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Quelques remarques sur la fondation de la morale

(à propos de la discussion entre Denis Collin et Yvon Quiniou

Le premier sujet de la dispute concerne le matérialisme. Je me demande s’il ne vient pas d’une équivoque sur le sens du concept, liée à l’emploi du terme ontologie. Quand Yvon Quiniou utilise ce terme, on peine à le distinguer d’une option métaphysique (énoncer la « vraie réalité » par-delà le monde sensible), alors qu’il s’agit seulement pour lui de s’en prendre à l’idée qu’il y aurait une substance spirituelle irréductible à ce que nous pouvons appréhender avec les moyens de la science, qui sont toujours des moyens matériels. La réalité, en effet, c’est celle qui est au bout de nos instruments et de nos équations. On sait combien cette réalité peut être impalpable par nos sens ordinaires et reposer sur des constructions. Il n’empêche que ce réel résiste à toutes nos fausses conjectures, qu’il y a « ce qui marche » et ce qui « ne marche pas ». Un matérialisme de la praxis donc.

Ceci dit, le choix des lunettes n’a pas trop d’importance dans les sciences physiques, un peu plus dans les sciences biologiques (cf. le darwinisme social qui n’a produit aucune connaissance et n’est qu’une exploitation de la science, mais peut égarer la recherche), mais devient dirimant dans les sciences humaines. Quand, pour échapper à toute tentation métaphysique, Denis Collin propose de considérer la science comme « une construction idéalisée du monde à des fins d’action pratique », cette définition me paraît cependant trop faible, car elle se distingue mal des interprétations, qui sont de nature exégétique, et des idéologies, qui ont aussi une finalité pratique, mais distordent l’activité scientifique.

Le deuxième sujet de dispute concerne le darwinisme et sa genèse du sens moral à travers « l’effet réversif » de l’évolution. S’il est certain que la sélection naturelle a cessé d’agir concernant homo sapiens sapiens, dont les traits génétiques sont restés pratiquement inchangés, le sens de la mutation restera problématique tant qu’on n’aura pas interrogé l’histoire. Or, selon moi, et pour aller vite, cette histoire nous apprend deux choses : 1° il y a bien un certain nombre d’universaux empiriques, dont celui de la socialité constructive de l’être humain (rôle du noyau familial, du Tiers donateur de règles, des communautés de proximité etc. Ici convergent les données de la psychanalyse et de certains travaux de psychologie expérimentale). C’est là la base de la reconnaissance de l’autre comme sujet – quand tout se passe bien. 2° la longue histoire de l’élargissement de l’horizon social, où les autres humains apparaissent d’abord comme des êtres différents, supérieurs ou inférieurs. Tout cela, à mon avis, fournit une base empirique à la et à son extension vers la conception des droits universels de l’homme. On pourrait dire que la a cheminé silencieusement, et à travers maintes horreurs et régressions, et jusque sous l’immoralité capitaliste, vers les impératifs kantiens. La n’a-t-elle pas besoin de cette base anthropologique ? Je ne le crois pas. Il faut que le sujet y soit « intéressé ».

Denis Collin juge dangereuse toute ambition anthropologique de la politique : « ce n’est pas à l’instance collective de choisir quelles potentialités doivent être développées et comment ». Je ne vois pas où est le problème à partir du moment où la politique vise seulement, sur une base aussi scientifique que possible, à mettre en œuvre seulement les conditions d’une autonomie du sujet (je pense par exemple à cette politique du progrès humain telle qu’elle est développée dans l’excellent livre de Jacques Généreux, La Grande Régression) : elle ouvre les choix, elle aide à sortir de la servitude volontaire, mais elle ne dicte en aucun cas une conduite. Vaste sujet…

J’ai enfin des réserves sur le concept de raison, sur lequel Denis Collin et Yvon Quiniou semblent s’accorder. D’une certaine manière c’est aussi un universel empirique : la pensée « concrète » du primitif n’est pas moins rationnelle que celle de nos techniciens. Mais, dès qu’on passe dans le champ des représentations symboliques, tout change d’une société à l’autre. La rationalité occidentale est d’un type bien particulier : elle tend à généraliser une approche mécaniciste, ou en tous cas physicaliste, à tous les domaines de réalité (l’économie néo-classique en est un bel exemple). Aujourd’hui on voit bien qu’il faut changer de paradigmes quand on passe de l’un à l’autre. Tout ceci pour dire qu’il n’y pas de science armée de pied en cap, si ce n’est un « esprit scientifique », et que la science est tout sauf un long fleuve tranquille, même avec des changements de cap. Les Lumières ont ouvert une grande voie, mais l’ont aussi bordée de limites. Je ne crois pas, par exemple, que la neurologie puisse nous apprendre grand-chose sur le fonctionnement cérébral, ni que l’esprit humain puisse fonctionner seulement sur une logique du tiers exclu, ni que la cybernétique puisse épuiser la complexité des éco-systèmes.

 

PS. Pour faire référence à Marx, je signale à mes deux amis que dans l’introduction de De la société à l’histoire (tome 1, p. 99) je m’opposais déjà à ce qu’il existât un matérialisme ontologique chez Marx, une « dialectique de la nature » transposable à l’histoire, et même une « méthode dialectique » commune aux diverses sciences.

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Ecrit par andreani le Mercredi 19 Janvier 2011, 12:32 dans "Morale et politique" Lu 5491 fois. Version imprimable

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Commentaires

dcollin - le 20-01-11 à 19:24 - #

De la société à l'histoire est en effet un excellent ouvrage qu'on devrait recommander à tous ceux qui veulent réfléchir sur le travail.