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Controstoria del liberalismo

Bonnes feuilles

Controstoria del liberalismo
Domenico LOSURDO
Editori Laterza. Biblioteca universale Laterza, 2006
376 pages. ISBN 88-420-7717-8

Je publie ici quelques extraits du dernier livre de Losurdo ... en attendant une traduction française.

Outre sur érudition remarquable pour tout ce qui concerne les "pères fondateurs" du libéralisme, le livre de Losurdo présente l'insigne intérêt, pour nous Français, de permettre une véritable discussion sur le libéralisme comme pensée politique, alors qu'entre libéraux (de droite ou de gauche) et antilibéraux (le plus souvent de gauche) les polémiques confuses empêchent toute réflexion sérieuse.

Le point de départ de la réflexion de Losurdo est très simple: pourquoi tant de grands penseurs de la liberté politique (à commencer par Locke et ses continuateurs américains) ont-ils été aussi des défenseurs de l'esclavage des Noirs ou de l'oppression des peuples colonisés? On pourra sans peine transposer ces réflexions à l'époque actuelle...

p.8:
Adam Smith fait un raisonnement et exprime une préférence qui méritent d'être rapportés exactement. L'esclavage peut être supprimé plus facilement sous un "gouvernement despotique" que sous un "gouvernement libre" avec ses organismes représentatifs exclusivement réservés, cependant, aux propriétaires blancs. La condition des esclaves noirs, dans ce cas, est déespérée: "toutes les lois sont faites par leurs maîtres qui ne laisseront jamais passer une mesure qui leur serait préjudiciable." Et donc, la liberté de l'homme libre est la cause de la grande oppression des esclaves [...] Etant donné qu'ils constituent la partie la plus nombreuse de la population, aucune personne pourvue d'humanité ne désirera la liberté dans un pays où cette institution est établie." Peut-on considérer comme libéral un auteur qui, dans un cas concret au moins, exprime sa préférence pour un "gouvernement despotique"?

[La citation de Smith est extraite de Lectures on jurisprudence]


p.12

Aux yeux des colonies rebelles, le gouvernement de Londres, lequel impose de manière souveraine une taxation aux citoyens ou sujets qui pourtant ne sont pas représentés à la Chambre des Communes, se comporte comme un maître face à ses esclaves. Mais - objectent les autres - si on doit vraiment parler de l'esclavage, pourquoi ne pas commencer par mettre en discussion celui qui se manifeste sous une forme brutale et sans équivoque là où l'on célèbre le plus passionément la liberté? Déjà en 1764, Benjamin Franklin, alors qu'il était à Londres pour plaider la cause des colons, devait faire face aux commentaires sarcastiques de ses interlocuteurs:
Vous, Américains, faites un grand tapage pour la plus petite violation imaginaire de ce que vous appelez votre liberté; et pourtant, sur cette terre, il n'existe pas de peuple plus ennemi de la liberté, aussi absolument tyrannique que le votre quand ça l'arrange.
Les soi-disant champions de la liberté estampillent comme synonyme de despotisme et d'esclavage une imposition fiscale décrétée sans leur consentement explicite mais ils n'ont aucun scrupule pour exercer le pouvoir le plus absolu et le plus arbitraire aux dépens de leurs esclaves.

[Les paradoxes du "" face à la question de l'esclavage se retrouvent dans les "affaires indiennes". Les Peaux-Rouges sont systématiquement considérés comme des "bêtes sauvages" et déshumanisés.]

p. 21

Au moins dans sa correspondance privée, Jefferson n'a pas de difficulté à reconnaître l'horreur de la guerre contre les Indiens. Mais, à ses yeux, le véritable responsable en est le gouvernement de Londres qui a excité ces "tribus" sauvages et sanguinaires: c'est une situation qui "nous oblige maintenant à les poursuivre et à les exterminer ou à les repousser vers de nouveaux établissements hors de notre portée." Il reste arrêté que "le traitement brutal sinon l'extermination de cette race dans notre Amérique" doit être mise sur le compte de l'Angleterre; tout autant que le sort analogue réservé aux "peuples asiatiques de la même couleur" (que les Peaux-Rouges) mais aussi des Irlandais - qui pourtant partagent avec les Anglais la même "couleur" de peau et devraient ête considérés comme des "frères" - doit être porté au débit d'une politique employée à semer la destruction et la mort "là où la cupidité anglo-mercantile peut trouver un intérêt même minime à inonder la terre du sang humain." [Jefferson - Lettre à A. von Humboldt, 6/12/1813]
Jefferson n'a pas tort de comparer le traitement subi par les Peaux-Rouges à celui réservé aux Irlandais.Comme, selon l'accusation des loyalistes, puritains et colons rebelles assimilent les Indiens aux "Amalécites" [voir Exode, 17, 8-13], c'est aussi aux Amalécites destinés à l'extermination que sont comparés les Irlandais, cette fois à l'oeuvre des conquérants anglais. La colonisation de l'Irlande, avec toutes ses horreurs, est le modèle de la colonisation suivante de l'Amérique du Nord.


p.29 à 31
[Faut-il attribuer la défense de l'esclavage par certains libéraux aux circonstances historiques? Losurdo montre qu'il n'en est rien. Il répond en particulier à Hannah Arendt qui fait l'apologie de la révolution américaine contre la révolution française (voir Sur la révolution)]

Selon Hannah , la caractérisation de la révolution américaine est le projet de réaliser un ordre politique fondé sur la liberté, alors que la persistance de l'esclavage noir renvoie à une tradition culturelle diffusée de manière homogène des deux côtés de l'Atlantique:
Cette indifférence, pour nous difficile à comprendre, n'était pas typique des Américains et ne pouvait être mise sur le compte ni d'une dureté de coeur particulière, ni des intérêts de classe [...] pour les Européens, l'esclavage ne faisait pas partie de la question sociale, comme il n'en faisait pas partie pour les Américains.

En réalité, dans l'Europe de l'époque, le malaise face à l'esclavage était si fortement ressenti, et pas rarement, que des auteurs de premier plan procèdent à une nette opposition entre les deux rives de l'Atlantique. Lisons Condorcet:
L'Américain oublie que les noirs sont des hommes; il n'a avec eux aucune relation morale; ils ne sont pour lui que des objets de profit; [...] et tel est son stupide mépris pour cette malheureuse espèce, il s'indigne de les voir habillés comme des hommes et placés à côté de lui...

L'Américain, ici objet de condamnation est le colon d'outre Atlantique, qu'il soit français ou anglais. A son tour, Millar dénonce en 1771 "cette bouleversante barbarie à laquelle sont, fréquemment, exposés les noirs de nos colonies." Par bonheur, "la pratique de l'esclavage a été abolie en Europe de manière assez générale"; là où elle.subsiste, de l'autre côté de l'Atlantique, cette pratique avilit la société tout entière; de cruauté et de sadisme "se rendent responsables même les personnes du sexe faible à une époque qui se distingue par l'humanité et par l'éducation." C'est aussi l'opinion de Condorcet qui fait la remarque que "la jeunesse américaine assiste" et parfois même "préside" aux "supplices" atroces infligés aux esclaves noirs.

La thèse de Hannah Arendt peut être complètement renversée. A la fin du XVIIIe siècle, l'institution de l'esclavage commence à être imprésentable dans les salons où circulent les idées des philosophes et dans les églises influencées par les quakers et les autres sectes abolitionnistes du christianisme. Au moment même où la convention de Philadelphie approuve la constitution qui ratifie l'esclave-marchandise sur une base raciale, un défenseur français de cette institution constate amèrement son isolement:
Cet empire si puissant de l'opinion publique [...] offre déjà son appui à ceux qui, en France et en Angleterre attaquent l'esclavage des noirs et poursuivent son abolition; les plus odieuses interprétations sont réservées à ceux qui oseraient avoir une opinion contraire. [Pierre-Victor Malouet, Mémoire sur l'esclavage des nègres, 1788]
 
Quelques années plus tard, un autre défenseur français de l'esclavage se lamentait sur le fait que la "nigrophilie" était devenue une "extravagance à la mode", au point d'abandonner le sens de la distance entre les races: "le sang africain coule trop abondamment même dans les veines des parisiennes." [Baudry des Lozières, Les égarements du nigrophilisme, 1802]

Si on part du présupposé d'une "indifférence" générale, dans ces années, au sort des esclaves noirs, on ne comprend rien à la révolution américaine. Le "dernier grand philosophe" à justifier l'esclavage, Locke, est tout sauf incontesté et il est mis en état d'accusation en même temps que "l'actuelle rébellion américaine" dont il est considéré comme l'inspirateur. Dans les deux cas, la célébration d'une liberté tendanciellement républicaine s'intrique avec la légitimation de l'institution de l'esclavage. Après avoir rapporté divers extraits du philosophe qui ne laissent aucun doute à ce propos, Josiah Tucker commente: "Ceci est le langage de l'homme monsieur Locke, le grand et glorieux défenseurs des droits naturels et de la liberté de l'humanité"; voici ses sentiments réels en ce qui regarde l'esclavage. De manière analogue, le loyaliste américain que nous connaissons déjà, Boucher, condamne conjointement la sécession américaine et la prétention de Locke à conférer à "tout homme libre de la Caroline" un pouvoir absolu sur les esclaves de sa propriété.

Si les patriotes anglais et loyalistes opposés à la sécession ironisent sur la banière de la liberté agitée par les propriétaires d'esclaves, les colons rebelles réagissent non pas en revendiquant la légitimité de l'asservissement des noirs, mais au contraire en soulignant les responsabilités privilégiées de la Couronne anglaise dans le trafic et le commerce de la chair humaine. S'expliquent ainsi les interdits linguistiques qui caractérisent la constitution du nouvel Etat. Comme l'observe un délégué à la convention de Philadelphie, ses collègues "cherchaient anxieusement à éviter l'introduction d'expressions qui pourraient apparaître odieuses aux oreilles des Américaines", mais "ils avaient l'intention d'introduire dans leur système ces choses que les expressions indiquaient." Le fait est que, depuis le commencement des débats sur le nouvel ordre constitutionnel - fait remarquer un autre témoin - "nous avions honte d'utiliser le terme d'esclaves auquel on substituait une circonlocution." Pour donner la preuve de la plus grande absence de scrupules - observe Condorcet en 1781 - ce sont les "propriétaires" d'esclaves: "ils sont guidés par une fausse conscience" qui les rend imperméables "aux protestations des défenseurs de l'humanité" et les "fait agir non contre leurs propres intérêts mais bien à leur propre avantage."

Comme on voit, en dépit de l'opinion contraire de Arendt, les intérêts de classe, en premier lieu de ceux qui possédaient de grandes plantations et un nombre important d'esclaves, jouaient un rôle important qui n'échappe pas aux observateurs de l'époque.

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Ecrit par dcollin le Samedi 12 Août 2006, 14:55 dans "Morale et politique" Lu 7875 fois. Version imprimable

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Commentaires

borgnes

LEMOINE Michel - le 25-12-06 à 18:52 - #

L'art de ne voir que d'un oeil est encore très pratiqué quand il s'agit de la Palestine.

 


Luc Nemeth - le 05-04-07 à 12:04 - #

Bonjour.

Le problème ici posé implicitement est peut-être plus large et plus ancien, que le libéralisme : c'est celui de quiconque revendique la liberté pour... lui-même (cas extrême), une classe ou une caste, celles et ceux qu'il reconnaît comme ses semblables, etc. La continuité entre la trop-parfaite démocratie athénienne -basée sur l'exclusion-, et le libéralisme, paraît sur ce point établie. Mais Marx lui-même, n'est pas non plus dépourvu d'ambigüité. Certes il ne revendique aucun privilège catégoriel pour le prolétariat, qui en se libérant est supposé libérer l'humanité toute entière. Mais -il y a un mais- les moyens que Marx préconisait pour y parvenir, en attendant le soi-disant "dépérissement de l'Etat" (?), n'en aboutissaient pas moins dans les faits à la reconstitution de l'oppression, telle que la résumera dès juillet 1919 Luigi Fabbri : "pratiquement, la dictature du prolétariat n'est que la dictature de ceux qui se croient ses représentants" (L'avenir international, n. 19, juil. 1919, p. 15).


Les Etats-Unis, patrie de l'esclavage?

Yves Cusset - le 23-05-07 à 20:00 - #

On ne peut pas non plus donner totalement tort à Arendt et inverser unilatéralement son interprétation comme semble le faire Losurdo, sur le fondement de la justification de l'esclavage, car pour autant que je sache, si la féodalité fut abolie en France, l'esclavage ne le fut pas en même temps: il était pratiqué dans les colonies françaises des Antilles aussi cruellement qu'aux Etats-Unis à la même époque; c'est vrai qu'il fut aboli très provisoirement, après les multiples protestations d'un Condorcet entre autres, en 1794, pour être rétabli quelques 5 ans plus tard. Et là où Arendt, l'auteure aussi rappelons-le de L'impérialisme, a raison lorsqu'elle peut être amenée à parler de généralité de l'esclavage, c'est pour autant qu'il est impliqué par l'esprit du colonialisme, qui finit par identifier entièrement liberté et jouissance de la propriété. Peuple de colons par excellence, les américains vont coloniser les terres et les peuples autochtones de l'Amérique comme les européens vont coloniser les territoires et peuples du monde entier. Si l'esclavage est aboli en France en 1848, ce n'est pas lié à une conception supérieure de la liberté, mais à l'émergence des droits sociaux qui associent l'exercice de la liberté à des conditions matérielles permettant de disposer un tant soit peu de soi, de ne pas être livré, du fait de son dénuement, à la volonté d'un autre. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes de l'Histoire de France que d'avoir aboli l'esclavage tout en maintenant une ambition coloniale hyper-impériale, conduisant à réduire à l'état de semi-esclavage une multitude d'hommes privés de tous droits civils comme sociaux.


Re: Les Etats-Unis, patrie de l'esclavage?

Luc Nemeth - le 06-09-07 à 16:42 - #

Bonjour.

A ce que rappelle ci-dessus Yves Cusset, concernant l'abolition de l'esclavage et sa motivation qui n'était pas seulement d'inspiration altruiste (cf. intérêt à voir le travailleur disposer un tant soit peu de soi, d'un pécule, etc.), il convient d'ajouter que dans le cas de la France, la montée en puissance de la betterave -par rapport à la canne à sucre- portait déjà en elle la condamnation à terme, de ce mode de production. Mais ce qui est vrai de l'esclavage, concernant le caractère non-philosophique de l'abolition, l'est aussi en partie du colonialisme. Certains de ses partisans ont pu changer d'avis assez rapidement (on laissera de côté les cas où ils n'eurent pas d'autre choix) parce qu'ils estimaient, à tort ou à raison, que cet état de fait coûtait plus qu'il ne rapportait : en ce cas l'abolition ne s'accompagnait pas d'un abandon immédiat, des justifications qui avaient pu s'entourer le stau quo ante. Et c'est ainsi que parfois, en plein vingt-et-unième siècle, on peut voir surgir des § de projet de loi tout à fait surprenants...