La grande dévalorisation
À propos du livre de Ernst Lohoff et Norbert Trenkle
La grande dévalorisation. Pourquoi la spéculation et la dette de l’État ne sont pas les causes de la crise. Par Ernst Lohoff et Norbert Trenkle. Traduit de l’allemand par Paul Braun, Gérard Briche et Vincent Roulet. Éditions « Post-éditions », 2014, 352 pages. Prix 23€.
Le livre de Lohoff et Trenkle n’aura pas la gloire médiatique de celui de Thomas Piketty, le Capital au XXIe siècle. Il y a, à cela une excellente raison. Piketty est un de ces producteurs d’idéologie qui, en vous assommant de statistiques, se font passer pour des scientifiques sérieux alors même qu’ils ne connaissent qu’une seule loi, celle de l’éternité du mode de production capitaliste démontrée par les prémisses de l’économie néoclassique. Lohoff et Trenkle, au contraire, repartent de Marx, non pas du marxisme standard, sérieusement étrillé dans leur livre, mais du Marx du Capital et leur analyse de la crise ne vise pas à justifier les médications dont ne sont pas avares les médecins de Molière (voir mon article de 1998 sur ce thème ou plus récemment en octobre 2012) qui colonisent rédactions et maisons d’éditions de droite ou de gauche : ils montrent au contraire que l’effondrement du mode de production capitaliste est inscrit dans la marche même des événements. Pas de quoi recueillir les applaudissements de Krugman et de toute la gente néokeynésienne en qui la gauche (et même la gauche radicale) a placé son salut.
L’ouvrage est divisé en trois parties : la première, plus proprement théorique, est signée de Norbert Trenkle et vise à montrer « les bornes de la valorisation du capital à l’époque de la troisième révolution industrielle ». Les deux parties suivantes, écrites par Lohoff, « La logique du capital fictif » et « Le déploiement historique du capital fictif » sont plus précisément consacrées aux développements historiques des dernières décennies. Disons-le d’emblée : même si certains points et certains partis-pris des deux auteurs sont critiquables – je m’en expliquerai plus loin – la thèse fondamentale qui est la leur emporte l’adhésion. J’y retrouve, développées de manière plus rigoureuse et plus systématique, les analyses que j’avais eu l’occasion de défendre dès 1997 dans La fin du travail et la mondialisation : la crise du capitalisme (et notamment la phase ouverte en 2007/2008 avec l’éclatement de la bulle spéculative des subprimes et l’effondrement de la banque Lehman Brothers) n’est pas le résultat des folies du capitalisme financier spéculatif mais une expression de la crise d’ensemble du mode de production capitaliste à une époque où l’accumulation du capital ne peut plus s’effectuer sans la production croissante de capital fictif – le capital fictif formant une « pyramide de Ponzi », selon l’expression de ces deux auteurs. Si on admet avec Marx que le capital est l’« automate » qui ne fonctionne que par la « valorisation de la valeur », le mode de production capitaliste entre en crise dès lors que cette valorisation de la valeur ne peut plus s’effectuer. Comme Marx l’avait déjà nettement indiqué, le développement du « capital fictif » (crédit, sociétés par action et spéculation sur les titres de propriété) est le moyen que le capital invente pour dépasser ses propres limites. Le capital fictif, dont le rendement est fondé sur les anticipations de survaleur non encore produite, s’il a toujours plus ou moins accompagné l’essor du mode de production capitaliste, prend aujourd’hui une place centrale : loin d’être la cause de la crise, ce développement du capital fictif est précisément ce qui, jusqu’à présent, a permis d’éviter l’effondrement de tout le système.
Critiquant les entreprises qui viseraient à aider le capitalisme à retrouver la voie de la raison – quelles que soient les médications proposées, les auteurs « tiennent pour foncièrement erroné […] le présupposé même qui se trouve au fondement des débats actuels, présupposé selon lequel on pourrait résoudre la présente crise dans le cadre du mode de production capitaliste. » (8) Il s’agit donc de repartir de l’analyse de Marx en commençant par distinguer la richesse matérielle de la valeur. Dans le mode de production capitaliste, la production de richesses matérielles utiles n’est quasiment qu’un effet secondaire du système orienté vers la réalisation de la valeur et l’accumulation illimitée du capital. La finalité du capital, c’est la « richesse abstraite » telle qu’elle s’exprime dans l’argent. Mais cette richesse abstraite présuppose la mise en œuvre sur une base toujours élargie du travail vivant qui se coagule dans la valeur des marchandises (Sur ce point voir mon article sur le travail mort publié dans la revue Kitej, automne 2011). Or chaque fraction du capital cherche à s’emparer de la plus grande part possible de la survaleur et elle ne le peut qu’en produisant dans des conditions plus favorables que ses concurrents : si en moyenne il faut 20 heures pour assembler une automobile de type petite citadine, celui qui peut le faire en 15 heures encaissera un surprofit jusqu’à ce que ses concurrents l’aient rattrapé et que le taux de profit moyen ait finalement baissé... Ainsi, comme le dit Trenkle : « sous cet aspect, le capitalisme participe en permanence à une course contre lui-même. » (36) D’un côté le capitalisme ne peut se développer que par l’exploitation du travail vivant ; d’un autre côté, il doit réduire en permanence le travail nécessaire. Contradiction fondamentale : d’un côté il développe la productivité du travail et de l’autre il se heurte aux barrières qu’il a lui-même élevées.
Sur la base de ces analyses générales, Lohoff et Trenkle reconstruisent l’histoire du dernier siècle du mode de production capitaliste. Ils décrivent ainsi le « bref âge d’or » du capitalisme qu’a constitué le boom d’après-guerre avec des taux de croissance impressionnants : « un nombre d’hommes toujours croissant fut intégré dans le système du salariat capitaliste, ce qui signifie qu’ils furent contraints de mettre leur force de travail au service de la valorisation du capital. Parallèlement, ils se présentèrent avec leurs salaires encaissés sur le marché comme consommateurs, veillant avec leur pouvoir d’achat à ce que des masses de produits trouvassent un débouché et que la production pût toujours plus s’élargir. Ainsi le boom s’autoalimenta et cela produisit l’illusion d’une croissance perpétuelle dont chacun profiterait d’une manière ou d’une autre. » (39) Tout à fait justement, Trenkle polémique contre certains marxistes et certains keynésiens de gauche qui font des salaires élevés le ressort du boom, ce qui justifie qu’ils défendent aujourd’hui une politique de relance par les salaires qui permettrait de sortir le capitalisme du marasme1. Les augmentations des salaires et l’augmentation du nombre de travailleurs salariés ont été rendues possibles précisément parce que la base de l’accumulation capitalisme avait pu se développer à la suite de l’introduction du fordisme. Ce boom ne pouvait durer éternellement puisqu’il produisait les conditions même de son déclin. Fondé sur la puissance américaine, il a produit le déclin relatif de l’économie de ce pays qui est la première à marquer des signes d’essoufflement. Trenkle et Lohoff analysent avec beaucoup de détails utiles la fin du système de Bretton Wood : le système monétaire international, fondé sur l’équivalence du dollar et de l’or, n’était plus apte à fournir la quantité d’argent nécessaire à l’expansion du commerce mondial consécutive au boom de l’après-guerre. L’accumulation ne pouvait se poursuivre que par l’exportation massive des capitaux et lier la monnaie à la « relique barbare » (Keynes) n’était plus possible. Ont donc tort tous ceux qui voient dans la décision de Nixon de 1971 la cause des dérèglements internationaux et du même coup ceux, très rares tout de même, qui préconisent un retour à l’étalon-or pour sortir des folies de l’économie-casino. La démonétisation complète de l’or – les processus de démonétisation de l’or sont bien antérieurs à 1971 – n’est pas la cause mais l’expression de la crise et en même temps une mesure nécessaire pour sauver le système.
La « crise du pétrole » en 1973, elle non plus, ne peut être considérée comme une des causes de la fin du boom. Elle n’a été que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres, comme le dit Trenkle (54). Mais, ajoute-t-il, « même si la hausse du prix du baril ne fut pas la cause profonde de la crise, on peut y déceler une corrélation avec le boom fordiste. » (55) Les pays producteurs, emportés dans la tourmente de la modernisation et sur fond de mouvements de libération des peuples contre le colonialisme ont commencé d’affirmer en 1973 l’importance de leurs propres intérêts et à jouer leurs propres cartes sur le marché mondial2. Le deuxième aspect tient en ceci : l’accumulation du capital exige que soient brûlées sur une échelle toujours croissante les ressources naturelles. C’est d’autant plus vrai que l’automobile a été un des moteurs du boom fordiste. Trenkle remarque : « Comme on le sait, les moteurs sont aujourd’hui beaucoup plus performants en termes de consommation qu’il y a trente ans ; cependant, durant cette période, la production mondiale d’automobiles a presque doublé, passant de 39,4 millions en 1980 à 73,2 millions en 2007. En plus de cela, les voitures sont devenues 50 % plus lourdes et le nombre de kilomètres parcouru par personne a augmenté. » (57)
L’analyse de la crise structurelle des années 70 débouche sur la phase actuelle. Cette nouvelle phase est marquée par la mise en place d’une nouvelle révolution industrielle (celle de l’informatique et communications), d’une nouvelle division mondiale du travail, la fameuse « mondialisation » et par la fin du keynésianisme. Encore une fois, ce n’est pas la conspiration des conjurés de la société du Mont-Pélerin, celle des disciples de Hayek, qui aboutit au remplacement des doctrines keynésiennes par les doctrines néolibérales. Pendant très longtemps, les classes dominantes sont restées keynésiennes et dans les années 70 ce sont encore les recettes keynésiennes que les différents gouvernements cherchent à mettre en œuvre (rappelons-nous le « travaillisme » de Jacques Chirac entre 1974 et 1976 !). C’est l’échec des solutions keynésiennes qui va amener le triomphe du néolibéralisme, dont les premières avancées en matière de dérégulation ne datent pas de Reagan et Thatcher, mais de Jimmy Carter et du dernier gouvernement travailliste de James Callaghan.
Lohoff et Trenkle montrent comment l’accumulation dans cette nouvelle phase est profondément différente de ce que l’on avait connu pendant la période du boom fordiste. Ici nous trouvons des mises au point qui devraient être largement diffusées. La nouvelle « production de valeur » tant vantée par les économistes néolibéraux n’est absolument pas une production de valeur mais une simulation. Il s’agit de la réalisation anticipée d’une valeur dont personne n’est capable de dire si elle sera produite un jour bien que cette réalisation anticipée nécessite l’existence de « porteurs d’espoirs » qui laissent croire qu’il y aura bien de la survaleur réalisée dans la production de marchandises. Ceci fut montré jusqu’à la caricature lors du boom des valeurs internet au début des années 2000 où l’on vit fleurir des foules d’entreprises qui ne firent rien d’autre que dépenser en pure perte l’argent collecté auprès d’investisseurs qui voulaient croire dans ces porteurs d’espoirs.
Trenkle démonte ainsi rigoureusement l’illusion du « capitalisme des services » qui ne produit pas de valeur mais la consomme ou ne produit que du « capital fictif », c’est-à-dire des titres de propriétés sur une valeur future. Mais c’est également la nature de la « troisième révolution industrielle » qui doit être mise en cause. Comme le note Trenkle, « contrairement à l’époque du boom fordiste, quand le pouvoir d’achat des masses, engendré par le travail de masse, représentait un moteur pour l’élargissement de la base productive, la troisième révolution industrielle produit un nombre grandissant de gens précarisés, qui sont au fond superflus pour la valorisation du capital et ne jouent plus par là comme acheteurs un rôle central pour la dynamique capitaliste. » (88-89) La révolution de la productivité est masquée ou au moins sous-estimée par la plupart des auteurs, soutiennent Lohoff et Trenkle. La fin de la première partie de leur livre est largement consacrée à montrer comment les statistiques officielles travestissent la réalité. D’une part la hausse des prix est dissimulée. Prenons un exemple : supposons qu’un ordinateur personnel de base soit vendu 500€. L’année suivante son remplaçant, beaucoup plus puissant est vendu au même prix. Les statisticiens, considérant le gain d’utilité du nouveau modèle, reconstruisent pour l’ancien modèle un prix fictif – disons que l’ancien modèle ne vaudrait plus que 400€ par rapport au nouveau modèle, bien que l’acheteur n’ait effectivement pas le choix d’acheter l’ancien modèle qui a disparu du catalogue. Donc tout se passe comme si le prix de ce PC de base était passé de 500 à 400€ et donc on enregistrera non pas une stabilité des prix mais une baisse des prix de 20 %. Ces procédés de reconstruction d’indices fictifs des prix sont largement utilisés dans l’automobile : entre 1995 et 2001, l’indice officiel des prix n’a connu une hausse que de 5,2 % alors que les prix de vente ont augmenté dans le même temps de 17,5 %... Tout ceci permettrait peut-être de mieux comprendre la différence entre « l’inflation ressentie » par le consommateur et l’inflation officielle... Ainsi l’inflation est-elle terrassée par les doctrines économiques néolibérales grâce à des artifices comptables qui n’ont rien à envier au trucage des chiffres de la défunte économie du « socialisme réel ». En ce qui concerne la « croissance », on procédera de la même manière. La « croissance » considérée du point de vue de la production capitaliste n’est pas la croissance de la puissance des ordinateurs ou du confort et de la sécurité des automobiles. Finalement, quand le PDG rend des comptes à ses actionnaires il ne peut faire valoir la valeur d’usage supérieure des produits de son industrie. L’actionnaire ne connaît que la richesse abstraite. Si je vends 1000 ordinateurs à 500€ l’année « n » et que j’en vends encore 1000 à 500€ l’année « n+1 », la croissance est nulle même si l’ordinateur de l’année « n+1 » rend bien plus de services que celui de l’année « n ». Il faut donc corriger ces chiffres et valoriser fictivement ce gain de productivité qui ne peut pas être valorisé sur la marché. Si la hausse du PIB est moins sensible que la hausse des prix, les méthodes de correction des données sont du même genre : « les chiffres d’affaires des produits améliorés qualitativement sont arithmétiquement gonflés et inscrits de la sorte au bilan de l’économie nationale. » (98) D’où cette conclusion : « Même l’économiste le plus acritique devra probablement reconnaître que des chiffres d’affaires fictifs au niveau arithmétique ne contribuent pas à la valorisation du capital. Mais cela fait partie des bizarreries de l’ajournement de la crise fondée sur la dynamique du capital fictif, que le lifting statistique soit partie prenante de la relance de la dynamique de l’économie mondiale. » (100) À ce propos, Trenkle rappelle la tentative de Nicolas Sarkozy de mettre en place de nouveaux indicateurs de croissance – c’est à cet effet que fut nommée la commission Stiglitz. Cette tentative, comme toutes les autres du même acabit auxquelles les keynésiens de gauche apportent généralement un soutien enthousiaste, n’est rien d’autre que l’une de ces opérations de maquillage si nécessaire pour qu’il existe encore des « porteurs d’espoirs » pour donner un peu de consistance aux titres de propriété du capital fictif.
En réalité, la hausse de la productivité diminue nécessairement la valeur des marchandises produites. Dans l’automobile, on estime que le facteur productivité du travail a été multiplié par quatre au cours des trente dernières années. Entre 2002 et 2006, le temps de montage d’une Ford Fiesta dans l’usine Ford de Cologne est passé de 24 à 13 heures ! Pour mémoire, en 1924, sur la célèbre chaîne de fabrication des Ford T, il fallait 813 heures pour assembler un véhicule. L’emploi massif de la main-d’œuvre dans les usines chinoises, par exemple, n’est rendu possible que parce que les salaires sont très bas et qu’employer des salariés soumis au régime de caserne est encore plus économique que d’investir dans des machines. C’est ainsi que l’assembleur Foxconn, une entreprise taïwanaise opérant sur le territoire chinois pour assembler les produits high-tech branchés comme l’iPhone d’Apple, employait en 2007, 1,2 million de salariés : la haute technologie fabriquée selon les méthodes du XIXe siècle, voilà un étrange paradoxe ! Mais la hausse des salaires en Chine, sous la pression des luttes sociales – dont nous n’avons d’ailleurs qu’une bien maigre connaissance – conduit nécessairement Foxconn, comme les autres, à remplacer le travail vivant par le travail mort et le conduit donc sur la même voie que les industriels des pays du centre. Or remplacer le travail vivant par le travail mort, si c’est rentable à court terme pour tel ou tel capitaliste particulier, cela contribue dans l’ensemble à baisser la production absolue de survaleur, au point que le capital ne trouve plus de secteurs permettant sa valorisation à un taux suffisant. C’est là le sens de la fameuse « loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit » que nos auteurs donnent parfois l’impression de traiter comme une sorte de vieillerie marxiste alors que leurs analyses y conduisent et y reconduisent à chaque pas. S’il faut anticiper les profits à venir, c’est bien parce que le profit actuel est en plein marasme.
Les deuxième et troisième parties analysent le développement historique concret du capital fictif, c’est-à-dire de tous les titres de propriétés qui donnent droit à des profits futurs. De ce point de vue les chiffres sont tout bonnement hallucinants. En 1980, la richesse monétaire accumulée au niveau mondial était estimée à 12000 milliards de dollars. En 2010, la somme atteindrait 214000 milliards de dollars. Évidemment une telle production de richesse monétaire ne peut venir de « l’économie réelle » (comme le dit plaisamment Lohoff, toute l’eau des océans ne peut pas venir du lac de Constance). Comprendre cette évolution, c’est comprendre comment peut se constituer le capital fictif, ce qui implique de revenir sur la nature de la monnaie. Pour ce faire, Lohoff reprend l’analyse marxienne de la marchandise. Une marchandise n’est pas une chose – elle n’est pas une chose matérielle, un bien – mais un rapport social et, comme telle, elle est une chose « métaphysique » disait Marx (voir Capital, I, section I – pour une présentation, le séminaire Marx de l’Université populaire d’Évreux). Donc l’argent, en tant que représentant de la richesse sociale abstraite, n’est pas une chose – qui serait douée de propriétés extraordinaires selon une conception purement fétichiste – ni un simple symbole de la valeur créé uniquement pour faciliter l’échange des marchandises, comme le présente l’économie vulgaire. L’argent est donc un rapport social : posséder de l’argent, c’est pouvoir entrer d’une façon déterminée en relation avec les autres3. S’il tient pour un acquis indiscutable l’analyse marxienne de la marchandise capital comme une marchandise sui generis, Lohoff estime qu’on doit aller plus loin que Marx. Il estime donc qu’il faut distinguer deux types de marchandises. Les marchandises comme les automobiles ou les téléviseurs qui sont échangées sur le marché en raison de leur valeur d’usage sont des marchandises d’ordre 1. Il faut les distinguer radicalement de ces autres marchandises très étranges qui circulent aussi sur le marché mais ne sont achetées qu’en tant qu’elles confèrent un droit sur la survaleur, ainsi les actions, les obligations, les différentes formes de créances, que Lohoff nomme marchandises d’ordre 2. Il montre la différence essentielle entre ces deux types de marchandises : quand un acheteur a fait l’acquisition de son réfrigérateur, le vendeur empoche l’argent mais renonce à tout droit sur la marchandise vendue et l’acheteur renonce de son côté à tout autre usage de l’argent qu’il vient de donner au vendeur de réfrigérateurs. Il est propriétaire du réfrigérateur mais ne l’est plus de la valeur d’usage possible de l’argent qu’il vient de donner. Dans l’acquisition d’un titre de propriété (action, etc.), il en va tout autrement. L’acheteur d’une action ne perd pas la valeur d’usage de l’argent – de la « marchandise générale » comme le dit Lohoff – mais au contraire en possède maintenant la valeur pratique, l’argent qui fonctionne comme capital. L’argent caché sous un matelas n’est pas du capital ; l’argent ne devient capital que lorsque l’on s’en défait pour le multiplier. Lohoff écrit : « En face du monde des marchandises d’ordre 1, les rapports au sein de l’univers des marchandises d’ordre 2 semblent se tenir sur la tête. C’est ce qui les rend si impénétrables. » (147) Il y a une sorte de doublement du capital-argent dans le partage de sa valeur d’usage, doublement que Marx avait déjà analysé (Capital, livre III). En effet la même somme apparaît du côté du vendeur qui peut et doit l’utiliser pour la transformer en machines, matières premières et force de travail, et du côté de l’acheteur qui détient un droit sur la survaleur qui sera produite dans le processus de production. Le capital-argent se double de son reflet autonomisé. C’est exactement cela que Marx nomme capital fictif.
Si 100.000 euros sortis de leur léthargie pour entrer dans le circuit de la « production financière » deviennent 200.000 euros (et bien plus encore si l’on prend en compte tous les « produits financiers » plus sophistiqués les uns que les autres), il reste que le processus ne peut pas plus s’étendre à l’infini que celui d’une pyramide de Ponzi. Il n’y a pas deux secteurs distincts, celui de l’économie financière et celui de l’économie réelle. Les deux sont étroitement articulés. Pour que la production de capital fictif prenne son envol et poursuive sa course, il faut des « porteurs d’espoir » (comme le fut en son temps la « net-économie »), c’est-à-dire que l’on puisse raisonnablement croire que ces titres de propriétés qui s’échangent sur le marché financier donnent un jour droit à une part de la valeur produite dans le secteur des marchandises d’ordre 1. Or, c’est précisément la difficulté croissante que rencontre la production de valeur (difficulté liée, comme on l’a vu, à la dynamique même du mode de production capitaliste et à la substitution du travail mort au travail vivant) qui a conduit au développement extravagant du capital fictif. Comme le dit Lohoff, il est inutile de fulminer bruyamment contre l’autonomisation croissante des marchés financiers, « ce n’est pas le détachement du capital fictif vis-à-vis de l’économie réelle qui pose problème au capitalisme. Le système capitaliste mondial se dirige pour cette raison inéluctablement vers son effondrement, précisément parce que ce détachement bute sur des limites et ne peut en aucun cas se poursuivre à l’infini. » (180)
C’est qu’en effet sans « l’autonomisation » des marchés financiers, « la crise de suraccumulation structurelle n’aurait jamais été surmontée, et le long boom postfordiste n’aurait jamais pu voir le jour. » (242) Lohoff détaille comment s’est instaurée « l’économie inversée » en soulignant que la raison pour laquelle les économistes ne peuvent pas comprendre ce qui est en cause est précisément cette distinction marxienne fondamentale entre valeur et prix qui est au cœur de l’analyse du Capital. Cette distinction permet de rendre compte des aberrations de la distribution de la richesse du capital. Avec 32000 employés, Apple a une capitalisation bien plus forte que celle de Wallmart avec ses deux millions d’employés ! Les énormes capitalisations accumulées dans les secteurs de l’informatique ne tiennent qu’au rôle des licences et à la propriété intellectuelle et nullement à la production de valeur. En ce sens, la fortune de Google, Microsoft, Apple, Facebook et tutti quanti n’est qu’une fortune de rentier (peu différente au fond de la fortune des monarchies pétrolières) et évidemment cette rente est prélevée – ce que Lohoff n’analyse pas – sur la production totale de survaleur.
Pour terminer, nos auteurs montrent en détail pourquoi les mécanismes d’ajournement de la crise ne peuvent être réitérés éternellement et pourquoi donc tout cela finira nécessairement par un effondrement auprès duquel la crise de 1929 apparaîtra comme une aimable plaisanterie. Car évidemment l’effondrement du capital fictif bloquera tous les mécanismes de la production capitaliste en coupant tous les circuits autour desquels s’organise la division mondiale du travail.
Je laisse de côté la longue discussion que mène Lohoff à propos de la démonétisation de l’or. Je ne peux traiter cette question dans le cadre de cette recension déjà fort longue. Disons que Lohoff va bien vite en besogne et reconnaît d’ailleurs, en passant, que le développement du capital fictif s’accompagne d’une fébrilité croissante sur les cours de l’or : congédiée, la « relique barbare » se rappelle ainsi au bon souvenir des acteurs et des penseurs.4 Il me semble préférable de laisser ouverte la discussion.
Au-delà de l’immense intérêt de La Grande Dévalorisation, il y a cependant plusieurs points plus que discutables dans l’analyse de Lohoff et Trenkle. Le premier concerne la question de la lutte des classes. Pour nos deux auteurs, Marx théoricien de la lutte des classes est obsolète. Contre ceux qui invoquent un retour à la lutte des classes, nos auteurs refusent de réactiver « la partie de la théorie de Marx qui, si elle a certes déployé dans le passé une très grande puissance idéologique et politique, le devait au fait qu’elle était restée entravée à l’immanence du mouvement de modernisation capitaliste ; elle est pour cette raison définitivement dépassée aujourd’hui. » (17) C’est vraiment dit très vite et sans beaucoup de raisons probantes ! On voit mal comment on pourrait séparer la dynamique du capital des rapports de classes, tant est-il que le capital n’est pas une chose mais un rapport social. Dans le cycle élémentaire de l’accumulation du capital, A-M-A’ s’exprime le rapport par lequel le capital prend barre sur le travail : ce rapport est précisément le rapport de classes, celui autour duquel se constituent de manière dynamique les classes qui n’existent pas indépendamment de lui. Le rapport « économique » est en réalité un rapport de domination qui ne peut s’exercer que parce que le vendeur de force de travail (qui devient le capital variable) est privé des moyens de production et doit, sous la forme d’un contrat de vente entre échangistes libres, se soumettre au capital, transformer sa puissance personnelle en puissance du capital. L’extorsion du travail gratis qui résulte de ce processus n’est pas déterminée par des lois économiques mais par le rapport de force entre capital et travail, entre la puissance coalisée du capital et la puissance coalisée des prolétaires. C’est ainsi que le chapitre central du livre I du Capital est, sans aucun doute, le chapitre consacré à la question de la journée de travail. Pour revenir aux questions abordées par Lohoff et Trenkle, la crise du modèle « fordiste » ne s’est pas simplement traduite par la « démonétisation » de l’or et l’abolition de toutes les barrières qui entravaient la production de capital fictif. Elle s’est aussi traduite par une offensive en règle contre les salaires, contre les conventions collectives, contre tout ce qui limitait la journée de travail et cette offensive s’est heurtée à la lutte des classes, à la résistance ouvrière, notamment dans les pays capitalistes du centre. Cependant, les capitalistes ont marqué des points et commencé à inverser la baisse séculaire du temps de travail.
Inversement, le développement de la production industrielle dans les « pays émergents », principalement en Chine et dans toute l’Asie du Sud-est, a joué comme un moyen pour en finir avec les conditions d’exploitation trop peu favorables au capital dans les pays capitalistes du centre. Le concept absent de l’analyse de Lohoff et Trenkle est celui de salariat, défini clairement par Marx comme la concurrence que les ouvriers se font entre eux pour vendre leur force de travail au capitaliste. Au lieu de renvoyer le développement du racisme dans les classes populaires à des mécanismes idéologiques, Lohoff et Trenkle eussent été bien avisés de comprendre que la peur de l’étranger chez les travailleurs, ainsi que les réflexes racistes et chauvins qui l’accompagnent, résulte tout simplement de la concurrence que les travailleurs des pays à bas salaires font aux travailleurs des pays du centre.
La deuxième question est celle du capital financier. Avec raison, Lohoff et Trenkle refusent d’opposer le capitalisme financier et le capitalisme productif industriel qui serait sain. Ils englobent malheureusement dans leur critique à peu près tous les « marxistes ». Ainsi ils s’en prennent durement et de manière aussi sectaire que peu convaincante aux analyses de François Chesnais, alors même que, depuis plus de quarante ans, Chesnais est un des rares marxistes à avoir fait fond sur les passages du livre III du Capital qui traitent du « capital fictif » pour renouveler l’approche de la crise. Si les analyses de Chesnais peuvent et doivent être discutées, il eût été bon de faire preuve d’un peu plus de sérieux au lieu de recourir aux excommunications et aux règlements de compte si courants dans les groupes d’extrême-gauche. Quoi qu’il en soit, la domination totale du capital fictif qui se met en place à la fin des années 70 et au début des années 80 modifie considérablement la structure globale du capital, mais aussi les rapports entre les diverses couches qui composent la classe dominante ainsi que les modes de gestion et les stratégies des grands groupes capitalistes. Mais très logiquement, après avoir congédié la lutte des classes, le concept de « classe dominante » perd toute pertinence pour nos auteurs qui ne s’y intéressent pas une minute. Pourtant il y aurait beaucoup de choses à dire sur la marginalisation du capital patrimonial, le développement des investisseurs institutionnels, des fonds de placement, des « hedge funds » et des « fonds souverains » ou encore le rôle que jouent les fonds de pension dans le développement du capital fictif, toutes questions sur lesquelles Chesnais et quelques autres, traités par le mépris par Lohoff et Trenkle, donnent des informations et des analyses précises et pas toujours aussi caricaturales que ne le disent nos deux auteurs. Bien qu’ils répètent que l’argent est un rapport social et bien qu’ils critiquent le fétichisme, Lohoff et Trenkle pourraient bien parfois succomber eux aussi à l’une des variétés de ce fétichisme du grand automate.
Ceci explique sans aucun doute l’extrême pauvreté des propositions de Lohoff et Trenkle concernant les perspectives d’émancipation sociale. Pour tout dire, cela se résume à une phrase : « il faut rayer d’un trait la question de la « viabilité financière ». La construction de logements, le fonctionnement des hôpitaux, la production de nourriture ou l’entretien du réseau ferré ne doivent pas dépendre de savoir si le « pouvoir d’achat » nécessaire est disponible. Le critère à ce sujet ne peut être que la satisfaction des besoins concrets. » (334) Soit … mais encore ? Qui décidera de la construction de logements, qui construira ces logements, combien de ressources y seront allouées et selon quels critères ? Comme l’État a été mis hors jeu et comme il n’y a plus de sujet révolutionnaire, la grande construction de Lohoff et Trenkle se clôt sur des vœux pieux qui d’ailleurs pourraient trouver leur place dans un bon vieux programme social-démocrate de dépenses publiques. C’est tout de même assez décevant, surtout en comparaison de l’intérêt des analyses qui concluent à l’effondrement du capitalisme.
Denis Collin – 13 août 2014
1Cela ne veut évidemment pas dire que les salariés auraient tort de défendre leurs salaires, bien au contraire ! Mais l’augmentation des salaires ne sauvera pas le capitalisme. Dans le cadre du mode de production capitaliste, la richesse sociale fabuleuse est devenue incompatible avec une vie tout simplement décente pour ceux qui « font tourner la machine ». Voilà ce que les gens de gauche (toutes catégories confondues) se gardent bien de dire.
2Cette constatation n’est sans conséquence. Il n’y a pas de « super-impérialisme » américain qui dicterait sa loi au monde entier, mais bien des contradictions et des conflits qui doivent nécessairement se développer entre les diverses fractions du capital. Il est d’ailleurs dommage que Lohoff et Trenkle ne fassent aucun développement à ce sujet.
3Notons qu’une analyse sérieuse et complète de l’argent comme rapport social devrait puiser abondamment dans la Philosophie de l’argent de Georg Simmel.
4J’ai commencé d’aborder cette question dans mes conférences consacrées à la lecture du Capital de Marx, dans le cadre de l’Université Populaire d’Évreux.
Ecrit par dcollin le Dimanche 17 Août 2014, 15:29 dans "Marx, Marxisme" Lu 6267 fois.
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