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L’éducation est-elle une dénaturation ?

Il y a déjà maintenant quelque temps, un ministre de la République avait qualifié les jeunes délinquants de « sauvageons ». On y vit une marque de mépris social, voire de racisme sournois. Il fallut au ministre rappeler ce qu’est un sauvageon : « Arbre ou arbuste qui a poussé spontanément dans la nature, et qui peut être prélevé et greffé. » Les sauvageons sont apparus dans la nature et pour devenir des arbres fertiles, ils doivent être greffés. La métaphore arboricole du ministre définit donc l’éducation comme une greffe faite sur un plant naturel, une greffe en tous points utile. Mais d’un autre côté, métaphore pour métaphore, l’éducation paraît semblable à l’art de dompter les fauves. Le fauve dompté perd toute sa puissance naturelle, il devient une bête fragile qui pourrait à grand-peine être relâchée dans la nature. C’est ce que dit Calliclès à Socrate (cf. Gorgias), ton éducation veut rogner les griffes des lionceaux. La greffe accompagne le mouvement naturel, l’oriente, le dressage dénature. Telle est bien l’ambivalence essentielle de l’éducation.

En un premier sens, il semble bien que l’éducation soit une dénaturation, c’est-à-dire une perte des qualités naturelles. L’éducation consiste dans le fait de conduire (ducere) sur une voie que l’on n’aurait pas prise sans avoir été éduqué. Au lieu de suivre sa pente naturelle, celle du moindre effort, celui qui a été éduqué suit la voie qu’on lui a tracée. La racine latine « duc » (le duc est celui qui conduit l’armée) renvoie à « duk » ou « deuk ». Ce qui peut être conduit c’est aussi ce qui est ductile (par exemple : un métal ductile). En haut allemand « zuckan » signifie « tirer ». En allemand « duk » donne « Zug » (le train) ou « Zucht » (l’éducation). En anglais « tow » veut dire remorquer et « tug », tirer. Dans l’éducation, il faut donc agir sur quelqu’un pour qu’il arrive à un endroit où il ne pourrait pas aller seul. Cette action, c’est tirer vers ou montrer le chemin. Il faut donc celui sur qui on agit soit « ductile », c’est-à-dire malléable. Ceux qui doivent être éduqués sont ceux qui ne sont pas encore en civilisés (prêts à vivre en cité, ce qui est la destinée de l’homme). Ils doivent être éducables ! Leur esprit est supposé suffisamment malléable pour cela. L’éducation a un double aspect. Elle montre un chemin qu’il suffit de suivre par soi-même. Le « teatcher » anglais est celui qui « dik » (montre) [à ne pas confondre avec le professeur qui est celui qui parle !]. Mais d’un autre côté, éduquer, c’est tirer de force. Les wagons n’ont pas le choix et ne vont pas de leur propre mouvement là où le train les conduit !

Mais cette action qui conduit l’homme hors de son état naturel pour suivre la voie de la civilisation peut être pensée comme une perte. L’homme éduqué a perdu sa force et son endurance naturelles. Les conventions sociales l’affaiblissent, le rendent dépendant des autres. Il y a tout un imaginaire qui met la virilité du côté de la nature et la féminité du côté de l’éducation. Trop éduqué, l’homme perd sa virilité, il devient efféminé. Nietzsche oppose à la du ressentiment (le « regard venimeux du ressentiment »), celle des faibles, l’esprit aristocratique de la « superbe brute blonde rôdant en quête de proie et de carnage ». Rousseau n’est pas toujours très loin : dans tout le processus qui conduit à la vie sociale, processus rendu possible précisément parce que l’homme est éducable, il y a une profonde dénaturation, une dénaturation qui est bien conçue comme une perte. Freud, lui aussi, souligne combien l’éducation en cherchant à imposer au sujet les contraintes nécessaires à la vie sociale s’oppose aux pulsions naturelles qui, toujours, sourdement, agissent dans un but antisocial. Expression de douce de cette révolte contre la société, toutes les rêveries nostalgiques de l’état de nature.

La tragédie de la condition humaine serait là : naturellement l’homme est un être antisocial (Freud est d’accord avec Hobbes), mais il ne peut survivre qu’en subissant une dénaturation rendue à la fois possible et nécessaire par sa débilité congénitale – à la naissance, il n’a pas presque pas d’instinct et doit vivre longtemps dans cette dépendance infantile et cette hantise de la Hilflosigkeit.

Selon Marshall Sahlins, cette vision de la nature humaine n’est qu’une élaboration idéologique propre à l’Occident (particulièrement de l’Occident moderne) et non une vérité indubitable. Concevoir l’éducation comme dénaturation, c’est en effet concevoir un homme naturel antinomique à l’homme social ou socialisé. L’ethnologie et la paléontologie suggèrent au contraire que l’homme est un être naturellement social. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il naît ainsi, qu’il y aurait en lui un « instinct social ». Mais si l’homme naît inachevé, c’est l’éducation qui parachève ce que la nature n’a pas eu la force de faire, pour reprendre ici la formule d’Aristote définissant l’art. Comme pour le sauvageon de l’arboriculteur, l’éducation viendrait ainsi se greffer sur l’être naturel pour lui permettre de grandir et de déployer toutes les potentialités qui sont en lui. Aristote, qui accorde tant de place à l’éducation, le dit : un homme hors de la société est moins qu’un homme. C’est par la vie dans la polis et par l’éducation que donne cette vie que l’homme acquiert les bonnes habitudes, les bonnes dispositions. Par sa structure anatomique, l’homme est apte à la station verticale, mais il doit apprendre à marcher. Il a besoin de se nourrir comme tous les êtres vivants, mais il n’a aucun instinct lui permettant de satisfaire ce besoin. C’est encore l’éducation qui lui apprend comment se nourrir, quels sont les aliments qu’il lui faut éviter et quels sont ceux qui lui conviennent. Le sauvage de Rousseau n’est bien qu’une fiction théorique, car le sauvage réel, celui qui n’aurait reçu aucune éducation, serait tout juste une bête craintive incapable de se développer comme être humain.

Ainsi l’éducation, loin d’être une dénaturation de l’homme, serait le moyen (non naturel, mais social et institutionnel) par lequel peut se réaliser la nature humaine – l’homme naturellement n’est qu’en puissance et c’est par l’éducation qu’il passe de la puissance à l’acte. Si la sociabilité est naturel, l’éducation est le moyen naturel de réaliser cette sociabilité. Pourtant ce moyen ne nous apparaît pas comme naturel. Il y a toutes sortes d’éducations. Les sociétés humaines laissent plus ou moins de place à la spontanéité de l’enfant, elles le contraignent plus ou moins et forgent des caractères différents. Les rigueurs de l’éducation spartiate sont proverbiales. Les psychologues de l’école de Palo Alto, sous le direction de Gregory Bateson ont étudié des schémas éducatifs fondés sur le « double bind », l’injonction paradoxale, un mode d’éducation qui bloque la communication. Avec la modernité – on peut en trouver les prémices chez Montaigne – se développe l’idée d’une éducation « naturelle », une éducation qui accompagne le développement spontané de l’enfant. Le vaste programme pédagogique de Rousseau, exposé dans Émile, est fondé sur cette idée que la bonne éducation doit autant qu’il est possible suivre la nature. De multiples tentatives ont été faites dans cette voie « rousseauiste », si l’on peut dire. Citons l’école de Célestin Freynet, les pédagogies inspirées de Montessori ou encore les Libres enfants de Summerhill de A.S. Neill.

Cependant, s’il existe des formes d’éducation plus ou moins ouvertes, elles restent toutes liées à des conceptions particulières de la vie commune et de la politique. Elles supposent non la réalisation d’une nature humaine en générale ou de la nature de chaque individu, mais bien l’acquisition de comportements, de savoirs, de « valeurs » que l’on juge nécessaire à la vie commune et au bonheur de l’individu. L’Émile de Rousseau s’inscrit ainsi dans le projet d’ensemble de la politique rousseauiste. Émile sera le citoyen vertueux nécessaire au maintien du contrat social. L’« éducation nouvelle » promue par A.S. Neill était en conformité avec ses idéaux libertaires. La conception de l’éducation de John Dewey est indissociablement liée à sa philosophie. Bref, il n’y a pas d’éducation naturelle ! Même quand elle se veut conforme à la nature de l’homme, à ses aspirations les plus « naturelles », l’éducation est invention sociale et elle conditionne la formation d’un certain genre d’hommes.

La contradiction est là : naturellement, l’homme doit être éduqué, pour parachever ce que sa nature contient potentiellement. Mais cette éducation contredit souvent sa nature – les pulsions doivent être réprimées et canalisées pour que la civilisation existe, répète Freud – et le conditionnement qu’elle produit dépend des objectifs poursuivis socialement par les éducateurs, qui eux aussi doivent avoir été éduqués. À quoi il faut ajouter que la société n’est pas un tout homogène, qu’elle est conflictuelle et que l’éducation est un terrain et un enjeu de ce conflit social.

L’éducation peut être une véritable dénaturation : c’est celle que prodigue une organisation sociale et politique qui cherche à faire de l’éducation un moyen de soumission des individus, de mise en condition pour obtenir l’obéissance. Ainsi les régimes totalitaires ont-ils cherché à contrôler entièrement l’éducation, dès le plus jeune, soustrayant les enfants à l’autorité de la famille pour les mieux soumettre à celle du chef ou du parti. Il existe en revanche une éducation qui n’est pas une dénaturation : c’est l’éducation qui permet d’apprendre à l’enfant à devenir autonome, c’est-à-dire libre. Si la liberté définit la nature humaine (Rousseau et Kant sont d’accord sur ce point), la question est de savoir comment concilier la contrainte nécessaire à l’éducation et formation d’un sujet libre. Ainsi Kant écrit-il : « Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! comment cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j’accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte, et qu’en même temps je l’instruise à faire bon usage de sa liberté. Sans cela il n’y aurait en lui que pur mécanisme ; l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il est nécessaire qu’il sente de bonne heure la résistance inévitable de la société, afin d’apprendre à connaître combien il est difficile de se suffire à soi-même, de supporter les privations et d’acquérir de quoi se rendre indépendant. »

Cette éducation qui vise au bon usage de la liberté est précisément celle qui correspond le plus profondément à la nature humaine. Laissons encore la parole à Kant : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce qu’elle le fait. Il est à remarquer qu’il ne peut recevoir cette éducation que d’autres hommes, qui l’aient également reçue. Aussi le manque de discipline et d’instruction chez quelques hommes en fait-il de très mauvais maîtres pour leurs élèves. Si un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce qu’on peut faire de l’homme. Comme l’éducation, d’une part, apprend quelque chose aux hommes, et, d’autre part, ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu’où vont nos dispositions naturelles. Si du moins on faisait une expérience avec l’assistance des grands et en réunissant les forces de plusieurs, cela nous éclairerait déjà sur la question de savoir jusqu’où l’homme peut aller dans cette voie. Mais c’est une chose aussi digne de remarque pour un esprit spéculatif que triste pour un ami de l’humanité, de voir la plupart des grands ne jamais songer qu’à eux et ne prendre aucune part aux importantes expériences que l’on peut pratiquer sur l’éducation, afin de faire faire à la nature un pas de plus vers la perfection. » (Kant, Traité de pédagogie) La contrainte éducative, la discipline ont pour fin le développement de nos dispositions naturelles.

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Ecrit par dcollin le Samedi 17 Septembre 2016, 12:00 dans "Enseigner la philosophie" Lu 9399 fois. Version imprimable

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