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Sommes-nous devenus ignorants ?

«Aujourd’hui on célèbre partout le savoir. Qui sait si, un jour, on ne créera pas des universités pour rétablir l’ancienne ignorance »1

La question posée semble assez curieuse et même paradoxale. Après tout, on dit qu’il y a aujourd’hui bien plus de savants vivants et en activité qu’il n’y en a eu dans toute l’histoire de l’humanité. Nos connaissances de la nature ont fait des bonds prodigieux au cours du dernier siècle, qu’il s’agisse de la physique ou de la biologie. Les connaissances ne sont pas restées confinées au petit monde des savants, mais elles sont répandues dans le public, d’abord par les progrès de l’instruction et le recul massif de l’alphabétisme, mais aussi par les moyens de communication de masse dont le dernier, l’internet, semble mettre à disposition de chacun tout le savoir de l’humanité. La science n’est plus et depuis longtemps une activité théorique, elle est pratique, incorporée dans les techniques et on nous annonce que nous entrons maintenant dans « l’économie de la connaissance ». La science, comme le disait Marx, semble devenir une « force productive directe ». Bref, nous ne sommes pas devenus ignorants mais savants ! Qu’est-ce donc qui pourrait refréner cet enthousiasme qui nous porte depuis le commencement des « temps modernes » et singulièrement depuis l’époque des « Lumières » ? Qu’est-ce qui pourrait nous transformer en vieux grincheux répétant, depuis Platon, que « tout fout le camp » : Platon déplorait que l’écriture ait affaibli la mémoire ! Que dirait-il avec le moteur de recherches à notre disposition qui nous dispense d’apprendre par cœur et nous permet de vérifier instantanément l’état de nos connaissances ? Certes, nous avons oublié des savoirs ancestraux, certes nous n’apprenons plus guère le latin ni le grec et les « humanités » sont en perdition, mais n’est-ce pas le prix à payer de la formation de nouvelles humanités et de nouveaux savoirs beaucoup plus certains et beaucoup mieux fondés ?

On pourrait s’arrêter là ou encore développer chacun des points que je viens de citer. Un étudiant moyen en licence de physique est plus savant que Newton ; nous connaissons dans le détail les mécanismes de la reproduction des êtres vivants alors que nous avions qu’une vision très vague et très superficielle il y a encore un siècle. Et il suffirait de considérer combien la technique issue de la science a transformé notre vie – et parfois même la menace – pour achever la démonstration. Depuis 1945, nous sommes même en possession des moyens de détruire toute vie sur Terre en quelques heures. Nombreux sont les auteurs qui estiment que nous sommes entrés depuis deux siècles dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, une ère dans laquelle l’activité humaine est devenue un facteur géologique de premier plan et cela nous le devons non à la puissance de nos corps mais à celle de nos esprits. Une puissance que nous pouvons même démultiplier grâce à nos machines « intelligentes » auxquelles nous pouvons sous-traiter un certain nombre de tâches intellectuelles (trier, calculer, simuler) pour mieux nous concentrer sur la création scientifique.

On pourrait s’arrêter là … et on va s’arrêter là car il y a peut-être dans ce tableau des progrès de l’esprit humain quelque chose qui cloche ! Quelque chose de biaisé.

  • En premier lieu, j’essaierai de montrer que l’accumulation quantitative de connaissances n’est pas le gage que nous sommes devenus plus savants, car précisément nous ne savons pas mesurer la connaissance.

  • En second lieu, je dirai pourquoi on ne peut passer aux pertes et profits la perte des savoirs du passé.

  • Enfin je montrerai pourquoi, si les progrès du savoir sont formidables, il y a aussi, un progrès tout aussi colossal de l’ignorance.

Comment mesurer la quantité de connaissances ?

Voilà une question compliquée. On sait que le monde ancien vénérait les Anciens : plus Anciens, ils étaient plus sages et nous ne pouvions que nous mettre à leur école. À l’époque moderne, ce rapport est renversé. Chez Giordano Bruno, Descartes ou Pascal, on trouve le même argument : les Anciens ne sont Anciens que par rapport à nous, comme s’ils étaient encore nos contemporains nés il y a 2500 ans. En réalité, ces Anciens appartiennent à l’enfance et la jeunesse de l’humanité et nous sommes bien plus vieux qu’eux, bien plus vieux de 2500 ans et par conséquent nous, nous avons plus d’âge et plus d’expérience qu’eux. Et toute l’idée du progrès se fonde sur ce raisonnement.

J’en sais bien plus que Platon dans toutes les sciences. Cela n’est guère douteux. Le monde que mon esprit peut embrasser est bien plus vaste que le sien – qui se limitait à cette Méditerranée autour de laquelle les Grecs s’étaient installés comme les grenouilles autour d’une mare. Mais comment puis-je dire que je suis moins ignorant que Platon ? J’ai appris et j’apprends encore beaucoup de Platon, chaque fois que je le relis ou que je me remémore les problèmes philosophiques qu’il a posés pour la première fois. Mais si Platon revenait, qu’apprendrait-il moi ? Qu’apprendrait-il qui soit véritablement utile au propos qui est le sien : définir la vie bonne comme la vie théorétique ? En quoi mes connaissances en physique feraient-elles ou font-elles avancer, de quelque manière que ce soit, la question de la nature de la connaissance telle qu’elle posée dans le Théétète ? Au mieux, je parviendrais à montrer que les problèmes qu’il pose sont encore les nôtres ; au mieux je trouverai de nouvelles illustrations. Mais j’ai le sentiment que, en dépit de tout mon savoir, je ne peux pas faire mieux que lui ! J’ai pris Platon, mais j’aurai pu prendre n’importe lequel des grands philosophes. Pourquoi en est-il ainsi ? Pas parce que je suis indécrottablement attaché à la tradition et que je vénère les Anciens et méprise les Modernes. C’est parce que fondamentalement nos savoirs sont incommensurables, c’est-à-dire que nous n’avons d’instrument de mesure, de commune mesure qui permette d’établir une hiérarchie fondée objectivement, qui permettrait de classer les savoirs des Anciens et ceux des Modernes sur une échelle, du moins au plus.

Pour me faire comprendre, je vais donner deux analogies. Nous n’avons aucune échelle pour mesurer le progrès en art. l’art grec classique (l’architecture et la sculpture) est fort différent du nôtre ; il s’explique par le contexte de son époque : comme le dit Marx, on n’inventerait plus Hermès à l’époque du télégraphe – ou d’internet ! Mais il continue d’avoir pour nous encore presque une valeur de modèle – du moins c’est ce que dit Marx. Et nous n’avons aucune raison que penser que Jeff Koons est supérieur à Phydias ! J’aurais plutôt tendance à penser le contraire... En tout cas nous acceptons sans problème que dans ce domaine de la culture humaine, il n’y a pas d’échelle croissante, pas de progrès. Peut-être en va-t-il de même en . Notre est-elle supérieure à celle je ne dis pas seulement de Socrate mais de l’honnête citoyen athénien du Ve siècle avant JC ? Sans doute pourrait-on montrer que statistiquement nous sommes plus respectueux de la vue humaine, mais notre sens de l’hospitalité, notre des devoirs envers notre se seraient au contraire singulièrement affaiblis. Voilà donc deux domaines importants de la vie de l’esprit dans lesquels il est impossible d’affirmer que nous sommes supérieurs aux anciens.

Ce qui est mesurable en revanche, c’est notre puissance technique : les avions vont beaucoup plus vite que les galères antiques et le téléphone portable aurait éviter au célèbre coureur de Marathon d’arriver épuisé à Athènes pour annoncer la victoire grecque. D’où cette question qu’il est impossible d’éviter : est-ce qu’en affirmant que nous sommes plus savants que les générations qui nous ont précédés, nous n’affirmons pas en fait que notre technique est bien plus puissante ? C’est bien l’arrière-plan de notre triomphalisme : nos savoirs sont plus vrais et nous sommes plus puissants que les anciens parce que ce que nous sommes capables de fabriquer à partir de ces connaissances scientifiques fonctionne admirablement. Mais les capacités instrumentales de la raison s’identifient-elles au savoir ? Pourtant si j’en viens directement à certaines connaissances fondamentales en physique, on voit immédiatement que le progrès est beaucoup moins évident. Aristote soutenait que l’univers est fini et Épicure au contraire le pensait infini.Avons-nous tranché cette controverse cosmologique ? Évidemment non ! De même, la question de savoir si la matière est continue (ce que croyait Aristote) ou si elle est discontinue (ce que soutenait Épicure avec les atomistes) est une question qui est loin d’être tranchée. Nous savons que certains modèles discontinuistes fonctionnent bien et dans d’autres cas, c’est le modèle continuiste qui est le plus efficace. En réalité ces questions semblent impossibles à trancher empiriquement et nous choisissons des modèles en fonction de leur intérêt pratique et non en fonction de la plus ou moins grande vérité. Or la d’une théorie, c’est la vérité !

Nous touchons ainsi du doigt cette idée selon laquelle nous ne sommes peut-être pas si savants que cela. En quelque manière nous avons infiniment plus de connaissances que Platon et Aristote mais sans que ces connaissances nouvelles portent sur l’essentiel. Si on laisse de côté les sciences de la nature et leurs applications techniques et qu’on s’intéresse au vaste domaine des affaires humaines, les choses sont encore plus claires : toute la sociologie du monde nous a-t-elle vraiment appris quelque chose que les Anciens ignoraient ?

Pourquoi le progrès ne va pas sans pertes

Après avoir ouvert une brèche dans l’optimisme satisfait de nos contemporains, je voudrais maintenant enfoncer le coin. Ce que nous avons gagné d’un côté, nous l’avons perdu de l’autre. Ce processus est en large partie inévitable. Nous ne savons plus tailler les silex pour en faire des outils pour découper des animaux que nous ne saurions plus chasser comme les chassaient nos lointains ancêtres. L’oubli est nécessaire pour une part. Mais il vaut mieux le savoir avant de nous enorgueillir de notre supériorité. On pourrait ici rappeler Rousseau et son Discours sur les sciences et les arts, dans lequel il ose heurter « de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes » et affirme que « la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Le progrès des sciences et arts engendre la paresse et le luxe, corrompent les âmes, nous font oublier les choses utiles à la vie au fur et à mesure que nous nous occupons des plus futiles.

Bien sûr Rousseau exagère ! Mais l’exagération est un procédé heuristique tout à fait légitime. C’est seulement ainsi que les traits essentiels peuvent surgir. Au-delà de la rhétorique rousseauiste, le premier discours met en évidence les contradictions du progrès et en particulier les contradictions de ce progrès des Lumières. Le progrès de l’esprit scientifique dans la lignée de la révolution galiléenne et newtonienne amorce le déclin de la culture classique humaniste. On peut suivre cela à la trace dans l’histoire de la philosophie, de la critique radicale d’Aristote chez Bacon et Descartes jusqu’au scientisme du XIXe siècle. Le conflit des deux éducations, l’éducation humaniste traditionnelle et l’éducation moderne inspirée de Descartes est particulièrement mis en évidence chez Vico, défenseur de l’éducation humaniste et en même temps plus novateur et plus en avance sur son temps, à bien des égards, que les cartésiens qu’il critique. Sans aucun doute ce refoulement de la culture humaniste était-il inévitable. La science nouvelle doit s’imposer par un coup de force révolutionnaire, détrônant la culture traditionnelle. De ce fait, c’est tout un pan du savoir humain qui est relativisé et perd progressivement de son importance pour arriver aujourd’hui au moment de son extinction totale.

Encore une fois, c’est sans doute, en partie quelque chose d’inévitable : nous avons oublié la culture antique pour les raisons mêmes qui font que nous ne savons plus tailler nos outils dans les pierres ni chasser avec les instruments de l’homme du paléolithique. Mais ce processus est aggravé dans des proportions considérables par l’idéologie du progrès, la conviction profonde qu’aujourd’hui est absolument supérieur à hier, que demain sera mieux qu’aujourd’hui, que les enfants en savent forcément plus que les parents et qu’en réalité il n’y a rien à transmettre du passé à part ce qui peut être transformé en « produit culturel », vendable dans les boutiques des musées ou sur les sites archéologiques ou, éventuellement ce qui peut servir de scénario pour une série à grand spectacle et effets spéciaux.

Ajoutons, pour terminer sur ce point, que les processus d’accumulation du savoir n’ont absolument rien de linéaire. En Europe, l’effondrement (lent) de l’empire romain a conduit à une régression de la culture, du savoir mais aussi des techniques dans la première partie du Moyen Âge. Une régression également du niveau moyen d’instruction de la population. Ceux qui se sont prétendus les successeurs des Césars étaient souvent des presque analphabètes. Mais cet effondrement de la civilisation romaine a laissé place à quelque chose de nouveau, dans tous les domaines, d’abord dans les techniques tant de la guerre que des arts d’agrément puis dans le domaine d’un savoir tombé la coupe des ordres religieux. Le résultat en est que le Moyen Âge n’est absolument pas cette période sombre d’où les Lumières émergent, selon le mythe moderne. Et quand la Renaissance – qui commence en fait au XIVe siècle en Italie – redécouvre et restaure dans toute sa dignité la culture antique, elle le fait sur la base des acquis de l’époque médiévale. Encore faut-il ajouter que ce qui vaut pour l’Europe occidentale ne vaut pas pour l’empire romain d’Orient et encore moins pour le monde arabo-musulman pour lequel notre Moyen Âge est au contraire un véritable âge des Lumières.

Enfin, nous avons oublié quelque chose de très important. Socrate se méfiait apparemment du savoir. Face à ses interlocuteurs, il affirme qu’il ne sait rien, et que, cependant, il en sait plus qu’eux puisque, lui au moins sait qu’il ne sait pas. La savoir de l’ignorance, cette « docte ignorance » que reprendra Nicolas de Cues est un thème récurrent de toute la tradition antique et humaniste. Mesurer l’étendue de son ignorance est la condition d’un vrai savoir. Il est remarquable que cette dialectique du savoir et de l’ignorance ait pratiquement disparu de notre culture. Nous avons tant loué le savoir que nous ignorons notre propre ignorance. J’en pourrais donner de nombreux exemples dans le domaine scientifique où les hypothèses les plus fragiles sont assénées comme autant de vérités indiscutables ... jusqu’au jour où l’on doit remplacer cett vérité indiscutable par une autre vérité tout aussi indiscutable.

Les progrès de l’ignorance.

C’est évidemment à notre époque que les processus très anciens et particulièrement accentués à partir du XVIIe et XVIIIe siècle prennent toute leur extension. La « dialectique du progrès » s’y révèle particulièrement destructrice. La destruction créatrice chère Schumpeter ne fonctionne guère dans le domaine du savoir et le processus d’accumulation illimitée du capital (la valorisation de la valeur, dit Marx) présente un double aspect dont on pourra mesurer ensuite tous les effets dans le domaine de l’instruction et de la culture.

  1. Le mode de production capitaliste ne peut exister qu’en révolutionnant sans cesse les conditions de la production. Le mode de production capitaliste n’est pas simplement l’exploitation du travail salarié par un capitaliste, il est d’abord la soumission du travailleur aux conditions du travail, ce qui se réalise pleinement avec l’introduction du machinisme et l’extension continuelle des processus techniques. Ce implique une incorporation croissante du savoir scientifique dans le processus de production.

  2. Mais dans le même temps, au fur et mesure que la puissance des hommes est réifiée, transformée en chose dans le travail mort qu’est la machine, le besoin de travailleurs qualifiés disparaît.

Un rapport de l’OCDE disait les choses crûment. Voici quelques extraits d’un article de Nico Hirtt que l’on peut trouver sur le site du Monde Diplomatique :

La pensée éducative de Mme Androulla Vassiliou, commissaire européenne à l’éducation, tient en quelques phrases : « améliorer les compétences et l’accès à l’éducation en se concentrant sur les besoins des marchés », « aider l’Europe à engager la compétition globalisée », « équiper les jeunes pour le marché du travail d’aujourd’hui » et« répondre aux conséquences de la crise économique ».

Analysant les documents produits par les instances de la « gouvernance internationale, Hirtt montre que les discours sur la « société de la connaissance » ne sont que des mots creux. Il s’agit en effet de former des masses de travailleurs non qualifiés :

Le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop) prévoit, pour les années à venir, une augmentation de l’emploi hautement qualifié, mais également « une croissance significative du nombre d’emplois pour les travailleurs des secteurs de services, spécialement dans la vente au détail et la distribution, ainsi que dans d’autres occupations élémentaires ne nécessitant que peu ou pas de qualifications formelles- ». Un phénomène auquel l’agence européenne donne le nom de « polarisation dans la demande de compétences ».
Une tendance que les États-Unis connaissent aussi : sur les quarante emplois présentant la plus forte croissance en volume, huit seulement nécessitent de très hauts niveaux de qualification (baccalauréat + 4 ou davantage) alors qu’une vingtaine ne requièrent qu’une courte formation « sur le tas » (short-term on-the-job training). Divers auteurs anglo-saxons décrivent cette polarisation en opposant « MacJobs » et « McJobs » (par référence au Mac, l’ordinateur de la firme Apple, et au « Mc » de ’s). Pour les économistes David H. Autor, Lawrence F. Katz et Melissa S. Kearney, « l’évolution de l’emploi [depuis] les années 1990 est polarisée, avec la plus forte croissance dans les emplois très hautement qualifiés, la plus faible croissance dans les emplois à qualification intermédiaire et une croissance modeste dans les emplois faiblement qualifiés ».

Et un peu plus loin :

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se trouve contrainte de reconnaître cyniquement que « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” — en fait, la plupart ne le feront pas —, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ». En France, M. Claude Thélot, président de la commission du débat national sur l’avenir de l’école, reprit la même thèse dans le rapport remis en 2004 au ministre de l’éducation François Fillon : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »

Voilà la réalité qui se cache derrière « l’économie de la connaissance » qui, traduit de la novlangue, peut s’entendre comme économie de l’ignorance massive.

Pour s’en rendre compte, il suffit de considérer l’évolution des réformes successives dans notre système éducatif. Il faut aussi considérer les implications de la marchandisation généralisée et de la transformation des œuvres de la culture humaine en « produits culturels ». Je pourrais me contenter de renvoyer à deux essais de Hannah Arendt, La crise de l’éducation et La crise de la culture. Mais je prendrai les problèmes autrement, bien que les conclusions ne diffèrent pas beaucoup sur le fond de celles de Arendt.

C’est Jean-Claude Michéa, un excellent auteur, qui a trouvé la formule juste : « l’enseignement de l’ignorance ». Reste à s’entendre sur le sens du mot ignorance. On peut faire une sorte de décompte des connaissances : les élèves ne savent plus faire une division « à la main », mais ils savent des tas d’autres choses (se déplacer sur internet, envoyer des SMS avec un téléphone portable, etc.). Si on additionne des torchons et des serviettes, on n’y comprendra rien du tout. Je vais donc prendre la définition que Michéa donne de l’ignorance :

On entendra ici par « progrès de l’ignorance » moins la disparition de connaissances indispensables au sens où elle est habituellement déplorée (et, assez souvent, à juste titre) que le déclin régulier de l’intelligence critique, c’est-à-dire de cette aptitude fondamentale de l’homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité vitale. (op. cit. p.14)

Entrons dans le détail. Telle qu’est fut conçue dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’école publique visait un double but. D’une part, elle correspondait aux impératifs de la bourgeoisie française : unifier le pays (notamment linguistiquement) et fournir une main-d’œuvre disposant du minimum de qualification nécessaire – lire, écrire, compter – et, d’autre part, transmettre les éléments d’une culture traditionnelle (les « humanités ») qui pouvaient non seulement unifier la nouvelle élite mais aussi assurer sa légitimité.

Il y a, à l’évidence, un changement profond qui s’est opéré au cours des dernières décennies. Les impératifs de l’adaptation de la main-d’œuvre au marché du travail ont progressivement tout emporté. Ou plus exactement d’un côté les besoins très spécialisés du marché du travail « haut de gamme » évacuent progressivement toute la culture humaniste, pendant, que l’autre côté on transforme le système scolaire en une immense garderie destinée à masquer le chômage réel, mais où le contenu du savoir n’a aucune espèce d’importance – ils en savent toujours bien assez ! L’ensemble a été présenté sous le nom alléchant de « démocratisation de l’enseignement », une démocratisation rendue équivalente à la « massification ». Partons de quelques constats que chacun peut faire.

  1. Il s’agit d’abord d’un abaissement général du contenu de ce qui est enseigné, bien qu’officiellement on ait fait entrer parfois dans l’énoncé des programmes des contenus complexes et souvent marqués par un pédantisme extravagant. En pratique ce sont les exigences minimales qui sont abandonnées. Il suffirait ici de citer l’évolution de l’enseignement du français avec une régression formidable de l’enseignement de la grammaire et de l’orthographe. Nous avons aujourd’hui au baccalauréat et dans les classes préparatoires des élèves qui n’auraient jamais pu avoir leur certificat d’études primaires en raison de leur niveau dans ces domaines. Plus que l’orthographe peut-être, c’est la grammaire et la syntaxe qui sont particulièrement malmenées rendant parfois les écrits de nos élèves et étudiants totalement incompréhensibles. Il n’en va pas mieux dans les disciplines scientifiques. Le niveau de mathématiques et particulièrement la capacité à conduire une démonstration est tombé très bas : les mathématiques sont présentées comme un ensemble de techniques, de savoir-faire et non plus comme un savoir rigoureux. L’usage des calculettes a des conséquences terribles. C’est la machine qui a raison et les algorithmes des opérations (je pense à la division) sont totalement inconnus. Je ne parle pas des racines carrées ou des procédés d’interpolation. En fait on prépare des individus aptes à servir des machines et on ne forme plus des esprits scientifiques. La dislocation des programmes d’histoire a rendu celle-ci incompréhensible et des pans entiers de notre histoire ont disparu.

  2. Dans l’enseignement des langues étrangères, l’enseignement de la culture est en voie de disparition. La poésie française autant qu’étrangère sont ignorées. Les « arts de la mémoire » n’existent plus – Google est censé remplacer la mémoire. La réforme en cours des collèges finira par détruire purement et simplement l’enseignement des langues anciennes. Le seul savoir qui demeure est un savoir purement instrumental : celui qui est nécessaire pour suivre une procédure – comme le savoir que l’on demande aux opérateurs dans les « call centers » ou de savoir « argumenter » exactement comme on demande à un vendeur de savoir argumenter pour vendre son produit.

  3. Il s’agit aussi de l’introduction du « savoir-faire » comme remplaçant le savoir. On apprend aux élèves à présenter un « produit », par exemple un TPE, dans lequel ce n’est pas le savoir qui compte mais l’aptitude à faire semblant de savoir. Il s’agit surtout du « savoir être », véritable entreprise de formatage des esprits avec la multiplication des opérations purement propagandistes au sein de l’école.

Dans cet enseignement « massifié » on produit des diplômes dévalorisés entraînant une surqualification apparente et une déqualification réelle. Des emplois tenus jadis avec le brevet exigent aujourd'hui un bac+2.

Qu’est-ce donc que cette « massification » ? Je vais citer ici un article de Gilbert Molinier qui critique une certaine sociologie qui voit dans l’affaiblissement de la culture une conséquence inévitable de la massification.

Alors, je pose trois questions : premièrement, la massification ne désignerait-elle pas plutôt l’introduction, dans l’école, d’une culture de masse, une culture misérable au goût de hamburger, culture chargée de produire des abrutis ? Il me semble que la sociologie, comme les sciences de l’éducation confondent, inversent les causes et les effets ! Ce n’est pas l’accès des masses à la culture qui affaiblit cette dernière, mais c’est, au contraire, l’introduction de la culture de masse qui pourrit les élèves. Deuxièmement, la sociologie n’est-elle pas ici prisonnière d’une illusion d’optique ? Croyant atteindre un objet lorsqu’elle prétend l’observer, elle rencontre bien quelque chose mais elle est incapable de voir qu’elle ne rencontre qu’elle-même, objet insaisissable et inaperçu de son observation. Ne sachant que se livrer à des exercices comptables, elle ne peut faire autrement que de voir la société comme un bétail indéfiniment comptabilisable. Troisièmement, pourquoi continuer à accorder ce privilège exorbitant aux analyses sociologiques au mépris de l’analyse politique, juridique, voire même anthropologique ? Va-t-on encore longtemps faire l’impasse sur les cadres culturels dans lesquels l’école est enserrée ? Va-t-on encore faire longtemps la censure sur les transformations institutionnelles qui ont ravagé l’école ces dernières années ? Peut-on sérieusement traiter des difficultés de l’école sans dire un mot sur l’introduction, dans les établissements scolaires, des méthodes de gestion managériales en vogue dans les entreprises privées ou publiques, largement responsables de l’instabilité des élèves comme des enseignants... C’est ce qu’on nomme « rénovation pédagogique », entreprise de bousillage de l’intelligence des élèves, qui installe enseignants et élèves dans des difficultés inextricables. Peut-on sérieusement traiter des rapports enseignants/enseignés en n’ayant rien d’autre à proposer que de « baisser les effectifs » ou des « moyens supplémentaires » ? Non pas que ces revendications soient sans intérêt, mais une classe est autre chose qu’une... niche écologique ! Vous abordez la question scolaire comme tel éthologue observant les oies cendrées, rien de plus.

Il me semble que ces trois questions posent sur des bases sérieuses la méthode à suivre si on veut comprendre quelque chose à cet affaissement de la culture et à cette implosion lente du système scolaire. Sans développer plus ce point, je citerai encore Molinier :

C’est ce à quoi l’École d’aujourd’hui, moderne, apporte son écot : fabriquer l’homme-nouveau, homme prêt à tuer pour vendre sans que la moindre culpabilité ne l’étreigne, sans que la moindre interrogation éthique ne l’accompagne, sans que le moindre sens ne s’insinue dans ses actes. Nous fabriquons des hommes prêts à mourir sur ordre, des bêtes sauvages, officiers et sous-officiers nazis des temps modernes , des sociétés post-hitlériennes, costume gris ou bleu marine en guise de tenue de combat, chemise de marque en guise de décoration militaire, bottines de cadres en guise de bottes d’officier, espèces de kamikaze produits en série. Nous fabriquons des hommes-inhumains, petits, moyens et grands Papons, caporaux ou généraux, ingénieurs de la mort, « insectes spécialisés », « nains inventifs », hommes dotés d’une conscience d’ordinateur, hommes chiens de garde, fonctionnaires dont on réclame une « Kadavergehorsam ». Que fabriquons-nous, nous enseignants ? Peut-être cela, sans le savoir, sans vouloir le savoir, dans une espèce de demi-conscience finalement complice.

Quand on est optimiste, on peut penser que la classe dominante réserve cette nouvelle école aux enfants des pauvres, et que, pour les siens, elle conservera un enseignement sérieux, « à l’ancienne ». C’est en partie vrai. Il y a encore des lieux où l’on instruit, des universités où se dispense un véritable savoir. En France, ce qui reste du lycée s’est réfugié dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Mais il semble bien que leurs jours soient comptés. Au nom de la critique de l’élitisme, on prépare leur destruction. Même l’instruction et la culture réservées aux élites sont menacées.

Il y a un deuxième aspect qui se situe plus largement que dans le champ strictement scolaire. Je crois que c’est le progrès de l’inculture dans les élites d’abord. Il suffit d’observer la classe politique et les transformations qu’elle subit pour s’en rendre compte. Aux normaliens ont succédé les énarques et aux énarques les diplômés de la HEC – une transformation qui n’est nullement contingente. La politique se réduit à la technique économique des marchands. À l’autre pôle de la société, la « culture de masse » s’est installée. La question de la culture pose celle de la culture de masse ou encore du « tout culturel » qui caractérise notre époque et qui serait la destruction de tout culture authentique. Une destruction qui procéderait de la subversion de toute la hiérarchie classique des genres de vie par le travail.

Dans la Crise de la culture, Arendt cherche à analyser ce que signifie le surgissement de la « culture de masse ». La « culture de masse » exige d’abord une condition plus ancienne : l’existence d’une « société de masse ». La société de masse n’est pas autre chose que l’intégration de la grande masse des individus à la société. Ce qui est un peu énigmatique ici, au premier abord, c’est le sens que Arendt donne au terme « société ». Ce qu’elle appelle société, c’est « l’avènement du ménage, de ses activités, de ses problèmes, de ses procédés d’organisation » dans le domaine public. Disons-le autrement, c’est le triomphe de l’économique qui sort du foyer (oïkos) pour devenir progressivement le centre de la vie active. Or cet avènement du social implique le nivellement et l’intégration de gré ou de force de l’individu dans cette grande famille qu’est la « société ». Mais, jusqu’au XXe siècle, une très grande partie des individus est écartée de la société : les prolétaires et les exclus en tous genres. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi un certain nombre d’individus pour échapper à la pression du conformisme ont rejoint les partis révolutionnaires. Hannah Arendt, qui écrit dans la fin des années 50 et le début des années 60, constate que désormais la masse est intégrée à la « société de consommateurs » (on dirait aussi « société de consommation ») et il faut souligner donc que le problème qu’elle pose dans la Crise de la culture n’est pas tant celui d’une perte de la tradition antique (de la paideia grecque par exemple) que celui des transformations sociales qui détruisent finalement l’individu.

Si on veut comprendre ce qu’il advient de la culture dans la société de masse, il faut ce concentrer sur l’artiste, dit Arendt, « le dernier individu à demeurer dans une société de masse », car l’artiste est « le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et témoignage durable de l’esprit qui l’anime. » L’artiste lui semble, de ce point de vue l’archétype de l’individu en opposition à la société. En opposition d’abord au « philistinisme », cet état d’esprit qui juge tout en fonction de l’utilité immédiate et des « valeurs matérielles ».

Mais il ne s’agit pas tant du mépris de l’homme d’affaires pour les futilités de l’art que la prétention de la société à monopoliser la « culture » pour ses propres fins. Si bien que l’art authentique se développe à partir du XVIIIe siècle comme une protestation contre cette « culture » des philistins. Bref contre tout ce qui fait de la culture un « bien » dont on peut se servir en vue d’occuper une position supérieure dans la société : « les valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les autres valeurs, furent ce que les valeurs avaient toujours été : valeurs d’échanges. » Voir l’emblématique Jeff Koons.

En conclusion

Le tableau dressé issu pourra sembler d’un pessimisme exagéré. Il ne s’agit pas, évidemment, de la réalité dans sa complexité mais des grandes tendances, à l’œuvre depuis plusieurs décennies. S’il existe un pessimisme sot et lâche, un pessimisme lucide est nécessaire si on veut redonner sa place à l’optimisme de la volonté, c’est-à-dire à l’action. Et cette action doit d’abord être conservatrice : nous avons longtemps pensé qu’il fallait transformer le monde (et non plus l’interpréter de différentes manières). Mais aujourd'hui, il s’agit tout simplement de le préserver. Ce qui n’est possible qu’en agissant.

À la question « sommes-nous devenus ignorants ? », je répondrai donc par l’affirmative, parce que nous sommes devenus ignorants de ce qui est essentiel, c’est-à-dire de ce qui rend possible un monde humain.

(Texte d'une conférence devant le Cercle Condorcet du Havre - 13 avril 2015)

1Lichtenberg, cité par J-C Michéa in L’enseignement de l’ignorance, Micro-Climats, 1999.

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Ecrit par dcollin le Mardi 14 Avril 2015, 11:20 dans "Actualités" Lu 4420 fois. Version imprimable

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