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L’homme est-il en dehors de lui-même ?

Être hors de soi : nous ne manquons pas d’occasions pour user de cette expression. De celui que la colère emporte, nous disons qu’il est hors de lui. Expression imagée comme « perdre la tête », « ne pas être soi-même », « être hors de soi » désigne un état anormal, une perte de contrôle de soi-même, sous l’effet d’affects trop puissants. Le sujet « hors de lui » n’est plus lui-même, comme si démon s’était emparé de son âme. Mais en aucun cas, ce genre d’expression ne pourrait caractériser l’homme dans son état normal. Toute notre topologie du sujet humain semble reposer une claire séparation entre l’intériorité et l’extériorité. Rentrer en soi-même, c’est méditer, faire son examen de conscience et c’est là que le sujet est censé trouver sa vérité. Saint-Augustin (dans Les confessions), Descartes (avec l’expérience du cogito et sa défense de la pratique méditative) ou encore Jean-Jacques Rousseau, (Les confessions) proposent la même orientation de la pensée. Être hors de soi, c’est donc, dans ce cas, renoncer à soi-même, même si ce n’est que temporairement.

 

Mais cette topologie qui semble aller de soi demeure problématique, précisément parce qu’elle est une topologie. Comment peut-on localiser l’homme ? Non pas bien sûr l’homme en tant qu’il est un corps – comme tous les corps, il est susceptible d’une description spatiale. Mais où est donc l’homme en tant qu’il est un sujet, c’est-à-dire un être pensant et conscient, conscient du monde et de lui-même ? Première question donc : peut-on localiser le sujet, le définir dans l’espace ? Si je lis le Timée de Platon, par exemple, j’ai affaire à un livre, un simple objet usuel, mais, en même temps, j’ai affaire à Platon, d’une certaine manière. D’où la deuxième question : l’homme n’est-il pas autant dans ce qu’il perçoit, dans ce qu’il produit, dans ce qu’il objective, qu’en lui-même ? Mais si on admet que l’homme est autant hors de lui-même qu’en lui-même, n’est-ce pas le « mythe de l’intériorité » qui doit être déconstruit ?

Que l’homme soit en lui-même, c’est tout d’abord quelque chose qui ne va pas soi, parce que l’affirmation de l’identité, du « soi », comme ce qui définit l’homme comme tel semble bien n’être qu’une découverte ou une invention relativement récente dans l’histoire de la pensée. Charles Taylor dans Les sources du moi1 procède à une reconstruction de la genèse de l'identité contemporaine à partir de l'histoire de la philosophie, mais aussi des mentalités – une place importante est accordée aux conceptions de la vie sociale et spécialement du mariage – et de l'art. Selon lui, avec Platon s'affirme une éthique de la raison et de la maîtrise de soi contre l'éthique traditionnelle de la gloire qui est celle du monde d'Homère. Mais la conception platonicienne, comme la philosophie grecque dans son ensemble – peut-être en en exceptant Épicure, on verra pourquoi à l’instant – reste ancrée dans la coïncidence de la conduite humaine avec un ordre cosmique préexistant. Il n’y a donc pas de « soi » séparé de l’ordre du monde. C'est seulement avec saint Augustin – où Taylor analyse la présence d'un proto-cogito – et surtout Descartes que va s’affirmer la séparation du moi et du cosmos et l'existence de l'intériorité comme véritable siège du moi. Descartes défend l’éminente dignité de la personne humaine en même temps, d’ailleurs, que la raison se trouve dotée avant tout d’une valeur instrumentale. Au-delà des oppositions quant à la théorie de la connaissance, ce mouvement se poursuit avec Locke, chez qui se développe une conception subjectiviste de la personne humaine. Locke « refuse d'identifier le moi ou la personne avec toute substance matérielle ou immatérielle, mais la fait dépendre de la conscience », écrit Taylor (p. 227). Ce subjectivisme caractérise toute la conscience moderne.

Nous voilà donc avec une séparation nette : une intériorité, qui peut être décrite comme un espace intérieur et qui caractérise l’homme proprement dit, et un monde extérieur au sujet, un espace physique doté de propriétés physiques et/ou mathématiques. Être en soi, le seul « lieu » où l’on puisse s’approcher de Dieu, ou être dans le monde, c’est-à-dire être en quelque façon extérieur à soi-même, telle est l’alternative devant laquelle nous placent Saint Augustin ou Pascal.

Attardons-nous un instant sur cet espace intérieur que décrit Augustin. « Rentrer en soi » : voilà la formule qui pourrait résumer la philosophie de saint Augustin, car l’âme, « cette partie intérieure » est la plus propre à la connaissance. On connaît avec l’œil de son esprit et non pas avec l’œil de chair. Déjà le traité Du Maître (De magistro) avait mis cette dualité du sensible et de l’intelligible qui résonne de manière très platonicienne.

Si l'on nous interroge, non sur ce qui frappe actuellement nos sens, mais sur ce qui les a frappés, nous ne montrons pas alors les objets eux-mêmes, mais les images imprimées par eux et confiées à la mémoire.2

Inversement, nous ne sommes véritablement en présence de la vérité que lorsque notre esprit s’occupe des choses intelligibles.

Quand il s’agit de ce que voit l’esprit, c'est-à-dire l’entendement et la raison, nous exprimons, il est vrai, ce que nous voyons en nous, à la lumière intérieure de cette vérité qui répand ses rayons et sa douce sérénité dans l’homme intérieur; mais là encore, si celui qui nous écoute voit clairement dans son âme ce que nous voyons nous-mêmes; ce ne sont pas nos paroles qui l'instruisent, c'est le pur regard de sa contemplation.3

Refusant toute conception naturaliste de la connaissance, Augustin définit des niveaux de l’être à partir de la connaissance de nous-mêmes. Les deux premiers niveaux de l’être sont les corps et l’âme incorporée, l’âme qui donne vie aux corps. Le troisième niveau d’être est celui de l’âme perceptive ou sensitive. Mais on ne doit pas s’arrêter à ce niveau. En effet, « les chevaux et les mulets »4 possèdent comme moi cette puissance, « puisqu’ils ont l’usage des sens du corps ». Il faut encore s’élever puisque dans la perception, ce n’est pas l’œil, l’oreille, etc. qui perçoit, mais l’esprit seul qui agit par eux. Des impressions ou des sensations du corps, l’âme dans son cheminement doit remonter encore atteindre sa puissance rationnelle capable de lier le divers donné par les perceptions qui constitue le quatrième niveau de l’être. L’intellection proprement dite, c’est-à-dire la puissance de penser sans recours à l’imagination, puis à la lumière intérieure qui ouvre enfin à la contemplation de l’Être lui-même. Processus de connaissance qui est aussi un processus de purification de l’âme.5

D’étage en étage, Augustin parvient à la connaissance de l’âme humaine, décrite comme un espace qu’il faut explorer.

Je passerai donc au-delà de ces puissances naturelles qui sont en moi pour m’élever comme par degrés vers celui qui m’a créé, et je viendrai à ces larges campagnes et à ces vastes palais de ma mémoire où sont renfermés les trésors de nombre infini d’images qui y sont entrées par les portes de mes sens.6

La mémoire est d’abord définie comme un lieu. C’est le lieu des images transmises par les sens. Mais aussi le lien où sont mémorisées les pensées qui ajoutent ou diminuent ce que les sens nous ont donné. Nous avons donc déjà deux niveaux distincts. La mémoire est élaborée.

Immédiatement, saint Augustin constate que la mémoire n’obéit pas à la volonté. Certains souvenirs semblent cachés dans les « replis » et nous avons les plus grandes difficultés à la faire revenir dans la lumière de la conscience. D’autres au contraire arrivent « en flots » sans qu’ils aient été sollicités. La mémoire semble ainsi vivre de sa vie propre, en quelque sorte de manière autonome par rapport au sujet. Constations d’évidence que retravaillera toute la tradition philosophique. Les souvenirs peuvent être refoulés et leur retour se heurte à la résistance du travail de la mémoire : ce phénomène est constitue l’un des arguments de base de la théorie freudienne de l’inconscient. Il y a aussi des conséquences théologiques : si nous ne sommes pas entièrement maîtres de nos pensées (l’argument vaudra surtout pour le rêve), celles dont nous ne sommes pas les maîtres ne peuvent nous être tenues à faute.

Il reste qu’en faisant un effort, la mémoire nous procure tout ce dont nous avons besoin. L’écriture des Confessions peut ainsi être comprise comme une manière de mettre de l’ordre dans sa mémoire et par là-même de mettre de l’ordre dans sa vie.

Ce grand palais de la mémoire recèle donc une ontologie, une sorte de catalogue de tous les genres et de toutes les espèces d’êtres existants que nous percevons par les organes des sens. Ce ne sont évidemment pas les choses qui entrent dans la mémoire, mais les images – que saint Augustin ne définit pas précisément et elles y entrent chacun par « la porte qui lui est propre ». Autrement dit, tout se passe comme si les principes de classement (les « portes ») existaient préalablement dans la mémoire qui accueille les images. Il n’y a pas d’erreur de classement. Les sons ne se mélangent pas avec les couleurs.

Sans entrer dans la question de savoir comment se forment ces images, saint Augustin insiste sur le fait que les « palais de la mémoire » ouvrent la possibilité d’une vie intérieure complètement séparée de la vie extérieure : je peux chanter sans remuer les lèvres et entendre des sons que mes oreilles ne perçoivent point. Et ainsi de suite. Pour l’homme, cette possibilité d’avoir une vie intérieure est une qualité précieuse :

C’est là que je me rencontre moi-même, et que je me représente le temps, le lieu, les autres circonstances de ce que j’ai fait, et les dispositions dans lesquelles j’étais lorsque je faisais ces actions.

La conscience, au sens que prendra ce terme au XVIIe siècle, est donc conçue comme une propriété de la mémoire. La mémoire est précisément ce qui fait que je puisse me percevoir moi-même et que je puisse percevoir mon passé comme étant le mieux. S’en déduisent également des conséquences implicites concernant la culpabilité et la responsabilité. Je peux être responsable de mes actes et en porter l’éventuelle culpabilité parce que je me souviens de ce que j’ai fait et des dispositions dans lesquelles je l’ai fait.

Saint Augustin expose tout cela comme si cela ne posait pas de problème particulier ; que le sujet, le « je » qui raconte ses expériences « visite » en quelque sorte les palais de la mémoire, c’est une métaphore spatiale jamais questionnée. On ne trouvera pas chez saint Augustin les anticipations des discussions subtiles que conduiront les Locke et les Leibniz : la mémoire est une propriété de l’individu humain, mais elle n’est pas ce qui le constitue comme sujet. La métaphore du palais la situe d’ailleurs dans une espèce d’extériorité par rapport au sujet lui-même. L’énigme véritable du moi est ainsi en quelque sorte scotomisée. Freud remarquait que dans l’interprétation du rêve, il y a toujours un moment où le travail interprétatif s’arrête, un point irréductible, qu’il nomme l’ombilic du rêve. l’exploration de l’espace intérieur chez Augustin se présente de manière analogue : le moi reste une énigme pour la raison, il est toujours au-delà de ce que nous en pouvons dire.

Si le lieu propre du sujet est l’intériorité, que faire du corps ? Ici les métaphores ne manquent pas. Puisque l’âme (animus) anime le corps, elle est dans le corps, au moins tant que dure notre vie. Après la mort, l’âme peut quitter cette prison de chair pour gagner la vie éternelle ou le tourment perpétuel de l’enfer. Mais quoi qu’il en soit, l’homme est toujours en lui-même et nulle part ailleurs. Le corps a d’ailleurs un statut ambigu : d’une part, le corps étant l’œuvre de Dieu ne peut être mauvais et je ne peux le mépriser. D’autre part, il est ce par quoi mon âme est ouverte au monde et donc, durant notre vie terrestre, notre âme est bien à certains égards « dans » le corps. Enfin le corps a cependant un statut d’extériorité : il n’est pas moi, bien qu’il soit mien et je dois apprendre à être sourd à certaines de ses impulsions. De celui qui est soumis à la « libido sentiendi », intégralement soumis aux plaisirs charnels, peut-être pourrait-on dire qu’il est « en dehors de lui-même » ? Mais il y est encore par sa propre faute et il ne peut incriminer le corps. Les deux autres concupiscences, le désir de savoir, la curiosité et l’appétit de dominer sont entièrement imputables à la faiblesse de l’âme.

Quand l’homme est-il donc hors de lui-même ? Précisément quand il s’abandonne au monde sous la forme des trois concupiscences. Quand il s’abandonne au plaisir des sens – non seulement le plaisir ou la bonne chère puisque la luxure et la gourmandise sont des péchés capitaux, mais aussi l’innocent plaisir des yeux qu’on éprouve à contempler les couleurs d’un bouquet de fleurs – ou qu’il s’abandonne à la volonté de savoir ces choses sans véritable importance dont s’occupent les physiciens ou encore qu’il veuille dominer, toutes ces occurrences, il choisit d’être dans le monde et de s’y perdre. Ainsi nous pourrions dire que c’est l’homme en tant qu’il est pécheur qui est hors de lui-même, la foi (qui seule peut sauver) consistant au contraire dans ce retour en soi-même, où l’on peut trouver « le maître intérieur ».

Délaissons Augustin pour aborder la rive opposée, en apparence, celle du matérialisme. Ici les choses semblent plus simples : l’esprit et le corps sont une seule et même chose ; les fonctions attribuées à l’esprit sont maintenant les fonctions dédiées de certains organes corporels. Démocrite, Épicure et Lucrèce conçoivent l’âme comme un ensemble d’atomes très petits emprisonnés dans le corps et qui l’animent de leur mouvement incessant. La conception de Jean-Pierre Changeux de l’homme neuronal est très semblable : les neurones ont pris la place des atomes, mais l’idée générale est la même. Dans une telle conception, l’homme n’a pas un corps, il « est » son propre corps et les fonctions attribuées à l’esprit sont des fonctions corporelles, comme les autres. Si on admet le principe physique de localité, l’homme est nécessaire là où il est, il est bien « en lui-même », encore que cette expression devienne elle-même discutable : le poirier de mon jardin n’est « en lui-même », il est simplement « là », dans le jardin, il a un topos et c’est tout ce qu’on en peut dire. Si on admet la conception purement matérialiste de l’homme, on peut dire de l’individu qu’il est là où il est, mais ni en lui-même ni hors de lui-même.

On pourrait aller plus loin dans la localisation. Le « moi conscient » pourrait plutôt être localisé dans le néocortex et c’est dans le cerveau que se trouvent les aires de la perception, du calcul, et les processus de mémorisation. Supposons maintenant, comme Hilary Putnam le propose, que l’on sépare le cerveau d’un individu du reste de son corps. On place le cerveau dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du malin génie) :si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?

Posons encore le problème autrement. Locke définit l’identité de l’individu par la conscience : le soi (self) n’est rien d’autre que l’ensemble des souvenirs. Admettons que par un procédé technique on soit capable 1° de stocker la description complète des états mentaux d’un individu A sur un support informatique ; et que 2° on puisse transférer toutes ces descriptions d’états mentaux dans le cerveau d’un autre individu B ; et 3° qu’on puisse faire la même opération de B vers A simultanément, la question se pose maintenant de savoir où sont A et B !

Comme nous le voyons, quelle que soit l’hypothèse adoptée, qu’il s’agisse du dualisme platonicien, chrétien ou cartésien, ou qu’il s’agisse du matérialisme fort, la question de la localisation du sujet – où est le « je » semble une question absolument indémêlable. Comme c’est souvent le cas, ces « sorites » (dont les philosophes grecs étaient spécialistes) ont peut-être surtout l’avantageuse de nous inviter à la poser la question différemment.

***

Si nous considérons l’individu humain comme corps parmi les corps, comme objet de connaissance parmi les objets de connaissance, la question est très simple, l’homme ne peut pas être hors de lui-même, mais il est où il est localisé physiquement. Si au contraire nous le considérons comme sujet, c’est-à-dire comme conscience, à partir de son activité pratique sensible, les choses en vont tout autrement.

Partons du plus simple. Quand j’observe le livre devant moi, que se passe-t-il ? Si un savant m’observe observant le livre, il pourra suivre l’action des photons sur ma rétine, l’excitation du nerf optique, les processus physico-chimique dans l’aire de la vision et tous les réseaux neuronaux activés. Il en déduira que percevoir ce livre est un processus mental qui se passe dans le cerveau. Mais il n’aura pas pour autant observé ma perception du livre ! Il aura observé les phénomènes physico-chimiques corrélatifs à l’état que je – en tant que sujet – décris comme perception d’un livre. Le savant a vu la perception du livre dans « ma tête », mais personne de sensé ne dira « je perçois le livre dans ma tête », mais bien « je perçois le livre sur mon bureau »7. Où se passent les phénomènes physico-chimiques ? Dans mon cerveau ? Mais où est le moi percevant ? À certains égards il est dans l’objet. Ou plus exactement il est dans le rapport entre sujet et objet, dans cette interrelation. Décrivant la conscience percevante, l’esprit est comme absorbé dans l’objet de la perception. Considérons un homme en train de contempler un tableau célèbre. Son attention est concentrée sur le tableau, sur la composition d’ensemble, puis sur les détails pour à nouveau l’ensemble, il prend du recul, il se rapproche. Il est donc actif que plus haut point dans cette attitude contemplative, mais son activité le place entièrement hors de lui-même, il est maintenant dans le tableau, plus, il est le tableau.

Première conclusion : la perception n’est compréhensible qu’en considérant que l’homme non pas dans une intériorité refermée sur elle-même, mais bien dans cet intermédiaire entre l’objet et le sujet. Et ici, il ne s’agit pas d’être « hors de soi » comme un état exceptionnel, mais bien comme un état normal, comme un état propre à la subjectivité du sujet humain. Nous pouvons aller un peu plus loin, en mettant en question radicalement l’opposition entre l’intériorité et l’extériorité, entre sujet et objet qui ne peuvent pas être considérés indépendamment l’un de l’autre, séparément, chacun en son genre un peu comme il y a des chiens et des chats.

L’inscription spatiale de l’homme n’est pas une détermination géométrique. La question à poser en premier n’est pas de savoir où il est, mais d’où il vient, qu’est-ce qui le fait être. On retrouvera ici la simple description du lieu (topos) et la description de ce que Platon nomme chôra que l’on peut aussi traduire par lieu, mais qui est le lieu originaire, le ce-par-quoi l’homme advient à l’existence, là où le modèle devient réalité sensible. De ce point de vue, l’homme n’est pas en lui-même, ou pas seulement en lui-même, il est tout autant dans son milieu, dans ce que le géographe Augustin Berque nomme écoumène. L’homme devient homme – c’est le processus d’hominisation dont parlent les paléontologues et spécialement André Leroi-Gourhan dans Le geste et la parole. L’hominisation, c’est d’abord le rapport de l’homme à son milieu biologique (à sa biosphère). Et comme tous les êtres vivants, il est façonné par son milieu. Mais ce milieu, il n’a pas vis-à-vis de lui une attitude purement passive. Il le transforme et le modèle selon ses besoins au moyen d’instruments techniques. Marx écrit ainsi, pour décrire le processus de travail, ce métabolisme de l’homme et de la nature : « le travailleur s’empare immédiatement, non pas de l’objet, mais du moyen de son travail. Il convertit ainsi les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu’il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle. » L’outil prolonge la main, démultiplie la puissance du corps et on peut ainsi dire que l’homme au-delà de son corps propre se trouve aussi dans ses outils, dans les produits de sa technique. Enfin cet espace dans lequel l’homme devient ce qu’il est en puissance est aussi un espace symbolique : les choses ne sont plus simplement là comme des choses, mais elles représentent des réalités pensées, non seulement les œuvres de l’art humain, cet « art symbolique » qui constitue pour Hegel la première forme d’expression artistique, mais aussi les réalités naturelles qui se trouvent investies symboliquement : les sources, les montagnes, les fleuves sont conçus comme la manifestation phénoménale de divinités dont il faut s’attirer les bonnes grâces. Pour le dire avec Augustin Berque, l’écoumène est né d’un processus de « trajection »: les fonctions du corps humain sont extériorisées dans l’environnement et on assiste ainsi à la constitution du « corps médial ». Il y a partition du corps humain entre son corps animal et son corps social ou médial cette trajection étend notre être du foyer du corps animal jusqu’à l’horizon du monde.

Il y a un dernier aspect que nous devons soulever dans cette deuxième partie. Quand nous disons « l’homme », nous ferions mieux de dire « les hommes », car l’homme en général, l’homme individu abstrait n’existe justement que dans les abstractions plus ou moins raisonnées qui font de l’homme un « atome », « un pion isolé au jeu de trictrac » comme dirait Aristote8. Une humaine n’est pas un simple groupe d’individus humains (un peu comme un sac de pommes de terre est composé de pommes de terre). La humaine est « la mère des hommes ». « Nous sommes les autres », dit Henri Laborit d’une formule ramassée9. Nous sommes forgés par notre éducation, c’est-à-dire par les autres, tant est-il que l’homme dépourvu d’instincts doit tout aux comportements appris. Mais nous sommes les autres encore dans un autre sens : ce sont nos relations avec les autres qui nous font exister. L’homme est un animal communautaire et un espace humain est un espace organisé par des humains qui ne le sont véritablement que par l’appartenance à cet espace ou plutôt à tous ces espaces imbriqués qui structurent notre existence. L’homme est en dehors de lui-même au sens où il est dans tous les autres.

En résumé, l’homme ne peut pas être défini comme une sorte de forteresse isolée, une citadelle intérieure inexpugnable. Être relationnel, il est bien plutôt en dehors de lui-même. Il existe à proprement parler, puisque exister c’est, étymologiquement, sortir d’un lieu, s’extraire de quelque chose. Exister, c’est donc s’extraire de cet en-soi dans lequel nous ne sommes que chose parmi les choses.

***

Si nous poursuivons notre réflexion, c’est tout ce système d’opposition spatiale entre intériorité et extériorité qu’il faut déconstruire. Wittgenstein dans les Investigations philosophiques s’en prend au mentalisme et au subjectivisme, c’est-à-dire à l’idée qu’il existe quelque chose qui serait « privé », logé à l’intérieur de chaque individu – voir par exemple les arguments contre l’existence d’un « langage privé » dans les paragraphes 243-315. On pourrait faire remonter la déconstruction de l’intériorité à Spinoza. En affirmant l’équivalence du mental et du physique, Spinoza ne laisse pas de place à cette intériorité qui définirait le sujet hors du monde. Le corps et l’esprit sont la même chose connue sous deux attributs différents, affirme-t-il. Si l’esprit n’est que l’idée du corps, les idées que nous avons ne sont que les idées des affects de notre corps. Mais le corps lui-même n’existe que dans les relations avec l’ensemble de la nature. Il existe des corps simples qui ne « se distinguent entre eux que sous le rapport du mouvement et du repos, de la rapidité et de la lenteur, et non sous le rapport de la substance »10. Les Individus sont définis ainsi : « Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils s’appuient les uns sur les autres, ou bien, s’ils sont en mouvement, à la même vitesse ou à des vitesses différentes, qu’ils se communiquent les uns aux autres leur mouvement selon un certain rapport précis, ces corps nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils composent tous ensemble un seul corps ou Individu qui se distingue des autres par cette union entre corps. »11 Le Corps humain est donc un Individu, c’est-à-dire un corps composé de très nombreux individus eux-mêmes très composés. Ce qui constitue cet individu, ce n’est donc pas une « substance » particulière, mais des relations entre les parties qui le composent (celles qui demeurent dans un certain genre de rapports constants quant à la lenteur et à la rapidité, etc.), mais aussi des relations entre l’Individu et les autres individus. La « psychologie » spinoziste (si l’on peut se permettre d’employer cette expression) est entièrement fondée sur la dynamique des affects, c’est-à-dire de la composition des relations : un individu est affecté par un objet extérieur, par les affects d’un objet extérieur, etc., c’est-à-dire que le « soi » est intégralement composé sur un plan unique, celui des relations spatiales entre corps (ou sur le plan des idées dans leurs connexions avec les autres idées puisque l’ordre et la connexion des idées suivent l’ordre et la connexion des choses.

Spinoza en ouvrant la voie qui permet de sortir d’une ontologie des substances vers une ontologie des relations pourrait ainsi s’opposer radicalement à ce mythe de l’intériorité dont nous avons vu comment il est formulé magistralement par Augustin. Du même coup, la localisation du mental devient une question dépourvue de signification. Si par « homme » nous designons le sujet en tant que sujet conscient, la seule localisation possible est alors la somme de ses relations avec les autres hommes et avec le milieu environnant.

La théorie de « l’esprit étendu » Tetsuya Kono pourrait s’inscrire dans cette démarche. De la psychologie de Gibson et de sa théorie des « affordances », Kono tire deux idées clés :

1)     La perception n’est pas un mécanisme représentatif

2)     Le réel n’est pas composé d’êtres, mais d’événements.

On a l’habitude de concevoir la perception comme la représentation interne (mentale) des choses physiques perçues par l’intermédiaire des organes des sens. Cette façon de voir est spontanément dualiste : il y a d’un côté le monde physique et de l’autre nos représentations mentales. Ensuite, il va falloir se poser des questions insolubles du type : comment nos représentations mentales peuvent-elles coïncider avec le monde physique ? Est-ce que la réalité est bien telle que nous la percevons ou, au contraire, ne vivons-nous pas finalement dans un monde halluciné – un peu comme un rêveur ou un cerveau dans la cuve ? Gibson tranche dans le vif : pour lui nous percevons bien directement la réalité parce que la perception est une collecte d’informations (c’est une action et nous ne sommes pas dans une attitude purement réceptive, passive en quelque sorte) en vue de l’action. La perception est donc une interaction, une boucle, entre le sujet et son milieu. Contre l’opposition classique entre objectif et subjectif, on retrouve ici la notion de milieu, c’est-à-dire dans son sens premier d’entre-deux, ou, pour parler comme Berque, de « médiance ». Tetsuya Kono fait remarquer que la théorie classique « représentationnelle » suppose que le monde est peuplé de particules indépendantes dans un espace vide. C’est une « ontologie newtonienne ». À cette ontologie, Gibson et TK proposent de substituer une ontologie de l’événement : « L’ontologie de  l’événement  est  la  théorie  qui  maintient  que  l’entité  la  plus fondamentale du monde est un événement. Une substance isolée et absolue comme un atome est plutôt une abstraction de ces réalités primaires.  Le temps absolu, l’espace absolu, et autres propriétés prétendues « catégoriales » sans aucune condition sont aussi une abstraction d’un événement.  Ils sont seulement des concepts, non pas des entités réelles dans le monde. » On retrouve une semblable conception chez Bergson ou encore chez Whitehead (Procès et Réalité). À partir de cette ontologie, on peut déduire que « l’essence de l’être humain réside dans cet effet de boucle interactif entre l’environnement et l’humain. »

***

En conclusion, la réponse à la question initiale peut s’esquisser ainsi : l’homme n’est pas en lui-même – car en lui-même il n’y a rien –, mais bien dans le système des relations qu’il noue avec son environnement. Si on tient encore à la localisation, il n’est pas dans son corps biologique, mais plutôt dans son « corps médial » (pour reprendre une expression d’Augustin Berque). En ce sens il n’est pas non plus à proprement parler hors de lui-même. Il n’est vivant qu’autant qu’il appartient à un espace vivant et se reconnaît dans les autres hommes, se pense comme « être générique » (Gattungswesen dirait Marx). L’intériorité n’est donc pas un lieu originaire, mais bien plutôt un des modes particuliers de ces relations, apparu à un certain stade de l’histoire humaine.

 

1Éditions du Seuil.

2Saint Augustin, Le Maître, IIe partie, XII, 40

3Ibid.

4La référence aux chevaux et aux mulets renvoie au psaume 31 (« le bonheur du pardon ») du Livre des psaumes. Particulièrement à ce passage : « N’imitez pas le cheval et le mulet, qui n’ont pas d’intelligence, qu’il faut brider avec morts et freins pour qu’ils vous approchent. » (9)

5Pour une présentation synthétique de cette échelle de l’âme, on peut se reporter au chap. XXXIII du traité De la grandeur de l’âme (http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/grandeurame/ ). Au chap. XXXV de cet ouvrage, saint Augustin donne une définition abrégée de ces sept degrés de l’âme : « Si donc nous montons ces degrés, nous dirons pour nous faire comprendre, que le premier acte de l'âme est d'animer; le second, de sentir; l'industrie sera le troisième; la , le quatrième; le cinquième sera la tranquillité; le sixième nous introduira en Dieu; le septième sera la contemplation. On peut dire aussi que ces actes s'exercent dans le corps, par le corps et autour du corps, pour l'âme et dans l'âme, pour Dieu et en Dieu : dire aussi qu'ils sont beaux quand ils s'accomplissent dans un autre, par un autre, autour d'un autre sujet; pour ou dans ce qui est beau, pour ou dans la beauté même. »

6Les citations des Confessions, ici du Livre X, renvoient à la traduction de Lemaître de Sacy.

7Voir Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, « Tel », Gallimard.

8Voir Politiques, I, 2

9In L’inhition de l’action, Masson

10Éthique, II, Lemme 1

11Éthique, II, Définition

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Ecrit par dcollin le Lundi 5 Septembre 2016, 10:58 dans "Enseigner la philosophie" Lu 6675 fois. Version imprimable

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