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Conoscenza della felicità

(La connaissance de la félicité)

Luca Grecchi, né en 1972, est le directeur de la revue italienne Koinè et a déjà publié de nombreux ouvrages qui tous conduisent sur le même chemin, celui qui repense un humanisme adapté à notre temps à partir de l’inspiration des philosophes grecs, de Platon et Aristote, essentiellement.  Sa Conoscenza della felicità (editrice Petite Plaisance, 2005, www.petiteplaisance.it ) constitue une importante étape de son parcours intellectuel.

En suivant les habitudes, j’aurais dû être tenté de traduire de l’italien felicità par « bonheur ». J’ai préféré ce mot un peu suranné de « félicité » parce qu’il est beaucoup précis que le bonheur qui est la bonne occasion, la bonne fortune et non ce plein contentement que renferme la félicité. Cela pose un problème : en français nous n’avons pas l’adjectif qualificatif qui va avec « félicité ». Le latin « felix » est sans descendance dans le français moderne et je me suis vu contraint de traduire « felice » par « pleinement heureux ». Il ne s’agit pas d’une question de terminologie ou de divertissement philologique.  Le bonheur est une marchandise qui se vend à plein rayon « psy » des librairies ou dans les magazines (surtout avant les vacances d’été). L’us et l’abus de mot (peu heureux !) le rend suspect. Et Aristote ne propose pas un chemin vers le bonheur, c’est-à-dire la bonne fortune ou le bon coup, mais la découverte du bon démon comme guide de la vie (c’est cela le sens de cet eudémonisme qui définit la doctrine aristotélicienne).

Quoi qu’il en soit, la lecture de Grecchi est bonne et à conseiller. Espérons qu’il se trouvera un éditeur pour traduire les œuvres de cet encore jeune philosophe à contre-courant des modes relativistes et nihilistes de notre temps.

Préface de Mario Vegetti

(Je donne ici la préface du livre qui donne un bon aperçu de ses intentions)

Luca Grecchi est, à sa manière, un penseur « classique ». Je ne me réfère pas seulement à sa prédilection pour les grands philosophes de l’antiquité, Platon et Aristote, pas non plus à son lien avec les penseurs contemporains véritablement très attentifs à la philosophie grecque, comme Emanuele Severino ou Umberto Galimberti. J’ai à l’esprit, au contraire, l’attitude théorique de Grecchi, sa manière d’aller directement au cœur des problèmes, une attitude qui pourrait sembler téméraire ou même naïve, parce qu’il renvoie au second plan la séculaire élaboration historique de ces problèmes, en simplifie la complexité croissante qui risque de les faire apparaître comme insolubles, en somme parce qu’il tente d’araser et d’aplanir des parcours de pensée que la tradition a rendus labyrinthiques et inaccessibles.

Cette attitude émerge avec une particulière clarté dans le traitement que dans ce livre Grecchi consacre à une question aussi illustre et décisive mais, pour diverses raisons, oubliée et refoulée comme l’est celle de la félicité. Pour sa dimension historique, Grecchi renvoie opportunément au beau livre de Fulvia de Luise et Giuseppe Farinetti (Storia della felicità). Son raisonnement, au contraire, va directement, comme on vient de le dire, au centre du problème. Si par « félicité » on entend – en en assumant la définition aristotélicienne qui sera ensuite argumentée en conclusion du livre – la complète réalisation, le flourishing, de l’essence de l’homme, il est avant tout nécessaire de définir cette essence.

Ici Grecchi se confronte à un obstacle formidable, en quoi consiste une des raisons essentielles de l’abandon de la question de la félicité. La pensée moderne, de divers points de vue, a convenu de l’impossibilité d’une semblable définition. Il s’agit du résultat convergent d’un double réductionnisme : réductionnisme historique d’un côté, réductionnisme biologique de l’autre. Si l’homme est le produit de son histoire, il n’est, évidemment, aucune définition possible d’une essence métahistorique. S’il est le résultat d’une complexe organisation génétiquement déterminée, cette définition devra plutôt être cherchée du côté de la formule de l’ADN et des processus phylogénétiques.

Contre l’un et l’autre de ces réductionnismes (dont la réfutation, à dire vrai, n’échappe pas au soupçon d’être une pétition de principes, parce que leur caractère fallacieux est argumenté par le fait qu’elles sont incapables de donner une définition de l’essence, c’est-à-dire précisément ce dont elles nient la possibilité), Grecchi propose une définition de l’essence humaine inspirée précisément des philosophes grecs  et élaborée dans ses précédents travaux d’orientation fortement marquée comme « métaphysique » : l’homme dans son essence (donc dans son âme) est un être rationnel (capable de connaissance et de vérité), moral (capable de reconnaître des valeurs universelles) et symbolique (capable de conférer du sens à l’existence).

La rationalité en particulier est en mesure de porter l’homme à cette compréhension critique du monde qui garantit sa liberté et constitue ainsi une condition incontournable pour la félicité. Il  y aussi ici un trait particulièrement « classique » (dans le sens platonicien/aristotélicien) de la pensée de Grecchi : le privilège de la rationalité finit par coïncider avec celui de la philosophie, et donc c’est le primat de la « vie théorétique » – vive est la présence de pages conclusives de L’Éthique à Nicomaque – qui constitue la garantie de l’authentique et suprême félicité humaine.

Ce ne sont pas seulement les réductionnismes de la pensée qui, selon Grecchi, déterminent l’éclipse de cette manière de concevoir l’essence de l’homme et son plein déploiement dans la figure de la félicité. Il s’agit aussi et peut-être avant tout de l’organisation sociale propre à la modernité, c’est-à-dire le mode de production capitaliste. Celui-ci produit des modalités comportementales, des styles de personnalité qui lui sont particuliers : dans des pages très efficaces, Grecchi identifie la dominante « personnalité concrétiste », pour laquelle seul compte le présent, la « personnalité narcissiste », qui forme une pseudo image de soi grandiose , la personnalité réifiée ou consumériste, la personnalité sociopathe, qui refuse les règles de la vie commune, et enfin la personnalité apathique dépressive, qui renonce à la tension vers la réalisation de soi.  Des formes d’existence manquée, pourrait-on dire, fonctionnelles ou résiduelles au regard de la structure sociale dominante qui  se barrent l’accès  à l’aspiration à la félicité elle-même.

À la fin de sa recherche, Grecchi donne de ce concept une définition forte, « substantielle ». La félicité consiste en un dépassement de l’angoisse face à la finitude de l’existence humaine et aux limites  imposées par le monde dans lequel on vit (de l’une et de l’autre dépend cette infélicité qui, selon l’auteur, constitue la condition originaire de l’homme). Cette félicité comprend l’équilibre harmonieux et le plein déploiement des trois composantes de « l’âme », la rationnelle, la et la symbolique, c’est-à-dire un processus d’acquisition de vérité, de valeurs et sens. Dans une polémique respectueuse mais ferme contre les conceptions « faibles » de la félicité, comme celle que soutient, à son avis, Salvatore Natoli, Grecchi nie que par félicité on doive entendre seulement une sensation instantanée et précaire de satisfaction, une expérience gratifiante ou un état de sérénité mentale. Au contraire, on peut parler de félicité – encore une fois à la manière aristotélicienne – seulement à propos d’un parcours positif de réalisation de l’essence humaine qui englobe la vie tout entière et est tourné vers un horizon de valeurs universelles et non pas abandonné au subjectivisme « herméneutique ». Et encore ceci : Platon et Aristote ont raison, selon Grecchi, quand ils nient qu’il soit possible de disjoindre la félicité de l’individu  de celle, collective, de la polis ; la route vers la félicité comporte donc un engagement altruiste et solidaire, parce qu’on ne peut pas être pleinement heureux tout seul dans un contexte de douleur et de souffrance.

La recherche de Grecchi, dont on a cherché ici à rendre compte sommairement, suscitera certainement autant de consensus que de critiques. Un mérité, toutefois, ne peut pas lui être nié : celui d’avoir posé avec force et clarté un problème central pour la réflexion contemporaine et d’avoir revendiqué tout autant de force l’exigence de réponses aptes à devenir universalisables,tant sur le plan de la vérité que sur celui de la valeur. On pourrait regretter que de l’intervention de Grecchi soient restés exclus des auteurs aussi importants que Nagel et Amartya Sen d’un côté, Foucault de l’autre, pour ne donner que quelques exemples. En compensation, le rappel constant aux grands classiques grecs a donné au livre un guide sûr pour la radicalisation de l’interrogation théorique et des réponses relatives. Ceci rend donc la lecture de ce livre stimulante tant pour ceux qui en partagent le positionnement que pour ceux qui en diffèrent.

Mario Vegetti

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Ecrit par dcollin le Samedi 7 Février 2009, 17:29 dans "Philosophie italienne" Lu 5109 fois. Version imprimable

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