Lecture de "Vers la paix perpétuelle" de Kant (2)
La république ou la constitution de droit
Vers la paix perpétuelle constitue donc l’aboutissement d’une élaboration commencée plus de dix ans plus tôt avec l’Idée d’une histoire universelle. Alors que le texte de 1784 en reste à la perspective générale d’un progrès de l’humanité qui s’exprimera dans le progrès du droit jusqu’à englober l’humanité tout entière, nous avons maintenant une véritable théorie du droit. La Doctrine du droit, première partie de la Métaphysique des mœurs sera d’ailleurs rédigée l’année suivante. Cette théorie du droit s’articule dans la Paix perpétuelle sur trois axes :
(1) Le droit politique ou civique, c'est-à-dire la constitution républicaine. Ainsi le projet de traité de paix imaginé par Kant n’est pas simplement un traité de paix qui ne serait qu’un armistice entre deux guerres, il a pour but de donner à l’humanité une constitution et par conséquent il concerne aussi l’organisation intérieure de chaque État.
(2) Le droit des gens ou droit naturel international. Dans le projet kantien, l’humanité n’est pas appelée à former une seule nation. Par conséquent subsiste un véritable droit international, c'est-à-dire un droit qui règle les rapports entre les États. Mais au droit des gens traditionnel, Kant fait subir une profonde transformation.
(3) Le droit cosmopolitique. Bien qu’ils soient divisés en nations, les hommes appartiennent à une même communauté et, sous cet angle, ils doivent être aussi considérés comme « citoyens du monde », ce qui est l’étymologie exacte du mot « cosmopolite ».
L’ordre des « articles définitifs » de Vers la paix perpétuelle est un ordre fondé en raison. Il n’est pas possible d’établir la paix entre des États tyranniques et il n’est guère possible de respecter les droits de l’homme en tant que citoyen du monde si règne la guerre entre les nations. C’est pourquoi la constitution républicaine de chaque État constitue le fonde de l’ordre légal universel.
Dans sa conception de l’État, Kant part de présuppositions hobbesiennes : « L’état de paix parmi les hommes n’est pas un état de nature (status naturalis) ; celui-ci est bien plutôt un état de guerre : même si les hostilités n’éclatent pas, elles constituent pourtant un danger permanent. » (83, viii-348/349) Dans la pensée de Thomas Hobbes, les hommes transfèrent leur droit naturel au pouvoir souverain, ce corps artificiel qu’il nomme Léviathan en référence au monstre biblique du livre de Job. Ils renoncent ainsi à leur liberté naturelle pour jouir protéger leur vie et jouir en sécurité des fruits de leur industrie. En l’absence d’un tel état civil, les hommes sont naturellement portés à se faire mutuellement la guerre – la guerre de chacun contre chacun, dit Hobbes – et à traiter les autres en ennemis.
Bien que le point de départ apparaisse commun à Hobbes et Kant, la comparaison doit s’arrêter là. Pour Hobbes, l’état civil équivaut à la renonciation à la liberté et la loi comme obligation (law) s’oppose au droit comme liberté (right). Pour Kant au contraire, l’obéissance à la loi civile découle logiquement de l’idée de liberté. Mais surtout, dans la conception hobbesienne, entre les États demeure l’état de nature, c'est-à-dire l’état de guerre, dans la mesure où il n’est aucun pouvoir commun auquel ils se soumettent tous. Au contraire, Kant va montrer que les mêmes raisons qui fondent l’état civil conduisent à la formation d’un état légal de l’humanité tout entière (un « État universel de tous les hommes ») et donc à la possibilité de la paix perpétuelle.
Si le passage de l’état de nature à l’état civil a pour but de délivrer les hommes des menaces qui pèsent sur leur propre vie dans l’état de nature, la solution hobbesienne se révèle inconséquente puisqu’elle n’élimine pas la guerre entre les hommes mais ne fait que la circonscrire provisoirement. En effet, « si un seul d’entre eux [les hommes] se trouvait dans un rapport d’influence physique avec l’autre et cependant à l’état de nature, l’état de guerre y serait lié et le dessein est justement ici de s’en délivrer. » (84, viii-349, Note) On peut donc dire que la constitution de droit telle que l’expose Kant constitue la solution complète au problème de Hobbes. Les hommes ont en effet rapport les uns avec les autres selon plusieurs modes : à l’intérieur d’une même communauté nationale, en tant que concitoyens, avec les étrangers par la médiation des rapports entre les pouvoirs politiques dont ils dépendent et enfin en tant qu’individus confrontés aux lois États étrangers. C’est pourquoi le droit civique, le droit des gens et le droit cosmopolitique forment un tout.
On mesure ici le chemin qui est parcouru dans le développement de la pensée politique classique. Chez Rousseau qui, à bien des égards, est le proche inspirateur de Kant, la paix est conçue comme un état souhaitable par toute République fondée sur le contrat social. Les guerres de conquête doivent être repoussées puisque l’extension des frontières de l’État annonce généralement sa chute (voir Contrat Social, livre ii, chap. ix). Rousseau approuve chaudement le projet de paix de l’abbé de Saint-Pierre, mais il ne fait pas clairement le lien entre cet état souhaitable et les principes théoriques du contrat social. Le projet de paix perpétuelle kantien est au contraire un véritable contrat social universel.
De la même manière qu’un contrat n’est possible qu’entre hommes libres, le « contrat social universel kantien » suppose des États libres. C’est pourquoi le « premier article définitif » (84, viii-349) stipule que « la constitution civique de chaque État doit être républicaine ». Le terme de « constitution civique » traduit exactement ce qu’on entend chez Platon et Aristote par « politéia » et qu’on traduit soit par « constitution » soit par « république ». Selon Aristote, la forme de la cité, c'est-à-dire le système général selon lequel s’agencent les pouvoirs et plus généralement les liens entre les diverses parties qui composent la cité, c’est sa « politéia », sa constitution en sens plus général que le sens juridique contemporain. Mais le gouvernement « politique » par excellence pour Aristote, c’est ce qu’on va appeler avec Cicéron le gouvernement républicain.
La théorie politique classique, issue de Platon et Aristote distingue les formes de gouvernement selon la triade « un – petit nombre – multitude ». Chaque forme de gouvernement, en outre, peut être soit juste, soit injuste. Le gouvernement juste d’un seul est la monarchie, le gouvernement injuste est la tyrannie. Pour le petit nombre nous avons l’aristocratie (gouvernement des meilleurs) et l’oligarchie et enfin, pour la multitude la démocratie et l’anarchie.[1] Le problème posé, si on ne cherche pas le gouvernement parfait, mais le meilleur des gouvernements possibles, tient en ce que chaque forme de gouvernement juste dégénère aisément en gouvernement injuste. Ainsi la monarchie en tyrannie. Aristote et à sa suite Cicéron tendent à estimer que le meilleur des gouvernements consisterait dans une combinaison des trois formes justes. Ainsi, Cicéron affirme que « la république, c’est la chose d’u peuple ; mais un peuple n’est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n’importe comment ; c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêts. »[2] On le voit, la définition de la république ne contient rien concernant la manière dont le pouvoir politique est exercé. Ce qui fait la république, c’est « l’accord sur le droit ». En ce qui concerne les formes du gouvernement, le régime, Cicéron, suivant certains passages d’Aristote, en arrive à la conclusion qu’on « préférera un régime formé par le mélange harmonieusement équilibré des trois systèmes politiques de base »[3].
Incontestablement, Kant s’inscrit dans cette tradition républicaine qui fait de « l’accord sur le droit » l’essence même de la constitution, mais ne fait pas de l’exercice direct du pouvoir politique par le peuple (démocratie) une condition nécessaire de la république. On revient plus loin sur le rapport entre république et démocratie chez Kant. Voyons d’abord quel genre d’accord sur le droit est supposé dans la constitution républicaine.
Kant en énumère les trois grands principes : « liberté des membres d’une société » ; « dépendance de tous envers une unique législation commune » ; « égalité (comme citoyens) » (84/85, viii-349-350). La note qui suit explicite ces principes.
Tout d’abord la liberté de droit (que Kant qualifie encore comme « extérieure ») n’est pas définie « comme on a coutume de le faire, par l’autorisation de faire tout ce qu’on veut pourvu qu’on ne fasse pas tort à autrui ». Kant s’oppose ici à la déclaration française des droits de 1789 qui affirme en son article iv que « La liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Cette définition, en effet, lui semble vide, elle est une tautologie. Examinons pourquoi. Dans la Métaphysique des mœurs, Kant définit ainsi le droit : « l’ensemble des conditions auxquelles l’arbitre de l’un peut être accordé avec l’arbitre de l’autre d’après une loi universelle de la liberté »[4]. La première définition, celle de la déclaration de 1789, est une définition purement négative – la liberté de n’être pas empêché d’agir dans certaines limites – alors que la définition kantienne est positive puisque la liberté suppose l’accord avec une loi, plus précisément une loi universelle. C’est exactement ce que reprend Kant dans la note : il faut définir la liberté extérieure (de droit) comme « l’autorisation de n’obéir à aucune autre loi extérieure que celles auxquelles j’ai pu donner mon assentiment », c'est-à-dire une loi à laquelle ma raison peut consentir. C’est pourquoi Kant peut parler un peu plus loin de la « limpidité » de l’origine de la constitution républicaine « puisée à la pure source du concept de droit » (85, viii-351). Cette source pure du droit est, en effet, la raison pure dans son usage pratique, cette raison source de la loi morale dont Kant déduit l’impératif catégorique. Les deux formules essentielles de cet impératif catégorique sont les suivantes :
- Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.
- Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.
La loi morale et le droit sont, certes, distincts. La loi morale concerne le sujet et la moralité présuppose l’accord de l’âme – la bonne intention – alors que le droit n’implique que l’obéissance extérieure, c'est-à-dire la légalité, indépendamment des intentions. Le droit permet aux sujets de vivre moralement et oblige, le cas échéant, ceux qui le voudraient point à le faire. C’est parce que le droit a sa source dans la loi morale que la constitution républicaine « offre la perspective de la conséquence souhaitée, à savoir la paix perpétuelle ». Kant en tire une conclusion : la loi morale est la loi que dicte la raison en tant qu’elle est législatrice. Ma liberté réside en ceci : en n’obéissant qu’à ma raison, je n’obéis qu’à moi-même et donc l’obéissance à la loi morale est liberté. Par conséquent dans l’ordre juridique, une loi est une loi à laquelle je donne mon consentement.
C’est ainsi que le principe de liberté de droit des membres d’une société se lie logiquement avec la dépendance de tous « envers une unique législation commune.
L’égalité des citoyens découle des principes précédents. La dépendance à l’égard d’une loi commune implique la réciprocité : si l’un a un certain droit vis-à-vis de l’autre, ce dernier doit nécessairement avoir le même droit vis-à-vis du premier. L’universalité de la loi en fait une loi commune et ce caractère exige à son tour le principe d’égalité (de droit). C’est ce principe qui fonde la « validité des droits innés », c'est-à-dire les droits tels qu’ils sont établis par la Déclaration française, par exemple. On doit comprendre ce que signifie ici l’égalité. Elle n’a rien à voir avec une revendication adressée par certains individus à l’endroit d’autres individus qui seraient plus avantagés. On ne peut pas non plus opposer l’égalité à la liberté. L’égalité n’exprime rien d’autre que la soumission à la loi commune à laquelle on consent, en donc, en suivant la logique que nous venons d’exposer une autre manière de dire que les hommes disposent de droits innés et inaliénables.
Kant complète cet exposé des fondements des droits naturels par argument curieux : « La validité de ces droits innés, nécessairement inhérents à l’humanité et inaliénables, est confirmée et accrue par le principe des rapports de droit de l’homme avec des êtres supérieurs (à supposer qu’il puisse penser de tels êtres) et en tant qu’il se représente, d’après ces mêmes principes, également comme citoyen d’un monde suprasensible. »
On pourrait penser qu’il s’agit ici de donner un fondement théologique aux droits de l'homme et à l’égalité, ainsi qu’on le trouve chez de nombreux philosophes, comme Locke. Cette participation des citoyens libres au règne des êtres raisonnables n’est pas sans évoquer les accents millénaristes si souvent présents dans la pensée républicaine classique, notamment pendant la révolution anglaise. Ce n’est pourtant pas dans cette voie qu’il faut chercher pour comprendre l’introduction des « êtres supérieurs » et de la volonté divine. Il s’agit, premièrement, d’affirmer que la « volonté divine » ne saurait en aucun cas apparaître comme une limitation de la liberté humaine. En tant qu’il est raison, l’homme peut se penser comme « citoyen d’un monde suprasensible », c'est-à-dire comme appartenant à un règne d’êtres de raison et par là même il peut concevoir ses actions comme celles que voudraient de tels êtres. Sa liberté réside justement en cette possibilité. Au contraire, s’il ne se concevait que comme appartenant au monde sensible, ce monde sensible étant soumis aux lois du déterminisme naturel, il serait incapable de concevoir ses actions autrement que comme découlant des lois de la nature et par conséquent non libres. La « volonté divine » ne pouvant être connue que par la raison, par conséquent elle ne peut en aucun cas entrer en conflit avec le devoir que me dicte cette même raison. Donc le principe d’égalité de tous les êtres doués de raison possibles est tout aussi nécessaire que le principe de liberté.
De cette explication, on peut tirer deux conclusions. D’une part, la conception républicaine de Kant est rigoureusement opposée à ces conceptions issues de la théologie naturelle ou du millénarisme évoquées plus haut. Certes, la raison peut et doit penser Dieu, comme un postulat de la raison pratique, ainsi que Kant l’affirme dans la Critique de la raison pratique. Mais comme l’idée de Dieu découle du concept du devoir et de la critique de raison pratique, elle ne peut en contredire les déterminations. D’autre part, si tous les êtres raisonnables sont égaux et que je n’ai plus de raison d’obéir que le « grand Éon » de commander, la république kantienne est structurellement égalitaire, même si Kant ensuite montre la nécessité de hiérarchies politiques et légitime les inégalités sociales.
Cette importante note du 1er article définitif se termine par l’examen des conséquences du principe d’égalité sur les hiérarchies sociales. Kant y montre très clairement que la noblesse héréditaire n’a aucune légitimité et que la seule noblesse que la raison puisse vouloir est celle qui est liée à une charge et dépend donc du mérite individuel. Kant précise : « le rang n’est pas attaché comme propriété à la personne mais au poste et l’égalité n’est pas lésée ». Ce qui implique, primo, que la propriété attachée à la personne n’est pas soumise au principe d’égalité et que les plus grandes inégalités entre les individus du point de vue de la fortune sont compatibles avec l’égalité des citoyens. Et, secundo, que les charges « nobles » de l’État sont accessibles à tous suivant le principe du mérite puisque la personne qui se démet de sa charge « renonce en même temps à son rang et rentre dans le peuple ».
Comment s’accordent les exigences de la raison pure pratique et la réalité historique ? La loi morale est la loi de la liberté parce que la liberté n’est pas autre chose que l’obéissance à la loi qu’on s’est donnée. Ici Kant est au plus près du Rousseau du Contrat Social. Il faut démontrer que cette conception théorique vaut en pratique et que si la loi républicaine est celle pour laquelle « on exige l’assentiment des citoyens », il en découle qu’elle est favorable à la paix. Si les citoyens étaient des hommes vertueux, uniquement mus par les impératifs moraux kantiens, l’affaire serait vite entendue : comment pourraient-ils vouloir la guerre si manifestement contraire aux principes d’universalisation et de respect ? Mais les hommes ne sont ni tous ni toujours vertueux, et, en tant qu’ils appartiennent au monde sensible, ils sont plus souvent mus par leurs penchants que par les commandements de la raison. Si la constitution républicaine est favorable à la paix, c’est précisément parce qu’elle permet de réconcilier les exigences de la raison et les penchants naturels.
Ainsi, il est clair que l’assentiment des citoyens est requis s’il faut décider de la guerre, « puisqu’il leur faudrait décider de supporter toutes les horreurs de la guerre » (85, viii-351). Kant suppose que si la décision de la guerre est soumise à l’approbation de ceux qui en subissent les coûts et les sacrifices, « ils réfléchissent beaucoup avant de commencer un jeu si néfaste » (86, viii-351). Inversement, lorsque « le chef n’est pas associé dans l’État, mais le propriétaire de l’État », alors « la guerre n’inflige pas la moindre perte à ses banquets, chasses, châteaux de plaisance, fêtes de cour, etc. » et il peut « avec indifférence » consentir la guerre. Autrement dit, la guerre qui est condamnable moralement l’est également du point de vue des intérêts et « mobiles sensibles » des citoyens. Et c’est seulement quand leur constitution n’est pas républicaine que les États peuvent aisément se lancer dans ces aventures néfastes.
Kant précise cependant qu’on ne doit pas confondre république et démocratie. Pour expliquer ce point, il commence par modifier la typologie classique des constitutions politiques en distinguant forme de souveraineté et forme de gouvernement. La distinction classique gouvernement d’un seul, du petit nombre ou de la multitude, recouvre pour Kant la classification des formes de souveraineté. Mais chacune de ces formes de souveraineté peut prendre une forme de gouvernement soit républicaine soit despotique. Il s’agit de déterminer ici non qui est le souverain mais la manière dont il exerce ce pouvoir souverain.
Pour éviter toute confusion, revenons à la division aristotélicienne. Il existe pour chacun des trois principes, un gouvernement juste et un gouvernement injuste. Le monarque est juste s’il gouverne en vue du bien de tous ; il est injuste et devient un despote s’il gouverne en vue de son propre bien et considère que les sujets sont pour lui ce que les esclaves sont pour le maître, de simples moyens. De la même manière, l’aristocratie, gouvernement des meilleurs, dégénère en gouvernement de la minorité des riches et le gouvernement républicain du grand nombre se transforme en gouvernement des individus animés uniquement par leur souci de leur propre intérêt, qui sombre dans l’anarchie. On est passé d’un peuple animé par la vertu à un peuple corrompu pour parler le langage du républicanisme machiavélien. Cette distinction entre gouvernement juste et gouvernement injuste semble ne reposer que sur des considérations morales : quelles sont les intentions du souverain ? Or, l’opposition du républicanisme et du despotisme chez Kant n’est pas du tout celle-là : il ne s’agit pas d’opposer un bon gouvernement et un mauvais gouvernement, ce qui pourrait laisser la place à de bons despotes, ce qui fut l’une des grandes illusions des penseurs des Lumières, le despotisme éclairé. Il s’agit de distinguer les gouvernements uniquement d’après la manière dont ils gouvernent ; c’est une distinction purement politique.
Ici, nous sommes devant une difficulté, peut-être seulement apparente, mais qui demande à être levée. D’un côté Kant affirme que « le pouvoir législatif ne peut échoir qu’à la volonté unifiée du peuple » ou encore que le « souverain universel », « considéré d’après les lois de liberté, ne peut être autre que le peuple unifié lui-même »[5] ; plus, il affirme « là où État et peuple sont deux personnes différentes, il y a despotisme »[6]. Et d’un autre côté, la démocratie est caractérisée comme despotisme, alors que nous entendons couramment sous le terme démocratie, cette unité du peuple et de l’État.
Le républicanisme est défini comme le principe de la séparation du pouvoir exécutif (le gouvernement) et du pouvoir législatif. Cette définition peut évoquer l’article xvi de la déclaration de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a pas de Constitution. » Inversement, le despotisme « est le principe selon lequel l’État met à exécution de son propre chef les lois qu’il a lui-même faites, par suite c’est la volonté publique maniée par le chef d’État comme si c’était sa volonté privée » (87, viii-352). Autrement dit la définition du despotisme comme le pouvoir accaparé par un seul homme utilisant la puissance publique à ses fins personnelles n’est, pour Kant, qu’une conséquence de la définition politique : non-séparation du pouvoir de faire des lois et du pouvoir de les mettre en œuvre. Il s’en déduit que les divers types de souveraineté peuvent prendre une forme despotique. Y compris donc la souveraineté du peuple.
Pour comprendre ce paradoxe de la souveraineté despotique du peuple, il faut d’abord rappeler le contexte historique. Kant a approuvé la révolution française mais a critiqué la terreur. Elle pourrait être l’exemple de cette démocratie qui se transforme en despotisme. Autre ardent défenseur de la révolution, Hegel, lui aussi analyse cette « liberté absolue » qui se réalise dans « la pure négation entièrement dépourvue de médiation ». Et c’est pourquoi « l’unique œuvre et l’unique exploit de la liberté individuelle est donc la mort, une mort qui n’embrasse rien et n’est remplie intérieurement par rien (…) ; c’est donc la mort la plus froide, la plus triviale, qui n’a plus d’importance que l’étêtage d’un chou »[7]. Mais cette explication contextuelle n’est pas pleinement convaincante.
On doit rappeler ce que Kant, comme ses contemporains, entend par « démocratie ». Il ne s’agit pas de ce que nous entendons aujourd’hui communément sous ce terme, c'est-à-dire en fait un régime représentatif, mais un régime dans lequel tous les pouvoirs sont concentrés directement dans le peuple, à la manière de la démocratie antique, ou des comités et sections parisiennes qui tiennent les députés sous leur contrôle direct dans les années 1793-94. Un tel pouvoir, affirme Kant, est « nécessairement un despotisme parce qu’il fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d’un seul et, si besoin est, également contre lui ». Ce pouvoir, que Tocqueville appellera « tyrannie de la majorité » est « nécessairement » despotique, car la liberté y est en contradiction avec elle-même puisqu’il s’agit d’une forme d’État où « tous, qui ne sont pourtant pas tous, décident – ce qui met la volonté universelle en contradiction avec elle-même et avec la liberté ».
Le gouvernement républicain apparaît ainsi comme le seul gouvernement apte à permettre la liberté des citoyens précisément parce qu’il est représentatif. Une société sans séparation des pouvoirs n’a pas de Constitution, dit la déclaration des droits de 1789. Une forme de gouvernement qui ne sépare pas le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif est une non-forme, dit Kant. Sur quoi se fonde cette séparation de l’exécutif et du législatif ? L’explication qu’en donne Kant présente de nombreuses difficultés.
Tout d’abord, la distinction du législateur et de l’exécuteur est justifiée ainsi : la loi est toujours générale alors que son exécution, par définition, est toujours singulière. La loi peut dire que l’homicide doit être puni et comment il doit l’être en général, mais savoir si la loi doit s’appliquer dans tel cas particulier et selon quelle modalité, cela la loi précisément ne le peut pas sauf à retourner la liberté contre elle-même. Cette démonstration n’est pourtant pas pleinement convaincante.
Il semble que Kant cherche à se démarquer de toute interprétation de sa pensée qui pourrait faire croire qu’il est partisan du régime politique français instauré par les révolutionnaires français avec la Constitution de l’An I, constitution qui, effectivement ignore pratiquement la séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif puisque le gouvernement n’est que le conseil exécutif de l’Assemblée. C’est pourquoi Kant affirme qu’au fond la démocratie est le pire des régimes politiques alors que l’aristocratie et la monarchie, bien que « toujours vicieuses dans la mesure où elles laissent toujours le champ libre à cette manière de gouverner [la manière despotique] », laissent au moins place à l’esprit du système représentatif. Suit un curieux argument : pour qu’il y ait représentation, il faut que les représentants soient moins nombreux que les représentés – sinon les représentants et les représentants sont les mêmes personnes et il n’y a plus représentation. Donc moins les représentants sont nombreux et plus le régime peut être vraiment représentatif. D’où il s’ensuit que la monarchie, ayant réduit la représentation à un seul est potentiellement le meilleur régime représentatif. On se demande s’il ne faut pas prendre ce raisonnement cum grano salis, tant il paraît jouer avec les paradoxes.
Kant développe un deuxième argument en faveur de la supériorité de la monarchie ou de l’aristocratie par rapport à la démocratie. Entre tous les mauvais régimes, il faut préférer celui qui est le plus propice aux efforts pour instaurer l’état de droit.
La seule manière de passer des « constitutions vicieuses » à la constitution républicaine, « la seule qui soit parfaitement de droit » est pour Kant la réforme introduite par le souverain. Kant paraît s’opposer au droit de « résistance à l’oppression », garanti par la déclaration française de 1789, et, à fortiori, au droit à l’insurrection, qui figure dans la Constitution de l’An I. Dans la Métaphysique des mœurs, la raison de cette condamnation est donnée : « pour que le peuple soit habilité à résister, il faudrait que l’on dispose d’une loi publique qui permette cette résistance du peuple, c'est-à-dire que la législation suprême renferme un article stipulant qu’elle n’est pas suprême »[8].
Cette condamnation est développée dans l’appendice II (125/126, viii-382/383) au nom du principe de publicité qui veut que soit juste ce qui peut être publiquement défendu : « que la rébellion soit un tort, se révèle en ceci que si sa maxime, si elle s’avouait publiquement, rendrait impossible son propre dessein ».
Pourtant, cette défense absolue de la réforme contre la rébellion et contre l’insurrection du peuple contre le souverain n’est pas aussi claire qu’elle le semble. Dans Vers la paix perpétuelle, c’est seulement la conspiration qui est condamnée puisqu’elle a besoin d’être secrète pour atteindre ses buts. Mais quand les représentants du peuple dans la salle du jeu de Paume refusent publiquement d’obéir aux injonctions du roi, et que le « pouvoir irrésistible » du souverain doit capituler, à l’évidence nous ne sommes plus dans le cas évoqué par Kant. Ensuite, comme dans la Métaphysique des mœurs, Kant réaffirme que « lorsque la rébellion du peuple réussit, ce chef suprême devrait reprendre sa place de sujet et ne devrait ni mettre sur pied une rébellion pour retrouver sa place ni craindre de rendre des comptes pour sa conduite antérieure de l’État. » (126, viii-383)
Autrement dit, la solution la meilleure pour parvenir au gouvernement constitutionnel et de réformer la « constitution vicieuse » est que le monarque, par exemple, se transforme de son propre chef en monarque constitutionnel transférant au « peuple unifié » le pouvoir législatif. Cependant, si cette voie est bloquée, par l’entêtement du monarque et que la violence se déchaîne se transformant en révolution, c’est l’obéissance au nouveau pouvoir révolutionnaire qui est requise. Au moment où Kant écrit, la question posée n’est plus celle de la légitimité de la révolution française – que Kant, rappelons-le, a soutenue sans réserves – mais celle des insurrections contre-révolutionnaires à l’intérieur et des conspirations des nobles réfugiés à Coblence. Autrement dit, la condamnation kantienne de la rébellion vise non la révolution française mais ses ennemis. Comme la Prusse, dont Kant est sujet, est un adversaire déclaré de la France révolutionnaire, Kant ne peut manifester ouvertement son soutien – d’autant qu’il est déjà en délicatesse avec le pouvoir à propos de ses écrits sur la religion. Il emploie donc ce moyen détourné pour affirmer sa propre position politique en détournant l’attention de la censure.[9]
Il ne s’agit pas d’opposer une conception modérée du gouvernement constitutionnel aux extrémistes démocrates français. Les constitutions monarchistes et aristocratiques sont « vicieuses » et la seule conforme au droit est celle qui donne le pouvoir législatif au peuple « unifié ». Il s’agit de déterminer les conditions qui assurent la pérennité de l’état républicain, ce qui n’est possible que si la manière de gouverner est républicaine, puisque toute autre manière est « despotique ou violente ». La république moderne, celle qui vient de naître sous le regard attentif du penseur de Königsberg, ne doit pas suivre le chemin de « ces prétendues anciennes républiques » qui « durent (...) se résoudre tout simplement en un despotisme » (88, viii-353). Les développements ultérieurs de Vers la paix perpétuelle confirmeront la validité de cette lecture. À la fin du XIXe siècle prévalurent en Allemagne des lectures conservatrices de Kant qui l’opposaient aux « extravagances » révolutionnaires des Français. Pourtant, il n’en allait pas de même dans les années 1840. Heine et Marx, par exemple, soulignaient au contraire le caractère révolutionnaire de la philosophie kantienne. Ainsi Marx définit la philosophie de Kant comme « la théorie allemande de la Révolution Française »[10].
La démocratie, entendue comme pouvoir du peuple sans constitution, peut être comparée à une liberté déréglée, une liberté qui se transforme en esclavage de l’individu soumis à ses désirs changeants. La véritable liberté étant l’obéissance à la loi qu’on se donne à soi-même, un peuple libre ne l’est, de la même manière, que lorsqu’il s’est donné lui-même une loi. Des citoyens libres dans une république libre, c’est la vieille tradition républicaine, celle qui remonte, au moins, à Machiavel, Spinoza ou aux théoriciens de la révolution anglaise comme Harrington. C’est dans cette tradition que Kant s’inscrit à sa manière, mais avec une différence capitale. Pour Machiavel, la république libre doit être prête à soutenir sa liberté et sa grandeur par la force des armes. Pour Kant, au contraire la république libre va être l’élément fondamental de la paix.
[1] Sur ce point, la terminologie et les concepts sont fluctuants non seulement d’un auteur à l’autre mais aussi chez un même auteur – par exemple Aristote. Disons, pour simplifier qu’on peut opposer un gouvernement juste du plus grand nombre quand le peuple est vertueux et soucieux du bien commun, et un gouvernement injuste du plus grand nombre, celui des peuples corrompus où les individus ne songent plus qu’à leur plaisir et à leurs intérêts égoïstes.
[2] Cicéron : La République, Livre I, xxv, 39, Gallimard, collection Tel, 1994
[3] op. cit. I, xlv, 69
[4] Œuvres III, page 479, vi-250
[6] Nachlass (manuscrits posthumes), xix-163. Cité par Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée politique de Kant, page 60
[7] Hegel : Phénoménologie de l’esprit, VI, L’esprit. Traduction Lefebvre. Éditions Aubier. Page 394.
[8] §49-A in Œuvres III, page 587, vi-319.
[9] L’ouvrage déjà cité de Domenico Losurdo montre, en s’appuyant sur une étude détaillée des textes de Kant et des débats politiques de l’époque, que cette interprétation est la seule qui permette restituer à la pensée kantienne toute sa cohérence. Il est évidemment impossible de développer cette question dans le cadre limité qui est le nôtre. Mais il est indispensable d’en être averti si on veut éviter de graves mécompréhensions.
[10] Karl Marx : Le manifeste philosophique de l’école historique du droit, Rheinische Zeitung, 9/8/1842, in Œuvres III « Philosophie », édition de la Pléiade, Gallimard, 1982, page 224.
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Ecrit par dcollin le Jeudi 6 Octobre 2011, 19:00 dans "Enseigner la philosophie" Lu 12009 fois.
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