L'homme est-il hors de son propre corps?
En premier lieu, nous devons admettre que l’homme ne peut être réduit à un ensemble d’organes vivants. « L’homme pense », dit Spinoza. Non seulement, il se perçoit lui-même, il a une idée de lui-même mais encore il a une idée de cette idée. La biologie ne peut saisir ce qu’est l’homme. Pour la biologie, il n’est qu’un primate parmi les primates ; l’éthologue pourrait en étudier les comportements sociaux, comme on le fait des chimpanzés, des gorilles des oies cendrées ou des fourmis. Mais l’homme n’est pas seulement un objet des sciences de la nature, il est aussi sujet, se pensant lui-même. De ce constat, il en a souvent été tiré que l’homme était un composé, le composé d’un corps matériel et d’une substance immatérielle, l’âme ou l’esprit. Mais cette conclusion ne s’impose pas d’elle-même, elle va bien au-delà de ce que l’expérience de la conscience peut nous donner. Il suffit d’accorder que nous ne pouvons saisir l’homme en nous contentant de le considérer sous l’attribut de l’étendue, objectivement, mais qu’il doit aussi être considéré sous l’attribut de la pensée, subjectivement. Même si nous réduisons l’homme à la pensée, nous pouvons dire avec Descartes que l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote en son navire, car l’âme est étroitement conjointe au corps, au corps tout entier et à chacune de ses parties. Si nous nous plaçons dans un optique monisme, a fortiori il n’y a guère de sens à dire que l’homme est dans son propre corps : l’homme n’est pas dans son corps, il est ce corps, son corps propre. Celui-ci n’est ni une enveloppe, ni un abri pour le sujet. Il est le sujet lui-même, en acte. Dans une célèbre aporie, l’aporie du cerveau dans la cuve, Hilary Putnam imagine le dispositif suivant : on place le cerveau dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du malin génie) : si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?
Ainsi l’homme n’est pas « dans » son propre corps précisément parce qu’il « est » ce corps et que, sous ce premier aspect, du même coup, l’homme ne peut pas plus être hors de son propre corps, puisque si l’expression « être dans son propre corps » n’a pas de sens, l’antonyme, « être hors de son propre corps » n’a pas plus de sens.
Mais si nous admettons que l’homme n’est pas « dans » son corps, puisqu’il est ce corps, ou encore lui est étroitement conjoint, il semble qu’on ne peut pas admettre non plus qu’il soit « hors de son propre corps ». Mais c’est là que les choses se compliquent. Le sujet est le sujet conscient : un sujet non conscient est une contradiction dans les termes, puisque le sujet non conscient est sujet incapable de dire « je » et rapporter à ce « je » toutes ses représentations. Or comment ce sujet existe-t-il ? On peut dire que les choses « sont », elles n’ont d’existence qu’en un sens affaiblit. Au sens fort le mot « exister » signifie tirer sa réalité d’autre chose. L’antonyme d’exister est insister… En tant qu’être vivant, l’homme est ou vit, tout simplement, il insiste, c’est-à-dire qu’il persiste dans son être. Mais en tant qu’être conscient, il tire sa réalité d’autre chose, ou plus exactement de trois autres choses. D’abord le monde : la conscience, c’est d’abord la perception d’un monde, d’un monde qui est donné au corps et qu’il est construit relativement à ce corps. En deuxième lieu, les autres. L’être conscient se perçoit face à d’autres êtres conscients comme lui. Et comme le soutient Hegel, c’est bien dans le rapport avec d’autres « consciences de soi » que le sujet acquiert la vérité et la certitude de la conscience de soi. Enfin, le sujet conscient se perçoit comme corps, il perçoit son corps, à la fois comme un corps semblable aux autres corps qui sont dans le monde, mais aussi et surtout comme son corps propre. Donc l’être conscient n’émerge donc qu’en plaçant « hors de » (ex) : hors du monde, hors des autres, hors de son propre corps, car s’il ne faisait qu’un avec corps comme avec les autres choses et les autres êtres du monde, il ne pourrait se percevoir, c’est-à-dire ramener ses perceptions à une unité postulée, celle du « je ».
C’est donc l’idée que la conscience n’est pas une chose, pas une substance, mais bien un rapport qui oblige à reconnaître que, sous un certain aspect, mais seulement sous un certain aspect, sous un certain rapport, l’homme est en dehors de son propre corps.
Abordons encore le problème d’une autre manière. Quand je suis confronté au corps d’un homme mort, suis-je devant cet homme ? Évidemment non. Ce qui est présentement dans le champ de ma perception, c’est un cadavre. Mais ce cadavre est pourtant celui de M.X décédé. Le cadavre ressemble à l’homme vivant et pourtant il lui est profondément étranger. Je peux évidemment dire que M.X n’existe plus et pourtant il possède encore un certain mode d’existence sociale. Dans quelques jours on va lire ses dernières volontés : le mort a encore une volonté qui doit être suivie. Les humains morts sont bien hors de leur propre corps puisque je peux tout de même par une série d’opérations sociales et psychiques les considérer d’une certaine manière comme s’ils étaient encore présents. Combien de fois, en philosophie, sommes-nous amenés à dire ou à écrire : « Platon nous enseigne que… », « Rousseau affirme que …», comme si Platon et Rousseau pouvaient encore parler. Pour savoir ce que dit Rousseau, je ne vais pas aller voir son squelette dans sa tombe au Panthéon (et encore moins dans son cénotaphe à Ermenonville !), mais ouvrir ses livres et les lire. C’est parce que nous sommes des êtres sociaux, des êtres de culture qu’il existe pour les hommes un mode d’être en dehors de leur propre corps.
Ainsi nous admettons qu’en quelque manière l’homme peut être hors de son propre corps. Mais ceci ne nous reconduit pas au dualisme cartésien. D’ailleurs le dualisme cartésien lui-même ne dit pas que l’homme puisse en dehors de son corps. Si, comme le dit Descartes nous pouvons connaître l’âme clairement et distinctement comme séparée du corps, il ne s’ensuit pas que l’homme puisse être conçu indépendamment de son corps ! L’homme est au contraire cette conjonction étroitement de l’âme et du corps, une âme dont toute la nature n’est que de penser et un corps, « substance étendue » qui n’a nul besoin d’une âme pour l’animer. Et le problème fondamental que se pose Descartes n’est pas de séparer l’âme du corps mais bien de savoir comment ils sont si étroitement conjoints, cette énigme sur laquelle il butte face aux objections de Hobbes ou de Gassendi. En réalité si l’homme peut être en une certaine manière hors de son propre corps, c’est d’abord parce qu’il est un être social qui n’existe qu’avec les autres, par les autres dans lesquels il reconnait presque spontanément son propre corps. C’est cette « inter-corporéité » dont parle Merleau-Ponty qui le constitue comme humain parmi les humains, comme être sensible parmi les êtres sensibles. Et c’est sa corporéité qui le pose comme constituant le monde qui se donne à lui dans la perception. Il n’est donc pas simplement (esse), il « est entre » (interesse). Quand on dit qu’il s’intéresse aux autres et au monde, il faut prendre ce verbe dans son sens premier : être parmi, être entre. Peut-être faudrait-il décalquer du latin le verbe « interêtre » et dire que l’homme n’est pas mais « interest » ! Et c’est parce qu’il est ainsi, entre son corps propre et le monde qu’il constitue que l’homme peut être « présent au monde », la présence (du latin praesum, praeesse¸ qui signifie « être devant ») étant à la fois la présence de l’homme face au monde et la présence devant soi-même – et si l’homme est devant il n’est donc pas dedans.
L’homme comme être conscient est donc cet « entre », cette relation qui le place devant (présent). On pourrait ainsi renvoyer les antinomies du corps et de l’esprit à leurs querelles déjà surmontées. La conscience est la manière dont le corps humain se dispose dans le monde, organise le monde et se projette ainsi hors de lui-même.
Ecrit par dcollin le Dimanche 1 Avril 2018, 14:11 dans "Enseigner la philosophie" Lu 10976 fois.
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