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À propos de "Libre comme Spinoza"

Une lettre de Benoit Spinosa

Avec son autorisation, je publie ici la lettre que m'a envoyée Benoit Spinosa.  Benoit Spinosa est philosophe, professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur d'un excellent ouvrage sur Hobbes, dont j'avais fait la recension (voir ici)

Bonjour Denis

 

J'ai lu avec grand plaisir ton beau livre sur Spinoza. Cette introduction à l'Ethique, par sa concision et sa clarté, est un tour de force, comparée à des résumés scolaires sans portée réelle ou à des sommes gueroultiennes décourageantes pour beaucoup (et pas seulement pour les néophytes). La première partie sur le De Deo bénéficie de ta connaissance des mathématiques et leur usage, simple et éclairant, donne une idée de l'engouement de Spinoza pour la géométrie ainsi que de la portée encore valable de certaines propositions de l'Ethique. Cette partie centrée sur l'unicité de la substance et sa puissance est comme le fondement à partir duquel tu as pu expliquer pourquoi Spinoza passe pour le premier philosophe des Lumières : cette conception rationnelle d'un Dieu-Nature oblige le lecteur, qui entend en saisir le sens, à opérer en lui une distinction entre les "façons d'imaginer" un Père terrible et "les connaissances objectives" du principe immanent à toute chose - c'est prendre au sérieux, comme tu le diras plus loin (p; 268) le caractère unique et éternelle de la substance.

La suite de ton explication rappelle judicieusement le rôle de l'expérience chez Spinoza sans laquelle la fin de l'Ethique resterait tout à fait énigmatique. Le rapprochement avec Marx, particulièrement judicieux, indique bien que le concret effectif est loin du concret immédiat et que la connaissance du troisième genre, celle du singulier comme tel, n'est pas aussi incompréhensible que le laisse croire Alquié : le processus dialectique, compris dans sa puissance d'individuation (loin du mythe du collectif qui avale l'individu), peut éclairer en retour ce que veut dire Spinoza quand il entend dépasser la connaissance par notions communes. L'usage que tu fais de Marx, juste avant l'exposé des trois genres de connaissances, est un point fort du livre. Je me souviens de Marx écrivant que "l'individu est l'entité sociale" dans les Manuscrits et du commentaire de Marcuse dans Raison et Révolution (p. 330) commentant : "Le but, c'est l'individu : ce trait individualiste est un des soucis essentiels de la théorie marxiste" ; aux antipodes du Robinson isolé abstraitement, cet individu est social-concret. K. Axelos avait aussi insisté sur cet aspect. La connaissance singulière du troisième genre fait peut-être de Spinoza l'un des premiers "dialecticiens" des temps modernes. Ce que tu avances relativement aux passions, avec un conatus-éros, explique pourquoi la pathétique spinoziste est très appréciée des psychothérapeutes (tu emploies même l'expression "conatus de transfert"). Le dynamisme spinoziste de l'adéquation de l'idée explique, avant la catharsis de Breuer et Freud, la puissance nocive de l'affect inconnu et la possibilité de le transformer en action sitôt repérée sa trajectoire et sa genèse, possibilité de renversement de pôles complémentaires. On trouve, dans les romans d'Irvin Yalom (Le problème Spinoza surtout, et Nietzsche a pleuré dans une moindre mesure) cet hommage rendu au philosophe hollandais et la force reconnue des liens entre les passions et les pulsions, ainsi que la possibilité de convertir une passion en action, puisque la connaissance rationnelle est nécessaire mais non suffisante à l'atteinte de la sagesse. Ton livre explique bien que la sagesse n'est pas un orgueil ni une pensée de surplomb et que la liberté n'est pas un vol au-dessus de la nécessité mais une émancipation des aliénations qui ne se satisfait pas d'un simple utilitarisme. Tout ceci est bien montré, argumenté et motivé et tous les étudiants et les élèves de classes préparatoires (à commencer par les miens dès septembre) devraient être invités à lire cet ouvrage en parallèle d'une lecture de l'Ethique (on pourrait éviter le traditionnel conseil pédagogique, qui n'était pas sans force, de commencer par le Traité de la Réforme de l'Entendement, avantage en un sens, mais inconvénient en un autree en ce qu'il ne donnait pas une image d'ensemble de l'ambition spinoziste). Pour Spinoza, écris-tu page 219, "la dimension individuelle est tout aussi essentielle que la dimension sociale. Spinoza dit en quelques formules ce que des sociologues laborieux écrivent en plusieurs chapitres, et le suprême effort de l'esprit, le conatus ultime, dit-il en E5P25, accomplit l'individu, qui n'est plus un être égaré ou un enfant perdu, mais un sage réinséré dans la nature et dans sa nature, dans le monde et dans ses affects, "comme" coextensif à la totalité de la nature (le "comme" à son importance).

 

Je te félicite très sincèrement pour cet ouvrage, dans lequel tu restes fidèle à ta conception de la philosphie (celle que j'ai lue dans "A dire vrai"), qui est à la fois rigueur théorique dans la recherche de la verité et souci de l'existence et de l'histoire des hommes : il est vrai que Spinoza fait partie de ces auteurs dont la puissance psycho-physique fait se précipiter les exigences théoriques et pratiques dans un même creuset.

Bravo encore pour ce livre.

Amitiés
Benoit.

Ecrit par dcollin le Dimanche 10 Mai 2015, 13:24 dans "Bibliothèque" Lu 4044 fois. Version imprimable

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