Le néolibéralisme de Friedrich Hayek et la question des inégalités
Un essai de Didier Guilliomet
« L’œuvre de Hayek est celle d’un philosophe majeur de notre temps. Elle couvre un champ considérable, de la psychologie à la théorie politique. ( … ) Tout son édifice repose sur ce que l’on appellerait aujourd’hui une philosophie de l’esprit, une science de la cognition. En découlent une philosophie sociale et une épistémologie des sciences sociales. C’est dans ce cadre que s’inscrivent les théories du droit, de la morale, de l’économie et de la politique.» estime Jean-Pierre Dupuy (1992, Libéralisme et justice sociale : le sacrifice et l’envie, Fondation Saint-Simon et Calmann-Lévy, chap. VIII). Hayek a, en effet, retenu de l’école économique autrichienne à laquelle il est affilié, l’importance d’avoir une vision globale et interdisciplinaire en sciences sociales. C’est pourquoi pour saisir les tenants et aboutissants de son approche des inégalités, il est nécessaire de mobiliser l’arrière-fond théorique – à la fois épistémologique, ontologique et anthropologique – qui lui donnent sens. Nous en ferons l’examen dans un premier temps. Nous étudierons plus précisément ensuite l’argumentaire très construit qu’il développe dans sa critique de la « justice sociale ». Face à la revendication d’une plus grande égalité de fait, Hayek pense que « le grand problème est de savoir si cette nouvelle exigence d’égalité n’est pas en conflit avec l’égalité des règles de juste conduite que le gouvernement est tenu d’imposer à tous dans une société libre. (D.L.L. T.2, chap. 9. p. 98). Visions libérale et socialiste peuvent-elles faire bon ménage ?
Epistémologie et rationalisme évolutionniste.
Au départ de sa réflexion, Hayek conjugue théorie de la connaissance qui insiste sur les limites de la compréhension humaine et vision du réel où l’importance du déjà-là de la culture, sous la forme par exemple des traditions, est constamment soulignée.
Pour notre auteur, il n’y a pas d’égalité entre le pouvoir de l’homme et le monde dans lequel il évolue : la réalité est bien plus riche que l’être humain qui doit accepter ses limites et tâcher avec modestie de se mettre à l’école du milieu dans lequel il est inséré. « L’esprit est enrobé dans une structure traditionnelle et impersonnelle de règles apprises et son aptitude à mettre en ordre l’expérience est une réplique héritée du canevas culturel que chaque esprit individuel trouve tout fait. Le cerveau est un organe qui nous permet d’absorber la culture mais non de l’inventer.» (D.L.L.T. 3, épilogue). La culture ne résulte pas tant d’une force individuelle d’invention de solutions adaptatives que de la capacité de recevoir et de transmettre un savoir constitué collectivement. Les tribus qui détiennent les manières de faire, les us et coutumes les plus efficaces pour survivre finissent par s’imposer et imposer leurs pratiques. Dans le droit coutumier, les règles qui émergent au fur et à mesure du temps sont celles qui ont fait preuve de leur valeur dans la structuration de la société. Décrivant la période préhistorique, Hayek estime qu’ « il y avait probablement alors beaucoup plus d’ « intelligence » incorporée dans le système des règles de conduite, que dans les pensées d’un homme concernant ce qui l’entourait. » (Idem) La rationalité incarnée dans la société où vit un individu déborde largement sa propre science. L’humain est par définition un animal social parce que l’intelligence dont il bénéficie lui est extérieure et supérieure - en somme transcendante – et néanmoins disponible mais sous une forme éclatée.
L’évolutionnisme que Hayek défend ainsi concerne la sélection des institutions et des productions collectives, non celle des individus eux-mêmes. Il se démarque de ce que l’on a nommé le « darwinisme social ». Estimer avec cynisme que les individus qui ne savent pas s’adapter sont « naturellement » éliminés relève du contresens sur Darwin pour qui la sélection favorise, à l’exemple des primates, précisément les espèces capables de défendre les plus faibles et de faire preuve d’altruisme. Hayek rejette ce pseudo darwinisme social violemment inégalitaire et souligne la proximité de son rationalisme évolutionniste avec celui de son ami Karl Popper.
Son rationalisme évolutionniste valorise ce qui s’est transmis d’une génération à une autre par le biais d’un savoir incarné, au cours de l’histoire, dans divers aspects de l’ordre social : tradition, us et coutumes, droit mais aussi langage et marché. Les règles régissant le comportement humain ont trois sources : la nature qui se manifeste sous la forme des pulsions instinctives et de l’héritage génétique, les traditions acquises et les règles délibérément posées en vue d’obtenir des buts précis (D.L.L. III., p.191). Hayek estime que « ce sont les traditions morales favorables plutôt que des projets raisonnés, qui ont rendu le progrès possible dans le passé et qui feront de même à l’avenir. » (D.L.L. p.199). Il est crucial de ne pas être dans le déni de toute la sagesse accumulée dans le passé qui reste disponible sous des formes culturelles qu’il est toujours possible de se réapproprier. Du passé, on ne peut faire table rase sans perdre toute une riche expérience qui se révèle indispensable pour écrire l’avenir. « Traditions morales favorables », précise-t-il cependant car toute tradition n’est pas, de son aveu même, acceptable. Il faut privilégier celles qui ont montré leur efficacité pour faire naître un ordre qui laisse tout loisir aux libertés individuelles de s’adapter aux nouvelles configurations de la vie sociale. Hayek n’est pas un traditionaliste au sens strict : il s’en est expliqué dans un texte au titre explicite « Pourquoi je ne suis pas conservateur. » (C.L., postface)
L’erreur constructiviste
L’ignorance des limites humaines et la fatuité qui en découle correspondent à ce qu’il nomme le « rationalisme constructiviste ». Le terme « constructivisme » est emprunté au domaine des arts où sous l’influence notamment d’artistes et théoriciens russes l’accent était mis sur la puissance de construction du réel chez l’homme mais c’est du côté de la philosophie qu’il en trouve l’origine. « Le grand penseur, auquel les idées fondamentales de ce que nous appellerons le rationalisme constructiviste doivent leur plus complète expression fut Descartes » estime Hayek (D.L.L. T.1, chap. 1, p 11). Le propos doit être nuancé car Descartes sait rendre hommage à une rationalité pratique qui s’appuie avec prudence sur les traditions. Parmi les règles de la morale provisoire, « La première était d’obéir aux lois et aux coutumes de mon pays (1637, Discours de la méthode, troisième partie). Mais Hayek veut retenir de Descartes la contestation de toute autorité au nom de la raison individuelle, l’usage de la méthode de la tabula rasa pour ruiner une tradition scientifique déjà, il est vrai, bien mise à mal à son époque et surtout l’affirmation selon laquelle grâce aux progrès de la science, l’homme peut devenir, « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes, 1627, Discours de la méthode, sixième partie). En ce sens, il existe un état d’esprit constructiviste d’inspiration cartésienne, surtout que la frontière tracée entre champ scientifique où s’applique le doute radical et domaine pratique où il ne faut pas tout révolutionner, a été vite franchie. Son influence sur les philosophies et mœurs politiques en Europe conduisit à des postures de rupture radicale avec le passé. Le constructivisme d’après Hayek s’épanouit jusqu’à maintenant chez les théoriciens qui pensent pouvoir restructurer la société, voire « refaire le monde »: Rousseau, Comte, Marx et Keynes ainsi que leurs disciples. Les succès de la science moderne et les progrès technologiques nourrissent la foi en un rationalisme absolu et en une toute puissance humaine censée s’appliquer aussi à la société. Pourtant, la prudence est de mise. Notre connaissance du social est loin d’être aussi parfaite que notre connaissance de la nature : le reconnaître permet justement de devenir plus efficace en évitant des erreurs lourdes de conséquences. Les sciences sociales ont affaire à des réalités très complexes et difficilement appréhendables en toute objectivité puisque la subjectivité humaine y est dans son élément : elles ont une spécificité dont il faut prendre la mesure. Hayek se méfie ainsi des économistes, des sociologues et des politiques qui pensent, en prenant modèle sur les sciences naturelles, pouvoir tout expliquer et tout planifier. Il n’existe pas d’esprit humain capable de centraliser et de comprendre toutes les données entrant dans la constitution d’une société, ni capable, a fortiori, d’en tirer des prévisions certaines. Il n’y a pas d’experts omniscients en sciences sociales. Pas de compréhension parfaite des affaires humaines, ni donc de vérité absolue en politique.
Ordre et organisation
« Puisque l’homme a créé par ses propres moyens les institutions de la société et de la civilisation, il doit également être en mesure de les modifier à volonté afin de satisfaire ses désirs ou ses souhaits» pourrait-on objecter (N.E. Chap.1). Ce raisonnement faussement évident et typiquement constructiviste repose sur une opposition trop schématique entre l’artificiel qui serait toujours voulu et produit par l’homme et le naturel qui, ne découlant d’aucune activité humaine, s’imposerait à tous sous forme de la nécessité et des lois. Hayek s’appuie sur toute une tradition qui met en exergue tout ce que l’humanité produit sans en avoir consciemment le projet. Il revendique sa filiation avec ces penseurs que l’on a regroupés sous la dénomination des « Lumières écossaises » : Adam Smith, Ferguson et David Hume (auxquels il est possible de rattacher Bernard de Mandeville) qui ont tous insisté sur l’existence d’une réalité entre les ordres naturels auto-organisés et les organisations humaines qui se mettent en place de façon délibérée et visent un but précis. Cette troisième entité est un ordre humain dont la production sui generis ne dépend de la volonté d’aucun législateur. L’ordre fabriqué par une décision dont la visée est explicite est nommé Taxis et l’ordre spontané ou encore auto-organisé Kosmos. Les productions des hommes sont par conséquent de deux sortes. Certaines découlent d’une action délibérée qui vise un but déterminé. Par exemple, dans les productions techniques ou artisanales, l’homme est « un animal-recherchant-des-objectifs.» (N.E.chap.1). Un Kosmos est un système structuré par la visée intentionnelle d’un but. Cette façon familière d’envisager l’agir humain relève de l’organisation : elle est bien adaptée aux activités techniques et quotidiennes les plus courantes. Un taxis, quant à lui, est appelé tout simplement un ordre ; il est le résultat d’une action conjuguée d’individus qui ne se sont toutefois jamais consultés pour atteindre un objectif précis. Untel ordre est vécu par l’homme comme du déjà-là face auquel il doit se faire animal-obéissant-à-des-règles. La langue, les représentations morales et le droit sont, à titre d’exemples des réalisations humaines - et même des fondements de la civilisation - dont on serait bien en peine d’identifier les créateurs ou d’expliquer l’apparition par une décision humaine précisément située dans l’histoire. Quelle est par exemple l’origine du langage ? Ce sont les hommes qui, par leurs actions conjuguées, ont réussi à produire au cours du temps, sans avoir initialement une idée précise de ce qu’ils étaient en train de faire, des langues particulières dont l’apprentissage et l’utilisation exigent ensuite une acceptation des règles grammaticales et une assimilation du vocabulaire. Hayek estime que « le point de départ de la théorie sociale – et sa seule raison d’être – est la découverte qu’il existe des structures ordonnées qui sont le résultat de l’action d’hommes nombreux mais d’aucun dessein humain. » (D.L.L, T.1, chap. 2, p. 43). C’est vraiment une « découverte » car la signification profonde de ces ordres est rarement bien comprise.
Droit et législation
Le marché et la société sont aussi des ordres spontanés. Ils sont d’autant plus bénéfiques que les hommes, au lieu de se plier constamment à la nécessité d’atteindre des objectifs précis ou d’obéir à des directives données par le gouvernement, acceptent de se soumettre à certaines règles abstraites de droit (nomos) à l’exemple de celles qui concernent le respect de la propriété privée et des contrats. Il existe ainsi en gros deux manières de diriger les hommes : par la loi (nomos) ou par des projets, des ordres ou directives imposées (thesis).
Nomos en grec signifie la loi. Hayek utilise ce terme plutôt pour désigner le droit et, notamment le droit coutumier. Pour présenter ce nomos, Hayek dresse un historique qui part de l’antiquité grecque, fait étape chez les romains du côté de la valorisation du droit privé et de l’apport de Cicéron, passe par les théoriciens médiévaux du droit naturel à commencer par Saint Thomas d’Aquin et culmine avec la pratique anglaise de la common law. Le nomos désigne en effet pour notre auteur le résultat de tout un processus évolutif dans lequel un système de règles abstraites s’est imposé comme condition générale de la paix, de la liberté et d’un marché performant. Le droit n’est ni produit par un législateur qui en déciderait souverainement, ni issu de la nature elle-même, encore moins donné par une puissance surnaturelle ou divine aux hommes. Il est découvert par un juge « qui dit le droit ». Le politique peut avoir le tort de vouloir « faire la loi » : il devrait se contenter de proposer ces législations conjoncturelles qui correspondent bien mieux à la nature des thesis. Le Nomos relève donc d’une production humaine qui a tous les caractères de ce qui s’impose spontanément.
Hayek défend «la souveraineté de loi (nomos)» –qui correspond à sa transcendance par rapport aux individus qui s’y soumettent – et s’oppose à la conception d’une souveraineté politique définie comme pouvoir absolu de faire la loi, trop constructiviste à son goût (D.L.L. T.III, chap. 13). La loi, contrairement à ce que certains croient, n’est pas faite de toute pièce par un pouvoir législatif omnipotent et sans borne. La loi (nomos) qui s’impose aux hommes au cours d’un lent processus historique a, elle seule, une vraie autorité qui semble naturelle, même si elle ne l’est pas, possède un fondement rationnel, même si aucune raison humaine ne l’a conçue, et est adaptée à une société libre et performante, même si aucun calcul délibéré n’a présidé à son développement. Ce qui est souverain dans le nomos, c’est une espèce d’intelligence collective qui a fait émerger, sans en avoir le projet conscient, un système de règles efficaces pour bien vivre en société. L’animal humain qui obéit à des règles de droit fait preuve de docilité au sens étymologique, c’est-à-dire de capacité à être instruit. En respectant ses règles de droit, il se met en situation d’apprendre l’attitude la mieux adaptée à la vie en société.
Lorsque les lois ont commencé à une époque assez récente à être systématiquement considérées comme des productions humaines résultant d’une décision ou d’une législation (thesis), le problème a consisté à tâcher de lui conserver ce caractère transcendant sans lequel elles n’étaient plus très respectées. Comment trouver encore une supériorité à une réalité dont on pense, à tort ou à raison, qu’elle dépend complètement de notre bon vouloir ? Rousseau, après avoir défini la souveraineté comme pouvoir de faire la loi et avoir souligné le rôle fondamental du législateur, s’est senti obligé de placer dans les dogmes de la religion civile « la sainteté du contrat social et des lois » (1963, (1762), Du contrat social, IV, chap. VIII, Paris, Garnier Frères). Il semble plus simple, comme le suggère Hayek, de tirer la représentation de la « transcendance » du nomos de son mode de production à la fois endogène, évolutif et collectif.
Une autre spécificité de la loi conçue comme nomos est son contenu négatif, abstrait et universel. Les législations gouvernementales (thesis) sont conjoncturelles, concrètes et particulières. Elles concernent les affaires courantes les plus diverses de la cité mais il faut prendre soin de les distinguer des seules lois dignes de ce nom qui correspondent au nomos. La loi, au sens fort, ne dit pas ce qu’il faut faire mais bien plutôt ce qu’il ne faut pas faire. Elle est une borne donnée à la liberté pour qu’elle n’empiète pas sur la liberté d’autrui plutôt qu’une obligation de faire quelque chose de précis – comme, par exemple, être obligé de prendre tel pourcentage de femmes sur une liste électorale ou telle quantité d’étudiants de milieu pauvre dans une formation - ce qui, soit dit en passant, peut être fort utile lorsque des situations d’inégalité flagrante à un moment donné peuvent être porteuse de conséquences fâcheuses si elles ne sont pas corrigées. La loi (nomos) doit rester «abstraite» car elle ne commande pas d’atteindre un objectif précis, ni ne concerne des personnes déterminées. La loi concerne les relations entre individus.
L’égalité devant la loi – l’isonomia des grecs anciens - est dès lors essentielle. Les libéraux ont souvent souligné l’importance de substituer au gouvernement des hommes qui s’appuie habituellement sur des législations conjoncturelles (thesis), le gouvernement de la loi (nomos) et d’établir ainsi un état de droit garantissant la liberté individuelle. Liberté des individus et égalité de droit ne s’opposent pas mais se complètent dans la pensée de Hayek. A l’opposé, la recherche d’une égalité matérielle entre citoyens conduit à faire violence aux règles de justice, protectrices des libertés, au nom d’un objectif qui nécessite la mise en place d’une législation contraignante et inefficace de surcroît.
Chez Hayek, la valorisation de l’isonomie prend une tonalité progressiste et anti-xénophobe qu’il importe de mentionner. Il parle ainsi de « l’idéal sous-jacent à la Société ouverte, impliquant que les mêmes règles doivent être appliquées à tous les humains ». Et il précise : « C’est un idéal que, personnellement, j’espère voir graduellement approché, parce qu’il semble la condition indispensable pour un ordre pacifique mondial.». Conscient de la force du réflexe communautaire qui conduit depuis des siècles à préférer les nôtres aux autres, il constate: « Si sincèrement que l’homme moderne accepte en principe l’idéal de règles s’appliquant uniformément à tous les hommes, en fait il ne le reconnaît qu’à ceux qu’il considère comme ses semblables, et n’apprend que lentement à élargir le cercle de ses égaux.» (D.L.L. T. 2, p.69.)
Par opposition, au nomos qui structure l’ordre spontané, la thesis désigne donc les décisions, législations et directives d’un gouvernement qui vise des objectifs dictés par la configuration des problèmes concrets et quotidiens de la cité. La thesis renvoie pour Hayek aussi au droit public. Il semble normal que tout pouvoir exécutif puisse prendre et imposer des décisions pour traiter des problèmes particuliers qui sont souvent les plus urgents mais le danger existe de confondre ces deux espèces de contraintes juridiques (nomos et thesis). Il est vrai qu’on parle volontiers de « loi » pour désigner indifféremment les deux. Et la tentation est forte du côté des politiques d’étendre indûment et dictatorialement le champ de la législation. Hayek dans son ouvrage : The constitution of liberty (C.L.) juge important de proposer divers aménagements constitutionnels en vue d’améliorer une séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire dont les auteurs classiques du libéralisme ont minimisé une perméabilité dans laquelle les totalitarismes se sont engouffrés.
Socialisme et « justice sociale »
Le rappel de quelques thèses centrales de Friedrich Hayek permet d’aborder avec plus de sérénité sa critique de la « justice sociale ». Ses analyses doivent être replacées aussi dans leur contexte. Les deux guerres mondiales viennent de montrer à quel point les états-nations, dépourvus de dispositions constitutionnelles bornant efficacement leur pouvoir, sont des entités mortifères. Dans les régimes nazi et stalinien, mépris du droit (nomos), culte du chef et autoritarisme s’appuyant sur un usage immodéré des législations (thesis) visant un but irréaliste et trop souvent une partie de la population honnie par le pouvoir, ont abouti à la catastrophe totalitaire. L’absence de compréhension du rapport de l’individu à la réalité sociale qui s’est cristallisée dans la mentalité constructiviste explique en grande partie, à ses yeux, cette barbarie. Une situation de crise a de surcroît, précipité la mise en œuvre de politique dirigiste et réveiller des tendances profondément tribales. L’objectif de faire advenir une plus grande égalité a été aussi un facteur de confusion et de malheur. Néanmoins après la défaite du nazisme, pour multiples raisons - notamment parce qu’il est plus soucieux d’égalité que l’idéologie hitlérienne clairement différentialiste - le socialisme conserve un vrai pouvoir de séduction. C’est cette sensibilité politique qui constitue, selon Hayek, encore un danger pour le monde libre qu’il s’agit de mettre à la question. Comment la recherche d’une plus grande justice, d’une plus grande égalité entre les hommes a-t-elle pu, avec autant de constance tragique, produire misère, dictature et injustice ?
De façon plus insidieuse et moins traumatisante, la montée en puissance dans le monde occidental de mesures « sociales » et keynésiennes pèse aussi, d’après notre auteur, sur les libertés individuelles et le fonctionnement du marché. Totalitarisme communiste et législation sociale en Occident sont certes des phénomènes différents, pourtant Hayek les dénonce dans un même mouvement. Pour lui, l’alternative est simple : soit nous prônons une politique libérale, soit nous allons vers une économie planifiée qui étouffera nécessairement les libertés individuelles et les capacités de développement. Il ne croit pas en une solution intermédiaire qui unirait avantages du libéralisme et générosité supposée du socialisme dont John Stuart Mill, par exemple, propose la formulation : «La société devrait traiter également bien tous ceux qui ont également bien mérité d’elle, autrement dit, ceux qui ont été également méritants absolument parlant. Tel est le critère abstrait le plus élevé de justice sociale ou distributive ; c’est vers ce but que l’on devrait faire converger au plus haut degré possible toutes les institutions et les efforts de tous les citoyens vertueux.» - L’utilitarisme, chap. 5. p.153, trad. G. Tanesse, Flammarion, 1988. (1861). Pour Hayek, cette « justice sociale » est l’équivalent du « cheval de Troie du totalitarisme » (D.L.L. T.2,). La volonté de poser une alternative tranchée entre libéralisme et totalitarisme repose donc sur la prise en compte d’un péril qui menace, selon lui, les régimes hostiles au nazisme et au communisme, mais travaillés par une mauvaise conscience sociale qui risque de les égarer sur « la route de la servitude ».
Individu libre, société et savoir
Pour Hayek, personne n’a jusqu’ici déterminé tout ce que peut la société : son pouvoir de résolution des problèmes et d’invention de nouvelles solutions est inouï et très sous-évalué. La société est un réservoir d’informations et une source de savoirs, de savoirs-vivres et de savoirs-faires qui dépassent toute raison humaine, aussi développée et cultivée soit-elle. Un individualisme cohérent doit donc affirmer à la fois la valeur absolue de la liberté individuelle - qui est « le fait de ne pas dépendre de la volonté arbitraire d’un autre ou d’autres hommes » (C.L.Part 1, chap.1, p.12) - et la nécessité d’une modestie qui prend acte, contre l’arrogance constructiviste, de l’infériorité des capacités cognitives et transformatrices de l’individu face à l’ordre social. « L’attitude fondamentale du véritable individualisme est celle de l’humilité face aux processus par lesquelles l’espèce humaine est parvenue à ses réalisations sans que celles-ci aient été projetées ou comprises par tous les individus et qui dépassent les esprits individuels.» (1948, « Individualism: True and False », in Individualism and economic order, University of Chicago).
En même temps, - et cela constitue un des piliers du libéralisme pour Hayek - c’est lorsque les individus sont laissés complètement libres d’agir dans le respect des règles universelles de droit selon les informations qu’ils détiennent, que nous bénéficions au mieux des avantages de la société et que le potentiel humain de rationalité et d’invention est utilisé au maximum.Pour Hayek, il faut davantage faire confiance aux individualités privées pour trouver des solutions adaptées aux nouvelles donnes sociales. L‘essentiel des évolutions positives dans l’histoire se fait discrètement à hauteur d’individu. Les membres de la société civile sont immergés dans un milieu qui leur fournit de précieux outils : une « sagesse des Nations » ainsi que des informations multiples. Ce savoir proliférant ne bénéficie certes pas du prestige de la science (à laquelle il ne s’oppose pas) mais il contribue de façon décisive aux progrès de la civilisation. Dans une société libre et réglée juridiquement, « c’est par les efforts mutuellement ajustés de gens nombreux que sont utilisés davantage de connaissances qu’aucun individu n’en possède ou qu’il n’est possible d’en maîtriser intellectuellement ; et c’est par cette utilisation de connaissances dispersées que des choses peuvent être accomplies qu’aucun esprit isolé ne peut prévoir. » (C.L. I. Chap.1, 5, p. 28.) Ce thème de l’usage individuel de ces informations est si important qu’il définit « l’état de liberté » comme « la situation dans laquelle chacun peut utiliser ce qu’il connaît en vue de ce qu’il veut faire. » (D.L.L.T.1, p.66.) Surtout, « Ce que nous enseigne l’individualisme » (C.L.Part 1, chap.1, p.12,) « c’est que la société est supérieure à l’individu seulement s’il reste libre. » La transcendance de la société par rapport à chacun de ses membres provient de cette combinaison de toutes les initiatives privées, combinaison produite spontanément qui se révèle d’autant plus féconde et utile à la civilisation que les individus sont laissés libres d’agir avec comme seule contrainte le respect des règles du nomos. Une conception libérale de l’histoire sait relativiser les décisions et le rôle des « grands » et des « savants » pour les situer dans un contexte évolutif où les anonymes de la culture trouvent une place.A côté de la transmission de savoirs par la tradition, Hayek insiste sur le rôle central des informations portant sur l’état actuel du marché dont le mode de transmission est souvent négligé par les théoriciens. Les processus d’appropriation du savoir dispersé dans la société ont une dimension à la fois diachronique, prise en charge notamment par les coutumes, et synchronique qui mobilise le système informatif des prix.
Dans The use of knowledge in society (De l’utilisation des connaissances au sein de la société), article paru dans l’American Economic Review (sept. 1945), Hayek présente sa théorie de la transmission des informations concernant le marché. «Le principal problème économique qui se pose à la société est celui d’une rapide adaptation aux changements qui arrivent dans chaque lieu à un moment particulier ». Comme il est exclu- nous l’avons vu -que toutes les données remontent à un pouvoir central qui puisse les analyser et réagir en conséquence de façon appropriée, la saisie des informations et la prise de décision au sujet de ce qui se passe sur le marché doivent être décentralisées. En même temps, il est nécessaire que ces données particulières soient communiquées à l’ensemble des acteurs économiques. « Fondamentalement, dans un système où la connaissance des faits importants est dispersée entre des individus différents, seuls les prix peuvent opérer une synthèse des actions séparées des multiples personnes, de la même façon que les valeurs personnelles aident les individus à unifier leurs diverses aspirations.» (Idem). Le système des prix est un mécanisme original et performant de transmission d’informations à l’ensemble des acteurs du marché. Hayek souligne la spécificité de ce système : « il n’est pas le produit d’une décision humaine et les gens qui se guident grâce à lui habituellement ne savent pas pourquoi ils font ce qu’ils font » (Idem). Le système des prix s’est mis en place spontanément comme certaines coutumes que personne en particulier n’a jamais installées dont on découvre après coup à quel point elles ont des effets positifs.
La mentalité constructiviste a tendance à mépriser ce qu’elle n’a pas elle-même produit et croit que l’ordre social est une organisation modelable selon nos volontés : elle conduit en conséquence à des interventions étatiques intempestives qui brident les libertés individuelles. Or c’est grâce aux individus laissés libres que bien des informations et des réactions indispensables au bon fonctionnement de l’ordre social apparaissent. Les interventions autoritaires privent ainsi la société des outils nécessaires pour s’adapter au mieux à la conjoncture - notamment en faisant obstacle à l’expérimentation par le libre jeu concurrentiel, des meilleures solutions productives.Pour prendre un exemple dans un régime apparemment libéral, le blocage des prix effectué par Richard Nixon a consisté pour Hayek à céder à l’illusion d’une efficacité du politique sur l’ordre du marché et priver les acteurs de terrain, pourtant en prise directe à une réalité dont la complexité échappe à ceux qui sont en position de surplomb, d’une marge de manœuvre pour la fixation des prix.
Les régimes, quels qu’ils soient, qui tombent dans l’erreur du dirigisme et bafouent les libertés individuelles méconnaissent la réalité du marché qui n’est pas une organisation mais un ordre spontané. Pour éviter les malentendus, Hayek renonce à utiliser le mot « économie » dont le sens depuis Aristote renvoie souvent à une organisation. Il préfère le terme plus neutre de catallaxie qui signifie en grec à la fois « échanger » et « transformer l’ennemi en ami » (D.L.L. Chap. 10). Cet ordre auto-organisé des échanges de biens et de services fait, selon lui, la richesse des nations et permet une pacification des relations humaines. La catallaxie est comparable à un jeu de hasard régi par des règles dans lequel il est impossible de prévoir, par exemple en s’appuyant sur un mérite supposé et quantifiable des joueurs, qui va l’emporter. Le jeu conduira habituellement à une répartition inégalitaire des places et du gain où aucune injustice ne sera décelable, si tout le monde respecte scrupuleusement les règles. Dans ces conditions, intervenir pour tenter de rétablir l’égalité à l’issue du jeu de la catallaxie est vain et absurde. C’est même tricher. Pour Hayek, un état qui croit pouvoir fixer les prix et les salaires fait l’erreur de confondre ordre spontané et organisation, il dérègle par des décisions inappropriées l’ordre du marché, prenant le risque de produire inefficacité, misère et crises profondes.
Le système des prix est une production spontanée qui indique aux acteurs du complexe jeu catallaxique quelles sont les activités à développer et celles à éviter dans l’intérêt de tous. Le salaire – le prix du travail - au sein d’une société relève du jeu de la catallaxie qui distribue à chacun une part dont il impossible de prévoir quelle elle sera.
La critique de la justice sociale
Que signifie alors l’expression « justice sociale ou distributive» ? Pour Hayek, l’expression n’a pas de sens. La justice porte en effet toujours sur les relations sociales entre individus : il est donc redondant de parler de « justice sociale ». Et si on l’interprète comme un devoir - à la manière de John Stuart Mill - qui consisterait à faire correspondre les résultats du marché avec les supposés mérites de tous alors elle est une absurdité - nous venons de le voir. Le politique ne peut pas décider quels sont les prix et le montant des rémunérations au sein de la société. Ce n’est pas à lui, non plus, de préciser comment la distribution des richesses se fera. Hayek met sur le compte d’une préférence marquée chez les intellectuels pour les organisations, l’absence de compréhension des ordres sociaux et du système des prix. Ils conçoivent le marché comme une grande administration dans laquelle les récompenses et les places découleraient de décisions humaines ou/et du mérite reconnu. Les organisations ayant proliféré sous des formes administratives et bureaucratiques au vingtième siècle, elles deviennent le cadre de pensée de beaucoup d’individus. Sur un marché, ce n’est pas le mérite personnel - qui pose d’ailleurs la difficulté de sa définition objective - qui est reconnu mais l’utilité sociale à un moment donné d’une activité ou d’une fonction. On ne peut distribuer à chacun ce qu’il mérite en fonction de sa propre valeur, ni lutter contre la vie chère et des salaires trop bas en fixant des prix qui sont des signaux d’autant plus utiles qu’il ne sont pas envoyés par ordre de l’état. La « justice sociale», dépourvue de sens dans un ordre spontané, ne sert finalement pour Hayek que de cri de ralliement à ceux qui désirent rendre la société plus humaine faute d’en saisir la réalité profonde.
La vraie justice, pour Hayek, est celle des tribunaux et elle consiste à faire respecter les règles du nomos. Depuis Aristote (Ethique à Nicomaque, V, chap.1), on sait que la définition de la justice est un équilibre entre légalité et égalité, deux valeurs sensiblement différentes. Hayek estime que le respect du nomos et l’état de droit constituent la seule forme légitime de la légalité qui assure une vraie égalité devant la loi. La recherche de l’égalité des conditions, par contre – qu’on la nomme « communisme » ou « justice sociale » - conduit à confondre ordre et organisation, droit et législation et à détruire les libertés. Pourquoi, dès lors, la « justice sociale » continue-t-elle à faire des émules ? Hayek considère que des explications psychologiques doivent être avancées.
«La plupart des demandes égalitaires sont basées sur rien de mieux que l'envie. » (C.L, p. 93). De même qu’il existe des mauvais joueurs qui n’acceptent pas la défaite, des individus ne supportent pas d’être les perdants au jeu de la catallaxie. Cette dernière pourtant assure « un haut degré de coïncidence des attentes et une utilisation efficace du savoir et des habilités de ses membres seulement au prix d’une déception constante de certaines attentes. » (D.L.L. T. 2, chap. 10). Certains déçus accusent donc le « capitalisme » et se retournent par ressentiment contre les gagnants. Face au marché, il faut se comporter comme Job dans l’Ancien Testament : face au mauvais sort, il se résigne et se refuse à passer de la lamentation à l’accusation. Nul ne porte la responsabilité des résultats du marché quand il est laissé à sa propre logique : Hayek croit qu’il constitue une sorte de « destin » globalement positif.
En dépit du caractère de modernité revendiqué par le « constructivisme » socialiste, on y trouve, selon notre auteur, des tendances assez rétrogrades. D’abord, l’occultation des distinctions entre ordre et organisation et droit et législation porte atteinte directement à la liberté individuelle qui est un des principes pour les libéraux de la modernité. Ensuite, un anthropomorphisme régressif hante très souvent les discours d’inspiration constructiviste. L’« anthropomorphisme » désigne la tendance à donner forme humaine aux êtres qui ne font pas partie de notre espèce. Les explications préscientifiques du réel étaient largement anthropomorphiques : elles attribuaient aux êtres extérieurs des qualités spécifiquement humaines comme une volonté, des désirs, des sentiments. Il est vrai que lorsqu’on croit, qu’individu et société sont sur un même pied d’égalité, la société peut être prise pour un « égo ». Ignorer la réalité de l’ordre social conduit parfois à une personnification de la société. Cet anthropomorphisme montre la persistance d’un état d’esprit archaïque, perceptible par exemple quand on se plaint de « la société », qu’on dénonce son injustice avec virulence comme si elle était une personne à laquelle il était possible d’adresser des griefs.
Face à un ordre juridique abstrait de la grande société qui minimise la valeur des solidarités tribales et du loyalisme qui ont prévalu pendant des millénaires, il faut souligner la puissance des réactions affectives. Justice sociale et socialisme prennent souvent appui, selon Hayek, sur un atavisme attaché à une morale tribale (N.E, chap. 5 : « L’atavisme de la justice sociale »), c’est-à-dire sur un certain nombre de réflexes comportementaux et affectifs hérités de toute la période de l’histoire liée à une vie en petite communauté. C’est pourquoi elles font facilement des adeptes et parlent au « cœur ». L’évolution de l’espèce n’a conduit à l’adoption de règles de droit permettant le développement d’une catallaxie que lentement. La nouvelle éthique qui se résume au fond au respect des règles de droit et à une tolérance au sujet des conduites individuelles qui ne nuisent pas aux autres, laisse un vide émotionnel et du désarroi sur lesquels les totalitarismes – assurément bons révélateurs des fragilités de notre temps - ont instinctivement su s’appuyer. Le renoncement à des devoirs spécifiques auprès de personnes de la même tribu est le prix à payer pour une égalité de droit plus étendue. Car la fidélité aux « lois » d’un groupe quelconque peut entrer violemment en conflit avec le respect des règles du nomos. L’extension des règles abstraites du droit à un nombre toujours plus grand de personnes se paye en termes de moindre intensité des devoirs à développer auprès des justiciables en question (D.L.L. T.2, chap. 11, p177). Il existe dans les affaires humaines une sorte d’inertie et les valeurs traditionnelles adoptées pendant des siècles par un peuple résistent à leur remplacement brutal par des règles universelles. Ces attitudes ataviques réapparaissent en temps de crise et sont, d’ailleurs, plus ou moins affirmées dans les diverses civilisations qui cohabitent sur terre. Parmi les inégalités face à la mondialisation, il ne faut pas négliger celles qui sont rattachées aux différences culturelles qui conduisent à des adaptations plus ou moins réussies à un ordre juridique abstrait qui mine les liens communautaires. La mondialisation doit tenir compte aussi de la contestation des règles abstraites du droit par les hommes qui n’en ont pas une grande habitude. Hayek considère que « le conflit entre la morale tribale et la justice universelle s’est manifestée tout au long de l’histoire comme un affrontement répété entre le sentiment d’allégeance et celui de justice. » Ce conflit est actuellement plus aigu car il touche le grand nombre d’humains, y compris les peuples peu habitués à un droit abstrait et universel, qui entrent dans la mondialisation. Il a pris aussi la forme d’un débat stimulant entre individualistes et communautaristes.
Hayek épingle enfin l’hypocrisie qui cache derrière un discours généreux, un ensemble de mesures qui ne le sont pas. L’invocation de la justice sociale sert parfois les intérêts particuliers de ceux qui désirent conserver ou conquérir une situation favorable alors même qu’il serait de l’intérêt général de laisser le système se restructurer. Les chances de faire aboutir ses revendications sont alors fonction de la capacité à se faire entendre par la société - quel que soit le moyen employé : force, intimidation, ruse ou séduction. Cette pseudo-justice pour Hayek peut se mettre au service des pires conservatismes. Pire, elle peut conduire à des inégalités salariales importantes et injustifiables au regard du marché du travail – ce qu’on appelle habituellement des privilèges - et gêner l’efficacité de la catallaxie qui est pourtant le moyen le plus efficace de voir les conditions de vie de l’ensemble des individus s’améliorer. On n’est pas non plus sans savoir que le pauvre d’un pays développé bénéficiant des mesures « sociales » n’est pas vraiment dans une situation comparable à celle du miséreux du « tiers monde». Les inégalités économiques dans un marché ouvert et une grande société ont quelques chances d’être moins localisés géographiquement - à condition toutefois que la « justice sociale » ne conduise pas à protéger les seuls citoyens d’un pays en refusant toute concurrence loyale qui pourrait répartir mondialement et d’une façon plus équitable les richesses. La générosité des mesures sociales est dans l’ensemble circonscrite aux frontières d’un pays où elles sont parfois revendiquées au nom d’une justice universelle. Hayek réagit aussi avec humeur à la promotion de nouveaux droits économiques et sociaux, notamment ceux formulés dans la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. La confusion entretenue, encore une fois sous couvert de « justice sociale », est à son comble. Des règles de droits fondamentales sont mêlées à des déclarations d’intention qui montre l’aspect nébuleux des objectifs visés par certaines législations. « Quel peut-être, par exemple, le sens juridique de cette affirmation que « chacun a droit à la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels indispensables pour sa dignité et le libre développement de sa personnalité (art. 22) ?» (D.L.L. T.2, p. 125). « Il est absurde de parler d’un droit à une situation que personne n’a le devoir, ni le pouvoir de créer. » (Idem, p122). D’autant que ces droits qui donnent une créance sur une « société » de nouveau personnifiée, ne coûtent rien à ceux qui les accordent et font croire que les inégalités reculent alors que c’est plutôt la sphère d’un droit qui protège les libertés qui se trouve être minée par une inflation juridique de mauvais aloi.
Expliquer que certaines inégalités économiques doivent être retirées du groupe des injustices, laisse entière la question de la pauvreté. De façon inattendue, Hayek propose un revenu minimum pour lutter contre les effets nocifs de la pauvreté induite par le jeu de catallaxie là où la solidarité étant moins forte, des individus peuvent se retrouver complètement démunis et isolés. « La nécessité de tels arrangements (revenu minimum) dans les sociétés industrielles est hors de tout doute - ne serait-ce que dans l'intérêt de ceux qui ont besoin de protection contre les actes de désespoir des nécessiteux. » (C.L., p. 285). Il s’agit de protéger les individus du besoin et la société des violences engendrées par la misère. Cependant une chose est la justice, autre chose la visée de la paix sociale. La difficulté est de faire comprendre que la législation qui protège les plus démunis ne relève pas du nomos mais de décisions conjoncturelles qui n’ont pas force de loi. Le règne du nomos conduit donc paradoxalement à de nouvelles législations pour remplacer les solidarités tribales. Hayek prend en tout cas ces distances avec un ultralibéralisme qui produit de graves inégalités et des effets économiquement douteux : « il n’y a pas de système rationnellement soutenable dans lequel l’Etat ne ferait rien.» (1985, (1944), La route de la servitude, Paris, PUF, chap. 3). Sa doctrine ne se confond pas « avec une attitude de laisser faire dogmatique» (idem)
La question des inégalités est au cœur de l’opposition entre socialisme et libéralisme : « Il y a évidemment une grande différence entre un pouvoir à qui l’on demande de placer les citoyens dans des situations matérielles égales (ou moins inégales) et un pouvoir qui traite tous les citoyens selon les mêmes règles dans toutes les activités qu’il assume par ailleurs. Il peut en vérité surgir un conflit aigu entre ces deux objectifs » (D.L.L T.2, chap. 9. p. 98 et sq.) La recherche de l’égalité matérielle est un objectif qui relève d’une conception constructiviste, organisationnelle, c’est-à-dire erronée de la société pour Hayek. Et c’est par le biais d’interventions autoritaires du politique, de diktats révolutionnaires et même d’une « dictature du prolétariat » qui se moquent des libertés qu’elle a cru pouvoir aboutir. Les régimes communistes ont montré leur mépris du droit. Marx dans La question juive a donné le ton : « Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse donc l’homme égoïste, l’homme en tant que membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même uniquement préoccupé de son intérêt personnel.»
Pour Hayek, la politique n’a pas à faire sa loi, ni à imposer ses vues aux citoyens. Elle doit principalement se cantonner à l’application décidée de règles de justice face auxquelles tous sont égaux. Cette justice - la seule authentique à ses yeux - permet un ordre dans lequel chacun peut librement viser, en fonction de ces informations, ce qu’il désire au sein d’une société élargie, voire mondialisée où l’on fait abstraction des différences communautaires. Un régime libéral offre un cadre juridique à respecter dans lequel les individus peuvent donc librement et également vaquer à leurs occupations. La seule contrainte légitime est celle qui conduit à l’obéissance aux règles de droit. Chez Hayek, la méfiance à l’égard des excès du politique – thème habituel du libéralisme - est contrebalancée par un acte de foi dans l’efficacité et la rationalité du marché ainsi que dans les progrès qu’il est censé permettre en terme de paix, de richesse et de développement des capacités humaines. Qu’est-ce qui fonde ce credo ? N’est-il pas envisageable en ce sens de parler d’un « constructivisme libéral » qui cèderait aussi à l’illusion d’une meilleure compréhension de la société que celle que nous pouvons obtenir ?
En tout cas, pour Hayek, les inégalités économiques ne sont au fond ni justes, ni injustes lorsqu’elles sont les conséquences du jeu de la catallaxie dans lequel le hasard distribue les parts sans que les hommes puissent en décider autrement. Ce n’est pas un jeu à somme nulle : il produit du gain pour tous, même s’il est inégalement distribué et permet, selon notre auteur, d accroître les richesses globales, d’augmenter les chances de paix et de développer la civilisation. C’est pourquoi Hayek s’est fait inlassablement un devoir de défendre, contre une politique des « bons sentiments» aux visées confuses et aux résultats souvent catastrophiques, une conception de la justice où c’est le droit qui invite à « élargir le cercle de ses égaux.» (D.L.L. T. 2, p.69.)
Bibliographie indicative GILLES DOSTALER, 2001, Le libéralisme de Hayek, Paris, Editions La Découverte § SyrosArticles portant sur des thèmes similaires :
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Ecrit par Didier_Guilliomet le Mardi 25 Septembre 2012, 19:08 dans "Mes invités" Lu 8892 fois.
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