les contradictions contenues dans l’idée de bonheur, puisqu’elle le définit non comme un état qu’on pourrait atteindre mais comme une tâche ou une activité. Évidemment, l’imbécile est heureux, si on en croit l’expression populaire. Mais rien n’est moins sûr. Comment pourrait-on vouloir vivre pleinement sa vie humaine sans la lucidité, cette « blessure la plus rapprochée du soleil » dont parle René Char13 ? Il s’agit en effet « d’être heureux dans le monde tel qu’il est, c’est-à-dire dans le monde de la souffrance », ainsi que le dit Marcel Conche.14 Tâche impossible autant que nécessaire.

1 Kant : Fondements de la métaphysique des mœurs. Traduction Victor Delbos

2 Diogène Laërce : Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, I, page 134, édition GF Flammarion, traduction de Robert Grenaille.

3 Spinoza : Traité de la réforme de l’entendement, §1. Trad. André Lécrivain.

4 Ibid.

5 Spinoza, op. cit. §17

6 Spinoza op. cit. §4

7 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1097b, trad. Bodei.

8 Aristote, op. cit. 1098a

9 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1176a, trad. Bodei.

10 Cité dans la traduction de Hamelin (édité par Jean Salem, Nathan, Les intégrales de philo).

11 Voir Le malaise dans la culture, PUF, collection Quadrige

12 Des Barreaux, Sonnet, in Libertins du xviies., II, Gallimard, collection « La Pléiade », 2004

13 Feuillets d’Hypnos.

14 Marcel Conche, Orientation philosophique, PUF, 1990, coll. « Perspectives Critiques », p.162

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Ecrit par dcollin le Mercredi 10 Mars 2010, 21:17 dans "Enseigner la philosophie" Lu 25343 fois. Version imprimable

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Commentaires

Pascale - le 11-03-10 à 23:27 - #

 Précision prudente: je ne suis pas philosophe (= je n'ai pas lu beaucoup de textes philosophiques). Après avoir pris connaissance de votre article, je suis remontée aux vers d'Aragon ("Que serais-je sans toi") et je me suis dit que l'espoir était une composante du bonheur, ce qui m'a rappelé une lecture assez récente du livre de Jean Salem, "Le bonheur ou l'art d'être heureux par gros temps" dans lequel l'auteur évoque un "espoir rationnel" ("ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues"). Ca me semble important d'apporter cette dimension.

En même temps, je me suis aussi souvenue de cette fameuse réplique de Perdican dans "On ne badine pas avec l'amour" et qui nous renvoie à notre condition humaine:

"On est souvent trompés en amour, souvent blessé et souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit: "J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois; mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui"."

Autant de variations sur l'espoir, un des "ingrédients" du bonheur?


Re:

dcollin - le 12-03-10 à 07:46 - #

J'ai beaucoup aimé le livre de Jean Salem (du reste j'aime beaucoup son travail philosophique en général et notamment des livres sur Démocrite, Épicure et Lucrèce) et je crois qu'on peur chaudement recommander son livre sur le bonheur à tous ceux qui veulent entrer en philosophie.