Lecture du "Vers la paix perpétuelle" de Kant (1)
La place dans l'oeuvre de Kant - Résumé et plan
Vers la paix perpétuelle[1] paraît en 1795. Le titre allemand est Zum ewigen Frieden qu’on peut traduire aussi par À la paix éternelle. Dans les traductions françaises, on utilise souvent le titre Projet de paix perpétuelle, qui a l’avantage mais aussi l’inconvénient de rappeler l’œuvre de Charles Castel, abbé de Saint-Pierre, auteur au début du xviie siècle d’un ouvrage au même titre. Dans sa forme le texte de présente comme un projet de traité de paix.
On doit resituer la Paix perpétuelle dans la démarche d’ensemble. Commençons par examiner où Kant en est parvenu au moment où il écrit Vers la paix perpétuelle.
Kant résume sa propre philosophie à trois questions : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que puis-je espérer ? Ces trois questions nous dit-il n’en forment qu’une : qu’est-ce que l’homme ? La réponse à la première question est l’objet de la Critique de la Raison Pure. La réponse à la deuxième forme la Critique de la raison de pratique. La question des fins est traitée en partie dans la Critique de la faculté de juger et dans les textes sur l’histoire. L’importance de ces textes dans la philosophie kantienne ne saurait être surestimée. La raison théorique nous fait connaître l’homme comme un être de la nature, soumis au déterminisme des lois de la nature. La raison pratique repose au contraire sur l’idée de la liberté humaine, source de la loi morale. Ainsi l’homme est un être amphibie, appartenant simultanément à deux règnes, le règne du déterminisme et le règne de la liberté. La découverte d’un sens de l’histoire permet à Kant d’établir un pont entre ces deux règnes, de réconcilier le « plan de la nature » et l’exigence morale.
L’exposé de la philosophie kantienne de l’histoire figure dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique. L’histoire, quand elle cherche à comprendre selon des lois régulières, les actions humaines, ne peut atteindre son but « qu’en considérant globalement le jeu de la liberté du vouloir humain ». Les actions humaines ne sont pas explicables uniquement par l’instinct, mais l’homme n’est pas pour autant un être pleinement raisonnable. Il est vain de supposer un dessein personnel raisonnable dans l’ensemble chez les hommes. « On ne peut se défendre d’une certaine humeur lorsqu’on voit exposés leurs faits et gestes sur la grande scène du monde et que, à côté de quelques manifestations de sagesse ici ou là pour quelques cas particuliers, on ne trouve pourtant dans l’ensemble, en dernière analyse qu’un tissu de folie, de vanité infantile, souvent même de méchanceté et de soif de destruction puériles : de sorte qu’à la fin on ne sait plus quel concept on doit se faire de notre espèce si imbue de sa supériorité. » Kant se propose de découvrir derrière cette « marche absurde des choses humaines un dessein de la nature. » L’ « insociable sociabilité » de l’homme permet d’en rendre compte (cf. annexes – 1). Ce que la raison exige, à savoir que les hommes vivent dans des États organisés selon des lois qui leur permettent d’être moraux, sera atteint pas la combinaison des dispositions naturelles des hommes, quand bien elles ne seraient point morales en elles-mêmes. Par conséquent, obéir à la loi morale n’est pas un comportement désespéré dans un monde essentiellement immoral, c’est au contraire vouloir ce qui nécessairement doit arriver. Le « sens de l’histoire » réconcilie donc ce qui semblait inconciliable, les penchants naturels de l’homme et les exigences de la raison pratique.
La philosophie de Kant fait de l’humanité comme communauté le véritable objet de la morale. Par conséquent, la construction de l’État de droit n’est pas seulement comme chez Hobbes le moyen d’assurer la sécurité dans des frontières déterminées, mais doit finalement s’exprimer « à l’intérieur » mais aussi « à l’extérieur ». Cette constitution parfaite à l’extérieur suppose « l’établissement d’une relation extérieure légale entre les États ». La marche de l’histoire doit conduire à une unification de l’humanité, c'est-à-dire à l’établissement de lois communes – Kant estimant d’ailleurs que c’est certainement à « notre continent » qu’échoit cette tâche d’unification légale de l’humanité.
Dans le texte de 1793, Sur le lieu commun : il se peut que cela soit juste en théorie et en pratique cela ne vaut rien (communément appelé Théorie et pratique), Kant va préciser les divers niveaux de cette unification légale de l’humanité. Il distingue trois plans : l’état civil, le droit des gens, le droit cosmopolitique.
Le premier plan définit ce que nous appellerions aujourd’hui « État de droit » qui repose sur trois principes : la liberté de chaque membre de la société comme homme ; l’égalité de tout homme avec un autre en tant que sujet (soumis aux lois) ; enfin, l’autonomie de chaque membre en tant que citoyen. Indépendamment des formes concrètes que prend l’organisation politique, Kant reprend à son compte la fiction du contrat originaire, une fiction qui « oblige chaque législateur à légiférer comme si les lois avaient pu émaner de la volonté unie d’un peuple tout entier ».
Ce progrès accompli au niveau de chaque communauté nationale ne s’arrêtera pas là. Kant soutient que le progrès historique conduit nécessairement à un ordre mondial. De la même façon que l’État met fin à la guerre entre les citoyens, les peuples par contrainte devront accomplir ce que prescrit la raison : « entrer dans une constitution cosmopolitique ». Mais Kant laisse ouverte la question de savoir si cette constitution cosmopolitique prendra la forme d’un État mondial ou au contraire celle d’une fédération « selon un droit des gens dont il a été convenu en commun ». Cette deuxième solution semble au total à la fois la meilleure, car un État unique pourrait être « encore plus dangereux pour la liberté », et la plus probable. Mais cela signifie que demeurent des différences entre nations réglées selon le droit des gens, c'est-à-dire le droit international réglant les rapports entre nations.
La fin de Théorie et pratique fait explicitement référence à « la théorie d’un abbé de Saint-Pierre ou d’un Rousseau ». L’abbé de Saint-Pierre (1658-1743) compose en 1707 un Projet de paix perpétuelle. Constatant que les peuples d’Europe forment historiquement une unité, il propose que soit parachevée l’œuvre de la nature et de la raison en formant un « corps politique » commun sous la forme d’une confédération. Le droit des gens donne les embryons de cette organisation européenne, qui reste cependant menacée tant que la paix n’existe que par l’équilibre des forces.
Dans les textes de l’abbé de Saint-Pierre, Rousseau lit que « d’un côté la guerre de conquête et de l’autre le progrès du despotisme s’entraident mutuellement ». Autrement dit, il est impossible de réfléchir sur la liberté de l’homme comme citoyen sans penser, en même temps, les moyens d’assurer la paix. Rousseau réfute les critiques qui dénoncent les projets de l’abbé de Saint-Pierre comme de vaines rêveries. Néanmoins, cette paix perpétuelle, constate-t-il, n’est pas à l’ordre du jour et il semble s’en remettre à l’action d’un Prince audacieux et habile, un peu comme le fut Henri IV pour l’unification de la France.
Kant reprend, en quelque sorte, le projet de l’abbé de Saint-Pierre et de Rousseau. Mais, d’une part, il le débarrasse de son caractère empirico-historique en prenant pour objet non l’Europe mais l’humanité. D’autre part, à la place de l’aléatoire action des Princes, il invoque la nécessité des desseins de la nature.
Vers la paix perpétuelle se présente formellement comme un projet presque « prêt à l’emploi ». Ne manquent que les paraphes et les signatures ! Cette forme est sans aucun doute l’expression d’une volonté pédagogique : montrer que la philosophie est bien pratique. Elle est aussi une réponse aux détracteurs de Kant, ceux qui affirment que la doctrine morale de Kant est belle en théorie mais ne vaut rien en pratique. Le préambule commence par une remarque ironique : la paix perpétuelle n’est-elle pas la paix des cimetières ?[2]
Le texte est organisé en deux sections, deux suppléments et deux appendices. Les deux sections contiennent les articles que devrait comporter un traité de paix perpétuelle ; les deux annexes contiennent les justifications et les garanties de ce traité ; enfin, les appendices contiennent quelques éclaircissements philosophiques.
Elle contient les « articles préliminaires en vue de la paix entre États », c'est-à-dire les pré-conditions de tout traité de paix valable : il ne suffit pas de signer un traité de paix, il faut, en outre, s’engager à supprimer toutes les causes de guerre, spécifiquement celles qu’engendre la politique de puissance. Non seulement les annexions d’État par un autre État doivent être prohibées, mais « avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître totalement » (77,viii, 344). Est affirmé le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures de chaque État. Si la guerre est inévitable, chaque État doit conduire les hostilités de telle sorte que ne soit pas ruinée la confiance réciproque dans une paix future.
Elle contient les « articles définitif en vue de la paix perpétuelle entre États ». La paix doit être instituée comme l’état légal des relations internationales. Il s’agit de construire une libre association des États (ou encore une « Société des nations »).
Cette institution demande (1er article) que la constitution civique de chaque État soit républicaine : ce qui caractérise une société dont les membres sont libres (en tant qu’hommes), dépendent tous d’une loi commune et sont égaux (en tant que citoyens).
Le deuxième article stipule que « le droit des gens doit être fondé sur un fédéralisme d’États libres. » Le droit réciproque des peuples ne peut pas être le droit de guerre – qui n’est que l’état de nature entre les peuples. « Aux États, dans leurs rapports mutuels, la raison ne peut pas donner d’autre manière de sortir de cet état sans loi ne contenant que la guerre, que celle de s’accommoder, comme des particuliers qui renoncent à leur liberté sauvage (sans loi) de contrainte et de constituer un État des peuples (s’accroissant à vrai dire sans cesse) et qui rassemblera finalement tous les peuples de la terre. » (92-93, viii-357)
Le troisième article définit le droit cosmopolitique, « restreint aux conditions de l’hospitalité universelle ». Le développement de la communauté des peuples fait de ce droit un complément aussi bien du droit civique que du droit des gens.
Il s’agit d’exposer ce qui garantit la paix, c'est-à-dire ce qui permet de croire raisonnablement que les gouvernements et les États respecteront les clauses du traité de paix. Cette garantie n’est rien moins que « la grande artiste, la nature (…) dont le cours mécanique laisse manifestement briller une finalité qui fait s’élever au travers de la discorde des hommes et même contre leur volonté, la concorde » (98, viii-360).
Cette Providence peut être discernée dans le cours chaotique des choses. Elle a conduit les hommes à peupler toute la surface de la terre, en leur fournissant des moyens de vivre même dans les contrées les plus septentrionales. Mais « comme la nature a pris soin que les hommes pussent vivre partout sur la terre, elle a voulu en même temps, également despotiquement, qu’ils dussent vivre partout » (102, viii-364). La guerre aussi bien que le commerce rapproche les peuples et les contraint à établir entre eux des relations légales. « La nature vient en aide à la volonté universelle, volonté fondée en raison » (104, viii-366).
Elle contient un « article secret » qui définit le rôle des philosophes. Il ne s’agit pas de revenir à la thèse platonicienne des philosophes rois, mais de garantir la liberté d’expression de la philosophie dans ce domaine de la guerre et de la paix.
Il traite du désaccord entre morale et politique. La politique fondée sur les impératifs de prudence – impératifs pragmatiques – semble s’opposer à la morale fondée sur le devoir inconditionnel. Mais si morale et politique sont inconciliables et si la morale ne vaut qu’en théorie, alors le droit est un songe creux. L’étude des ruses préconisées par la « prudence » politique immorale démontre seulement ceci : « les hommes aussi bien dans leurs rapports privés que dans leurs rapports publics ne peuvent se soustraire au concept de droit et n’osent pas publiquement fonder la politique sur les simples artifices de la prudence » (117, viii-376).
En conclusion « il n’y a objectivement (en théorie) aucun conflit entre la morale et la politique. Par contre subjectivement (…) ce conflit subsiste et subsistera peut-être toujours. » (12, viii-379).
Il s’agit de définir ce qui permet l’accord de la morale et de la politique, « d’après le concept transcendantal du droit public ». C’est le caractère public du droit qui est ici l’important : « Une maxime, en effet, que je ne peux divulguer sans faire échouer par là mon propre dessein, une maxime qu’il faut absolument garder secrète pour qu’elle réussisse (…) ne peut devoir cette opposition de tous contre moi (…) qu’au tort dont elle menace chacun. » (125,viii-381) Ceci peut-être prouvé tant dans le droit civique – ici est traitée la question du droit de rébellion du peuple – que dans le droit des gens. De cette analyse découle un principe de réconciliation de la morale et de la politique : « Toutes les maximes qui exigent pour ne pas manquer leur fin, la publicité s’accordent avec le droit et la politique réunis. » (130, viii-386)
[1] Le texte est cité dans la traduction de Jean-François Poirier et Françoise Proust pour l’édition GF Flammarion. Nous donnons la pagination de cette édition et la pagination de l’édition de référence de l’Académie de Berlin pour faciliter la correspondance avec d’autres éditions. Vers la Paix perpétuelle est publié dans le tome viii de cette édition. Les autres œuvres de Kant sont citées dans l’édition en trois volumes de la Pléiade, avec indication de volume, de page, et pagination de l’édition de référence.
[2] En allemand, le cimetière se dit Friedhof où se trouve la racine « Fried » qui veut dire « paix ».
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Ecrit par dcollin le Jeudi 6 Octobre 2011, 18:56 dans "Enseigner la philosophie" Lu 18103 fois.
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