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Que signifie exactement avoir été un « grand philosophe »?

Ce texte est extrait d'un essai de Costanzo Preve consacré à Kant à l'occasion du bicentenaire de sa mort. L'intégralité de l'essai est disponible en italien sur A duecento anni dalla morte di Immanuel Kant (1804-2004)



Voici une question apparemment banale mais qui peut donner lieu à des réflexions. En première réplique, tout le monde dira que certainement Platon, Aristote, Spinoza, Kant et Hegel ont été des grands philosophes, alors que le statut de la grandeur philosophique de Marx est controversé et, en ce qui concerne des penseurs comme Schopenhauer, Nietzsche ou Heidegger, certains diront qu’ils ont été aussi grands que les plus grands alors que d’autres le nieront.

En réalité, beaucoup diront que les plus grands philosophes ont été ceux dont les manuels d’histoire de la philosophie affirment qu’ils ont été les plus grands philosophes. Le premier mouvement critique que je propose au lecteur est de ne pas croire automatiquement et sans examen tout ce que disent les manuels d’histoire de la philosophie. Les manuels d’histoire de la philosophie, en effet, offrent en général une version normalisée de l’histoire de la philosophie elle-même et tendent à cacher les contradictions les plus inquiétantes. Platon, par exemple, a été certainement un partisan de l’existence de la vérité et d’une vérité connaissable au moyen de la dialectique, mais il peut être intéressant de savoir que ses successeurs, les Académiciens, furent pendant au moins trois siècles les défenseurs les plus rigoureux d’un scepticisme relativiste total. Kant fut un destructeur en son temps de la philosophie universitaire d’alors mais environ un demi-siècle après sa mort, la philosophie universitaire allemande se reconstruisit précisément sur la base de sa pensée (néocriticisme, etc.). Quant à Hegel, il déclara explicitement que la philosophie s’occupe de ce qui est et est éternellement et pourtant, après sa mort, ce qui est passé sous le nom de hégélianisme affirme exactement le contraire, c’est-à-dire que seul le succès historique détermine ce qui est vrai et ce qui est faux.

En somme, nous pourrions continuer avec ces paradoxes. La pratique philosophique, en effet, contient en elle-même le paradoxe dialectique de son propre renversement. À juste raison, Brecht écrivait que celui qui n’a pas le sens de l’humour ne doit pas s’occuper de philosophie.

 

La philosophie provoque de l’irritation et une véritable gêne pour les caractères rigides et légèrement paranoïaques et ce n’est pas par hasard parce que, de sa propre nature, elle ne possède pas un objet et une méthode déterminables de façon univoque, comme cela arrive pour les sciences naturelles (et aussi en partie, mais seulement en partie pour les sciences sociales). Si le premier mouvement critique est celui de ne pas croire automatiquement, sans examen, aux manuels d’histoire de la philosophie, le second est de ne pas s’illusionner sur le fait que les philosophes pourraient se mettre d’accord une fois pour toutes sur l’objet et la méthode de la philosophie elle-même (s’ils pouvaient le faire, évidemment la philosophie elle-même ne serait plus philosophie mais deviendrait une science comme les autres), et le troisième geste critique est de ne pas la confondre absolument avec la science et avec l’idéologie. À partir du moment où la tradition marxiste a fait à ce sujet et pour un siècle une grande confusion, il est bon d’y consacrer une brève réflexion clarificatrice.

 

Pour ce qui regarde le rapport entre philosophie et science, on répond en général que la différence réside dans le fait que la philosophie ne peut produire des énoncés vérifiables de manière univoque et/ou falsifiables, comme, par exemple, les protocoles médicaux concernant les thérapies chirurgicales ou pharmacologiques, ou bien les méthodes mathématiques et expérimentales comme dans le cas de la physique, de la chimie et de la biologie. Ceci est vrai, naturellement, mais pas encore suffisant. En réalité, du moins à mon avis, la vraie différence entre la philosophie et les sciences naturelles (à la différence de mon ami Gianfranco La Grassa, ne crois pas à la soi-disant unité méthodologique entre les sciences naturelles et les sciences sociales, parce que je considère déterminant dans les secondes le point de vue idéologique du chercheur en sciences sociales lui-même) consiste en ce que dans les sciences il existe un progrès de la connaissance, alors que dans la pratique philosophique il n’existe véritablement aucun progrès.

En tant que permanente interrogation sur la vérité de la condition humaine et pratique tant réflexive que dialogique, il n’est pas possible de dire sérieusement que Hegel est plus avancé que Platon ou Croce plus avancé qu’Épicure, alors qu’il est possible de dire cela pour un physicien, un chimiste, un biologiste, etc. Certes, aujourd’hui, un philosophe est « informé » par Darwin, Freud, Einstein, etc., alors que Platon ne l’était pas. Mais cette information touche l’élément exogène de l’information scientifique et non l’élément endogène de la réflexion sur la condition humaine et sur sa signification individuelle et sociale. Aux Olympiades d’Athènes en 2004 après JC, il y a eu des résultats à la course meilleurs qu’aux Olympiades d’Olympie en 776 avant JC, mais ce progrès concerne le sport, non la philosophie. Un physicien contemporain laisserait tout le monde bouche bée, si une machine à remonter le temps le menait au Lycée d’Aristote, alors que je n’aurais aucun avantage avec mes deux millénaires d’informations scientifiques si une machine à remonter le temps m’emportait pour dialoguer avec Socrate. Certes, je saurais qu’il existe le continent américain et la théorie de la gravitation universelle, mais ce n’est pas pour cela que je pourrais échapper aux apories socratiques sur la correcte définition du bien, du vrai et du juste.

Ceci n’est généralement pas compris des marxistes qui parlent de manière incongrue de « philosophie scientifique », confondant la philosophie avec la systématisation disciplinaire de la science elle-même (plus exactement des différentes sciences). Je peux admettre qu’il existe une « vision scientifique du monde » dans laquelle la internationale des physiciens est plus avancée que ceux qui croient dans les OVNI, les tarots et le New Age. Mais l’objet de la pratique philosophique reste qualitativement différent de celui de la pratique scientifique, comme le jeu de cartes n’a pas les mêmes règles que le jeu d’échec. Un discours analogue peut être conduit pour le rapport entre philosophie et idéologie, et ici la question, pour les marxistes, se fait particulièrement délicate parce que les marxistes sont spécialistes de la confusion entre les deux plans au point que se sont accumulées pendant un siècle les équivoques les plus désagréables qu’il est nécessaire de réfuter, même si c’est brièvement.

De Lénine à Althusser, en passant toutes les structures scolaires et universitaires du communisme historique du XXe siècle récemment défunt (1917-1991), l’habitude d’incorporer dans la pratique idéologique la culture, la littérature, l’art et la philosophie a été le cancer mortel et la maladie incurable du marxisme. Qui continue aujourd’hui à parler de la tripartition de l’économique, du politique et de l’idéologique ne rend probablement p as bien compte que de cette manière, il incorpore dans le soi-disant « idéologique » aussi la culture, la littérature, l’art et la philosophie. Cette frénésie cannibalesque de l’économisme marxiste, basée sur l’idée du caractère « de classe » de toutes les manifestations de la vie humaine ne rend pas compte du fait que si le conditionnement « classiste » s’insère dans les produits culturels, il n’en épuise pas le contenu et, du reste, Marx le savait quand il parlait de l’art grec et des raisons pour lesquelles il continue à nous plaire aujourd’hui encore quand ont disparu toutes les conditions historiques classistes qui l’ont généré. Je retiens que le même discours que Marx tient à propos de l’art vaut aussi pour la philosophie. La pratique philosophique comporte certainement des conditionnements classistes mais elle ne s’épuise pas dans cette détermination classiste. Il est toutefois inutile de dire cela aux disciples de Lénine, d’Althusser, du couple litigieux Staline-Trotski et impénitents partisans de la tripartition du monde en économique, politique et idéologique. Ceci dit, le moment idéologique existe certainement et il est même à mon avis inéliminable et même positif, parce que c’est à travers le moment idéologique que les hommes prennent conscience de leur position dans les rapports sociaux classistes et constituent leur identité individuelle et collective de résistance. Je ne suis donc en rien un ennemi du moment idéologique. Il ne se confond cependant pas avec la pratique philosophique et, par-dessus tout, il ne réduit pas toute la philosophie à la lutte de classes dans la théorie comme le propose en un moment de délire extrêmiste le pourtant méritoire Althusser. Il n’y a pas de doute : le peintre Titien, le sculpteur Michel-Ange, l’écrivain Balzac et le philosophe Kant ont été « influencés » par le moment idéologique, mais dans le même temps, la valeur de leurs œuvres se mesure précisément à la manière dont elles ont su se libérer de ce moment lui-même.

Je suis très pessimiste sur la capacité de la des marxistes qui demeurent à redéfinir le rapport entre la philosophie, la science et l’idéologie. Comme je l’ai écrit juste ci-dessus, je pense qu’il y a une maladie incurable du marxisme en ce qui concerne aussi les classiques. Mais maintenant venons-en à signaler brièvement ce qui fait d’un philosophe un « grand philosophe », reconnaissance que Kant mérite indubitablement.

Pour le dire de manière synthétique, le « grand » philosophe n’est pas celui qui dit le plus de choses semblables à ce que nous pensons nous, pour notre compte, et qui le dit seulement de manière plus persuasive, plus rigoureuse et plus systématique, en raison de quoi les autres philosophes deviennent plus petits au fur et à mesure qu’ils s’éloignent de nous. Cette conception du grand philosophe est narcissique, nombriliste et autoréférentielle et confond les philosophes et les gourous charismatiques dont ont besoin les faibles d’esprit et d’intellect. Paradoxalement, le grand philosophe est celui qui « résiste » le plus à nos objections possibles, jusqu’à nous faire indirectement comprendre (même s’il est désormais mort depuis des siècles) que nous n’avons pas encore tout à fait résolu un problème mais qu’il demeure ouvert. Ceci transféré dans le scénario tri-millénaire de l’histoire de la philosophie occidentale, les « grands philosophes » sont précisément ceux qui nous enseignent le plus parce qu’ils résistent le plus à nos réfutations et par extension aux réfutations de millions de personnes semblables à nous.

Comme on le sait, l’enseignement classique italien de la philosophie l’identifie à l’histoire de la philosophie, et ceci dure au moins depuis 1923 (réforme Gentile, etc.). Giovanni Gentile, naturellement, n’est pas l’inventeur de cette conception mais il l’a reprise à Hegel qui, par ailleurs, croyait au progrès de la philosophie (ce à quoi, moi, je ne crois pas, comme je l’ai dit plus haut). Mais ce système, en pratique, peut aboutir à des effets paradoxalement négatifs, provoquant un résultat final de scepticisme, de relativisme, d’inutilité et d’impuissance que j’ai personnellement vérifié pendant mes trente-cinq années de travail comme enseignant dans l’école secondaire italienne. Du moment que, en effet, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que les philosophes signalés dans la longue histoire de la philosophie sont meilleurs que nous (dans le cas contraire, il est improbable qu’ils aient été signalés alors que nous, probablement, nous ne le serons jamais), il s’en suit un sentiment de frustration et d’impuissance et, dans le meilleur des cas, de scepticisme et de relativisme et, dans le pire des cas, d’inutilité. Si, en effet, au cours de vingt-cinq siècles tant d’esprits élus n’ont pas réussi à se mettre d’accord, on peut raisonnablement faire l’hypothèse qu’ils ont seulement perdu leur temps inutilement. La racine de l’antipathie diffuse à l’égard de la philosophie naît même et avant tout de cela.

En réalité, il n’est pas tout à fait dit que le but de la philosophie soit de se mettre d’accord. Le but en même au contraire de nous faire prendre conscience de l’inévitabilité et de l’opportunité de formuler sur un mode dialogique et rationnel nos dissensions, qui, de cette manière, deviennent physiologiques et non plus pathologiques. Et ainsi, de fait, la pratique de la philosophie conduit à une pratique de la démocratie et de la paix. Les « grands philosophes » sont alors ceux qui exploitent le mieux ce terrain.

 

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Ecrit par Costanzo Preve le Vendredi 2 Juin 2006, 08:11 dans "Philosophie italienne" Lu 10356 fois. Version imprimable

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Commentaires

C. Preve

Anonyme - le 27-08-06 à 12:09 - #

Très décu par l'article de C. Preve. C'est le texte d'un déçu du marxisme, qui rumine sa déception, faute d'avoir réussi à en enrichir la philosophie. On retombe ainsi dans un conception spéculative de de la réflexion, qui confond tous les plans : réalité empirique, ontologie, métaphysique, morale, politique. Que c'est dommage!Yvon Quiniou.


Re: C. Preve

LEMOINE Michel - le 23-12-06 à 17:06 - #

Le grand philosophe est celui qui résiste "le plus à nos réfutations et par extension aux réfutations de millions de personnes semblables à nous"!!!

Si cette idée était fondée, le nombre de philosophes méritant d'être qualifiés de "grand" serait certainement de : zéro !
Ni Platon, ni Kant, ni Hegel ne le pourraient.

Un écolier voit tout de suite que si Socrate avait eu trois sous de bon sens, il aurait répondu sans hésiter à la question de Ménon : oui, la vertu s'enseigne puisque tout chez l'homme est forgé par l'éducation. Nous apprenons jusqu'à la maîtrise de nos fonctions naturelles.
Un écolier sait que pour définir la vertu, il faut commencer par en faire l'inventaire et que la méthode de Socrate n'a pas d'autre but que d'imposer son extravagante solution!

Et Kant ! allons donc ! tout le monde voit bien que la phrase qui entend démontrer le caractère à priori de l'espace et du temps, n'a pas de sens. C'est pourtant cette affirmation première qui permet ensuite à Kant de se tirer d'affaire dans chaque difficulté.

Il en va des philosophes comme des tyrans : certains veulent à tout prix les maintenir en vie quitte à les charcuter comme Franco l'a été tandis qu'ils s'efforcent d'enterrer précitamment les autres, comme Marx par exemple, s'ils ne sont pas parvenus à les baîlloner définitivement.

La meilleure preuve qu'il y a "lutte de classe" en philosophie, c'est d'ouvrir un manuel de classe de terminale!