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Le concile de Londres (II)

Susan Buck-Morss ou le "communisme" revigoré par la théologie islamique

Je poursuis ma lecture des actes du "colloque de Londres" tenu en mai 2009 sous la direction d'Alain Badiou. Le texte de Susan Buck-Morss, intitulé « La seconde fois comme une farce … – Pragmatisme historique et présent inactuel », est un texte plutôt confus. Les références multiples et le balayage à grands traits de l'histoire du communisme du XXe siècle n'aident guère. On ne saisit pas très bien son propos, sinon que le problème semble être celui du sauvetage du passé comme condition pour remettre sur le tapis la question de la révolution – elle critique ou du moins considère comme totalement dépassé le passage du 18 brumaire où Marx dit, évangéliquement, qu’il faut laisser les morts enterrer leurs morts.

Pour faire comprendre son propos, S.B-M reprend l’histoire de Malcolm X qui fit son Hajj (son pèlerinage à la Mecque) en 1964, ce qu’elle pense comme une évolution politique remarquable qu’elle qualifie ainsi : c’est le passage à la stratégie « d’une transcendance de la race par l’universalité de l’Islam ». Elle cherche ensuite toutes les traces (bien maigres !) d’un Islam de gauche, analogue à la théologie de la libération, mais les trouve essentiellement dans une génération qui a été active dans les années soixante, une génération à la « faible force messianique ». Elle loue ensuite Badiou pour son invention de l’événement [on fera humblement remarquer qu'on trouve développé ce concept chez Hannah Arendt pour qui l’événement est une catégorie centrale], mais reproche à Badiou d’être trop occidental avec ses géniales analyses de l’événement qu’est la conversion de saint Paul sur son chemin de Damas. Pour dépasser le caractère limité de Badiou, elle propose une lecture du théoricien de l’islamisme radical Sayyid Qutb, auteur de Jalons sur la Route de l’Islam. Elle propose d’écarter comme relevant des attaques « ad hominem » les critiques qu’on pourrait faire à cet auteur lorsqu’il dénonce le jazz « bruyant » des « Nègres » qui « stimule leurs désirs sexuels » [Elle considère donc comme tout à fait sans importance que le théoricien de l’Islamisme radical soit un raciste qui reprend à son compte tous les clichés les plus éculés du racisme anti-Noirs]. Elle soutient ensuite ceci : « L’utilisation renouvelée de l’Islam par le chiite Shari’ati [Qutb est sunnite] et son interprétation à gauche l’intègrent pleinement à cette puissante constellation politique des penseurs qui, selon les propres mots de Qutb, envisagent la religion non pas simplement comme une croyance mais comme une pratique politique, “un ultime serment pour la libération de l’homme de la domination de son prochain”. » (p.110)

Effectivement, la religion est bien une pratique politique mais en tant qu’elle est une pratique politique, elle est l’apprentissage de la soumission (c’est ce que veut dire le mot « islam ») à l’ordre établi. Si je pense que Dieu est le seul maître du monde, la domination d’une autre n’est plus qu’une domination fictive : le tyran ne m’opprime pas vraiment, puisque c’est la volonté de Dieu que ce tyran opprime et donc me voilà d’un seul coup idéalement libéré du tyran… Mais ce raisonnement élémentaire, qu’on pourrait lire dans La Sainte Famille est totalement ignoré de Mme S.B-M et de l’école de Badiou. Comme ils s’en tiennent à la religion comme « pratique politique », la religion est donc à sa manière une pratique « matérialiste ». La suite montre bien l’ambiance idéologique de ce « concile de Londres » et le type de pensée politique qui se forme dans le sillage du « Maître ».

« Si dans notre soi-disant Occident, nous en restons à nos histoires occidentales, si nous nous satisfaisons de critiquer nos critiques ou de ressusciter les penseurs poussiéreux de notre passé pour un présent post-laïc où le pouvoir révolutionnaire de la religion aurait été muselé, si nous ne sauvons pas les moments progressistes des écrivains religieux d’aujourd’hui – Qutb, Shari’ati et bien d’autres ». Clairement, cela signifie que l’âge laïque a énervé le caractère révolutionnaire des religions et nous sommes maintenant dans un âge « post-laïc » (?) où il faut essayer de redonner toute leur place aux écrivains religieux, surtout les non-Occidentaux (S. B-M) le précise un peu plus loin, au lieu de revenir à nos auteurs poussiéreux (S.B-M ne dit pas de qui il s’agit mais le contexte laisse entendre qu’il s’agit de la tradition des Lumières, Marx inclus).

S.B-M tient cependant à préciser qu’elle n’approuve pas tout ce qu’écrit Qutb ni qu’elle glorifie la révolution iranienne à la manière de Foucault … mais c’est pour préciser que sa position est « plus radicale ». Il s’agit de défendre « le noyau radical de la religion » et ce noyau radical, tel que le pense Qutb est précisément la Chari’a ! Ce que S.B-M essaie de balayer d'une formule ambiguë: «En terme de pragmatisme historique, ce n'est pas sa reprise de la Chari'a mais son sauvetage du cœur révolutionnaire de la théologie qui fait l'universalité radicale de la position de Qutb.» (p.110) Quel est le «cœur révolutionnaire de la théologie», S.B-M est étrangement muette sur cette question, mais ce «cœur révolutionnaire» semble en tout cas compatible avec la Chari'a et cette dernière, dont les prescriptions sont mises en œuvre par l'Arabie Saoudite, le Soudan et quelques autres lieux aussi sympathiquement révolutionnaires, semble une affaire secondaire pour notre auteure.

À la fin se protéger des critiques, S.B-M affirme cependant : « Il est de notre ressort d’inaugurer un terrain théorique dans lequel les femmes afghanes peuvent manifester ouvertement contre les lois islamistes qui entravent leur autonomie, sans que cette action soit appropriée par l’hégémonie occidentale. » (p.113) Comme affirmation de faux-cul, on fait difficilement mieux. Comment lutter contre les lois islamistes s’il faut défendre « le noyau radical » de l’Islam, Chari’a inclue ? Et que sont ces lois limitant l’autonomie ? S.B-M se garde bien d’en citer une seule ! Enfin qu’est-ce que cette hégémonie occidentale ? Celle des USA ou celle des droits de l’homme ? L’hégémonie occidentale des USA s’accommode parfaitement du « noyau radical » de la religion, par exemple en Arabie Saoudite … ou dans les universités anglaises qui admettent sans difficulté niqab et hidjab. L’idée de la « relativité des droits de l’homme » - en gros des trucs bons pour les « poussiéreux » penseurs occidentaux est par contre la ligne de défense de tous les régimes antidémocratiques, de l’Indonésie à la Chine en passant par Singapour.

La position défendue ic est donc très clairement une position religieuse: le communisme de S.B-M est une théologie et pas n'importe quelle théologie, une théologie islamique. Je laisse de côté les conséquences politiques de cette prise de position. Elle confirme, sur le plan théorique, ce que montrait déjà l'article introductif d'Alain Badiou. L'hypothèse communiste dont il fut question à Londres fut bien l'hypothèse de Dieu.


Ecrit par dcollin le Dimanche 7 Mars 2010, 11:53 dans "Marx, Marxisme" Lu 7317 fois. Version imprimable

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Commentaires

Foucault.

Guerrier - le 07-03-10 à 17:44 - #

Décidément quel colloque !

Votre article précédent sur Badiou est traduit en anglais, si il advenait qu'il soit publié sur un site aux USA ( le site des lacaniens de San Fransisco) je vous en confierais la traduction et bien sûr vous aurez à nous donner votre aval.
Mais Badiou semble maintenir sa "bonne "presse Outre Atlantique à travers certaines oeuvres antérieures.

Par contre question qu'il me consterne de poser : Foucault a soutenu la révolution islamiste en Iran ?
Il est vrai qu'après le régime du Shah c'était un espoir.
Ou j'ai mal compris ?
Bien à vous.
Elisabeth Guerrier












Re: Foucault.

dcollin - le 07-03-10 à 18:19 - #

Oui Foucault a soutenu la révolution islamique ... Au début, comme tout le monde ou presque il soutient le mouvement mais en constatant que le seul chef est Khomeiny (ce qui est fort douteux). Il fait deux voyages en Iran en 1978 comme journaliste pour le Corriere della Sera. Au début 1979, c'est plus net: il affirme que la dynamique d'un mouvement islamiste est nettement plus forte "qu'une référence marxiste léniniste ou maoïste" (Dits et Écrit, tome 2 p. 761). Mais en avril de la même année, il s'inquiète des procédés très expéditifs du nouveau régime (Lettre ouverte à Mehdi Bazargan, publiée dans le Nouvel Observateur du 14 au 20 avril). Après la manifestation des femmes, le 8 mars 1979, qui défilent aux cris de "À bas Khomeiny", mis en demeure (de manière un peu terroriste) de s'expliquer sur son soutien à la révolution islamique, Foucault demande un débat serein, "qui commence par l'attention, la présence, la générosité." (Dits et Écrits tome 2, p.762) Mais après cette on ne trouve plus grand-chose. On s'étonne un peu qu'il ait laissé à peu près totalement tomber cette question à laquelle il s'était mêlé de près, parce que le dynamisme de l'Islam n'a pas conduit exactement dans une direction que Foucault eût aimée. 

Le problème n'est que Foucault ait soutenu la révolution contre le Shah. C'était très bien de soutenir la révolution. Le problème, c'est de l'avoir identifiée avec ce mouvement islamiste qui allait l'étouffer. Malgré tout, il me semble que Foucault est nettement moins enthousiaste pour la révolution iranienne que ne le dit Susan Buck-Morss et que ses illusions sur les vertus révolutionnaires de l'islam ont été beaucoup moins durables que celles de cette honorable "professeure de communisme".

J'ai écrit récemment quelques articles sur l'Iran et notamment sur les contradictions de la révolution en 1978-1979.

http://la-sociale.viabloga.com/news/ou-va-l-iran-1

http://la-sociale.viabloga.com/news/ou-va-l-iran-2

http://la-sociale.viabloga.com/news/ou-va-l-iran-3

http://la-sociale.viabloga.com/news/la-revolution-democratique-iranienne-est-en-marche


Ghibli - le 11-03-10 à 09:55 - #


Un décryptage critique, lucide et surtout tellement salutaire...