Marx et Epicure
La thèse de doctorat dans la formation de la pensée de Karl Marx
Tout d'abord, ce travail universitaire démontre clairement que le jeune Marx n'est pas véritablement hégélien et qu'en réalité c'est seulement quand il s'occupera de rompre avec le mouvement des jeunes hégéliens, avec Bauer et Stirner, que Marx commencera réellement à se confronter à Hegel et à s'en rapprocher d'une certaine manière — même si dès cette dissertation il manifeste une trompeuse propension à la coquetterie avec les catégories et le langage hégélien. Il faut, pour bien mesurer ce qui est en cause, se rappeler que l'atomisme est une des cibles privilégiées de Hegel et que la principale critique qu'il puisse lancer contre un philosophe c'est justement d'être atomiste. Les violentes attaques contre Newton et le mépris général à l'encontre de la « race de Bacon » sont toujours liés à la dénonciation de l'atomisme. On peut comprendre que le travail de Marx sur Épicure soit conçu comme une manière de premier règlement de compte avec le hégélianisme.
Ensuite, nous pouvons repérer depuis cette thèse jusqu'aux derniers textes à proprement parler philosophiques – la Sainte Famille et L'idéologie Allemande – une véritable continuité d'inspiration atomiste, qui ne serait peut-être interrompue provisoirement que par les Manuscrits de 1844 . L'interprétation de la thèse de doctorat présente des difficultés particulières dans la mesure où cette thèse ne nous est pas parvenue complète et où nous devons donc nous appuyer sur les notes préparatoires de Marx. Cependant, nous devons considérer que ce texte comme faisant partie intégrante de l'œuvre de Marx, à la fois parce que nous y trouvons exprimées des propositions qui resteront des propositions fondamentales de Marx et parce que Marx lui-même y fera allusion indirectement dans plusieurs textes. Ainsi, dans L'Idéologie Allemande, Max Stirner reçoit une volée de bois vert pour n'avoir rien compris à la philosophie hellénistique et aux rapports entre stoïciens, épicuriens et sceptiques . Or, dans l'esprit du jeune Marx la dissertation sur Démocrite et Épicure devait s'inscrire dans une histoire plus vaste de la philosophie hellénistique. En outre, chez Marx, l'admiration pour la philosophie, la poésie et l'art de la Grèce antique reste une constante jusqu'à la fin de sa vie.
Enfin la thèse sur Épicure est le point de départ des recherches matérialistes de Marx. Au XIXe siècle, c'est encore souvent à travers Gassendi et Bernier que la connaissance d'Épicure se répand. Tout en étant critique à l'égard de l 'interprétation de Gassendi, Marx trouve cependant dans ce travail le point d'entrée vers le matérialisme français. Rappelons aussi que l'atomisme marque la philosophie anglaise du XVIIe et du XVIIIe siècles anglais, avec ici la figure centrale de Hobbes.
Marx et la philosophie hellénistique
La dissertation devait s'inclure dans un travail plus général sur la philosophie hellénistique dans laquelle Marx refuse de voir simplement le déclin de la philosophie grecque qui a "fait sa floraison suprême avec Aristote" . "Je me réserve d'exposer dans une étude plus développée les philosophies épicurienne, stoïcienne et sceptique dans leur ensemble et dans leur rapport total à la pensée spéculative grecque antérieure et postérieure." L'unité de cette philosophie hellénistique tient en ce que stoïciens, cyniques et épicuriens "représentent tous les éléments de la conscience de soi, à ceci près que chaque élément est représenté comme une existence particulière" . On peut donc immédiatement voir qu'au-delà du titre de la dissertation, ce n'est pas la physique qui constitue le centre de l'intérêt que Marx porte à Epicure, mais bien un des chapitres de la phénoménologie de l'esprit. Marx précise même et c'est à remarquer : "Il me semble que si les systèmes antérieurs sont plus significatifs et plus intéressants quant au fond de la philosophie grecque, les systèmes post-aristotéliciens, et principalement le cycle des écoles épicuriennes, stoïcienne et sceptique, le sont davantage quant à la forme subjective, quant au caractère de cette philosophie."
Marx critique la tradition philosophique pour avoir négligé l'étude de cette forme subjective des doctrines philosophiques. Dans l'épicurisme antique et plus généralement dans le matérialisme, il ne cherche donc pas un contenu doctrinal particulier, une théorie de la matière ou une théorie des rapports entre la matière et l'esprit, mais bien une "forme subjective" particulière. Nous verrons que c'est bien ce qui est en question dans la dissertation de doctorat, mais aussi dans l'attitude générale de Marx à l'égard du matérialisme. Or ce point si important n'a pratiquement jamais été vu par les commentateurs marxistes aussi bien que non-marxistes ou anti-marxistes, qui ont concentré leur attention sur les " matérialistes de l'Antiquité " par opposition aux anti-matérialistes alors que le clivage le plus pertinent est sans doute ailleurs.
D'ailleurs, la dissertation ne porte pas sur l'atomisme antique, mais sur bien sur la différence entre la physique de Démocrite et celle d'Épicure, car cette différence a une portée qui dépasse de loin les éventuelles discussions sur une physique obsolète. Marx en effet considère que "C'est en effet un préjugé profondément enraciné que d'identifier la physique de Démocrite à celle d'Épicure, jusqu'à ne voir que de vains caprices dans les modifications apportées par ce dernier ; "
Cet atomisme est à la fois un principe méthodologique et
un principe ontologique en tant qu'il se présente comme un fondement possible
du matérialisme marxien. En tentant de ramener tous les processus à une
combinaison de mouvements mécaniques d'atomes l'atomisme fait prévaloir le
principe d'une causalité matérielle, c'est-à-dire d'un rapport entre la forme
et la matière qu'elle "informe". Mais l'atomisme auquel se rattache
Marx est spécifique. A partir de la mise en évidence des oppositions de méthode
entre Démocrite et Épicure, Marx se place nettement du côté d'Épicure. Dans un
premier temps, en effet, Marx relève que, du point de vue le plus général, les
physiques de Démocrite et d'Épicure semblent pratiquement identiques : les
atomes et le vide, tels sont les deux principes. Cependant, à partir de ces
prémices identiques, les deux philosophes se retrouvent "diamétralement
opposés en tout ce qui concerne la vérité, la certitude, l'application de cette
science, le rapport de la pensée à la réalité en général."
Alors que Démocrite réduit la réalité sensible à l'apparence subjective et semble conduit sur la voie d'un certain scepticisme , pour Épicure au contraire, rien ne peut réfuter les perceptions sensibles et cette certitude conduit à un dogmatisme de méthode qui doit être celui du Sage. Ainsi la convergence théorique se transforme en opposition pratique. Alors que chez Démocrite la nécessité se manifeste comme déterminisme, Épicure considère que le hasard est une réalité "qui n'a d'autre valeur que la possibilité" . Or la possibilité est soit la possibilité abstraite soit la possibilité réelle. Or Épicure en reste à la possibilité qui ne connaît pas de limites, alors que la possibilité réelle cherche à démontrer la nécessité et la réalité de son objet. C'est pourquoi il formule sa critique d'Épicure : "Epicure procède avec une nonchalance sans borne dans l'explication des phénomènes physiques particuliers."
L'opposition entre Démocrite et Epicure apparaît ainsi comme un système d'oppositions " à front renversé ". Démocrite est un sceptique et Epicure un dogmatique. Or c'est le sceptique qui s'attache aux sciences empiriques alors que le dogmatique, qui tient le phénomène pour réel, "ne voit partout que du hasard et son mode d'explication tend plutôt à supprimer toute réalité objective de la nature."
Le point sur lequel Marx concentre la discussion est la question du "clinamen", de la déclinaison des atomes. Après avoir noté les nombreux contresens commis sur la physique épicurienne, Marx procède à l'analyse de la philosophie d'Epicure dans son ensemble en s'appuyant sur Lucrèce - "le seul de tous les anciens qui ait compris la physique d'Epicure" - et montre que justement cette philosophie est structurée autour de la déclinaison et de ses conséquences.
La déclinaison de l'atome de
la ligne droite n'est pas une détermination particulière surgissant
accidentellement dans la philosophie épicurienne. La loi qu'elle exprime
traverse au contraire toute la philosophie d'Épicure, mais il va de soi que le
caractère concret de sa manifestation dépend de la sphère où elle s'applique.
La déclinaison de l'atome en effet constitue l'affirmation de l'autonomie de l'atome contre le mouvement de la chute que lui avait donné Démocrite et qui est le mouvement de la non-autonomie. Lucrèce met en évidence ici ce que Épicure apporte à l'atomisme en affirmant que la déclinaison brise les chaînes du destin. Il faut noter ici les critiques pertinentes que Marx formule à l'endroit des commentateurs d'Épicure, comme Cicéron et Pierre Bayle. Ces commentateurs prêtent en effet à l'introduction de la déclinaison des motifs qui s'excluent mutuellement. Tantôt en effet la déclinaison fonde la liberté, tantôt elle fonde la répulsion des atomes qui, faute de déclinaison ne se rencontreraient jamais. Or la rencontre déterminée des atomes ne saurait fonder la liberté puisque bien au contraire elle nous entraîne dans un monde strictement déterministe. Une lecture superficielle de Lucrèce pourrait conduire à la simple superposition de ces deux explications. En effet Lucrèce introduit d'abord la déclinaison comme explication de la constitution des corps. Sans la déclinaison les atomes tombant à la verticale et tous ayant la même vitesse, "jamais la nature n'eût rien créé" . Il s'agit d'un raisonnement qui n'est pas contredit et ne peut pas être contredit par l'observation. Dans une deuxième étape, Lucrèce présente la déclinaison des atomes par analogie à la volonté humaine. La déclinaison, qui n'est que supposée par un raisonnement apagogique dans la compréhension des phénomènes naturels, est maintenant montrée comme une évidence dans les phénomènes psychologiques. "Enfin si toujours tous les mouvements sont solidaires, si toujours un mouvement nouveau naît d'un plus ancien selon un ordre inflexible, si par leur déclinaison les atomes ne prennent pas l'initiative d'un mouvement qui rompe les lois du destin pour empêcher la succession infinie des causes, d'où vient cette liberté accordée sur terre à tout ce qui respire, d'où vient, dis-je, cette volonté arrachée aux destins ... "
Le rejet du fatum n'est pas, pour Lucrèce, la conséquence logique d'une sorte d'indétermination générale des chocs des atomes. Mayotte Bollack note à juste titre que la volonté libre n'est pas ramenée à des causes atomistiques puisque la volonté libre n'est introduite que par analogie . La déclinaison apparaît bien plutôt comme un principe général qui va pouvoir fonctionner comme fondement de l'éthique et de l'autarcie du sujet.
Suivons l'explication de Marx. Cette explication repose sur l'existence contradictoire de l'atome. L'atome a une existence immédiate et une existence relative. L'atome se présente d'abord comme la négation immédiate de l'espace abstrait, comme un point spatial. Or en tant que point spatial, il perd son individualité et se perd dans la ligne droite. Mais Epicure affirme la pure singularité de l'atome, et cette singularité elle-même implique que l'atome n'ait pas une existence purement matérielle. "Comme il se meut dans le domaine de l'immédiateté de l'être, toutes les déterminations sont immédiates. Les déterminations opposées sont donc mises en opposition en tant que réalités immédiates."
Or ce qui face à l'atome en tant qu'existence relative, c'est la ligne droite. L'atome se libère de son existence relative (la ligne droite) en s'en abstrayant, en s'en écartant. La déclinaison de l'atome n'est donc pas une loi matérielle, mais ce principe qui permet de "résister et de combattre" ainsi que le dit Lucrèce, un principe idéal qui traverse toute la philosophie épicurienne et donc la manifestation concrète dépend de la sphère où elle s'applique.
C'est pourquoi, dit Marx, "toute la philosophie épicurienne s'écarte de la réalité limitative partout où le concept de la singularité abstraite - l'autonomie et la négation de toute relation à autre chose - doit être représenté dans son existence." Lucrèce le dit : nous sommes souvent poussés, mus par des chocs qui ne dépendent pas de nous, par une "puissante contrainte" . Mais nous pouvons résister à cette contrainte. C'est pourquoi à côté des chocs et du poids, il faut introduire la déclinaison comme une troisième cause. Cette troisième cause ne supprime pas les deux autres, mais elle s'y oppose et dégage la sphère de l'autonomie. Il faudrait ajouter que, selon Cicéron, Épicure défend la contingence des futurs comme une autre raison à opposer au fatum.
Marx montre alors que l'introduction de la déclinaison dans le monde des atomes modifie toute la construction de l'atomisme antique. "C'est grâce à elle que la détermination de la forme s'est affirmée et que la contradiction inhérente au concept d'atome a été rendue manifeste." On passe ainsi d'une présentation purement matérielle à une analyse des formes de la conscience. Marx en tire immédiatement des conclusions générales qui entreront comme des éléments de sa propre philosophie : "la singularité immédiate n'est réalisée selon son concept qu'autant qu'elle se rapporte à autre chose qu'elle est elle-même lors même que cette chose se présenterait à elle sous la forme d'une existence immédiate. C'est ainsi que l'homme ne cesse d'être un produit de la nature qu'au moment où l'autre chose à laquelle il se rapporte n'est pas une existence différente, mais est elle-même un homme singulier, bien qu'il ne soit pas encore esprit. Mais pour que l'homme en tant qu'homme devienne pour soi son unique objet réel, il doit avoir brisé en soi-même son existence relative, la puissance du désir et de la pure nature." Dans une terminologie qui rappelle la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel, on voit se mettre en place la revendication pour l'homme singulier de "briser son existence relative" qui se retrouvera sous une autre forme dans Le Capital.
Mais revenons à Épicure. On voit que la place de l'atome dans la philosophie épicurienne est complètement différente de ce qu'elle est chez Démocrite. Chez Démocrite, l'atome est une sorte de chose en-soi, un "noumène" qui désignerait l'Être en tant que tel, alors que chez Épicure l'atome est un principe de représentation. Ici, Epicure développe jusqu'au bout, avec "naïveté" dit Marx, les problèmes de toute la philosophie grecque ancienne. "Comme tous les anciens philosophes, les sceptiques non exceptés, partent de prémisses de la conscience, un point d'appui solide leur est indispensable. Ce sont alors les représentations telles qu'elles existent dans le savoir commun. Philosophe de la représentation, Épicure est à cet égard le plus précis et c'est pour cette raison qu'il définit en détail ces conditions du fondement." Marx montre comment Épicure aboutit donc ainsi à placer l'idéalité dans les atomes et à considérer la nécessité comme extérieure sous forme d'atome. L'opposition entre Démocrite et Épicure concerne la nature même de l'atome, substrat matériel ou stoiceion chez le premier, principe ou archè chez le second. Mais en tant qu'archè, l'atome renferme les catégories de la conscience. Ainsi, Épicure a objectivé dans l'atome la contradiction entre l'essence et l'existence alors que Démocrite ne fait que " conserver l'aspect matériel et proposer des hypothèses à des fins empiriques " .
Par conséquent, cette analyse, à travers la théorie de la répulsion, peut avoir une portée générale et non limitée à une physique empirique comme chez Démocrite. Marx met en relation intime la construction des atomes, l'éthique épicurienne et la politique : "C'est pourquoi nous trouvons chez Épicure l'emploi des formes plus concrètes de la répulsion : le contrat en matière politique et, en matière sociale, l'amitié qu'il prône comme le bien suprême." Poursuivant son analyse, Marx montre comment, en attribuant des qualités aux atomes, Épicure s'oppose encore plus à la physique démocritéenne. Interprétant Épicure dans les catégories hégéliennes, il écrit : "Par les qualités, l'atome acquiert une existence en contradiction avec son concept, il est défini comme une réalité aliénée, différenciée en son essence." Et Marx ajoute : "C'est cette contradiction qui constitue l'intérêt principal d'Épicure."
Cette contradiction se présente comme contradiction entre l'essence et le phénomène. Or, dit Marx, c'est seulement chez Épicure que le phénomène est conçu comme tel, non comme illusion des sens de l'homme, de manière purement subjective, mais comme « aliénation de l'essence qui s'affirme elle-même dans sa réalité comme cette aliénation » , affirmation dont Marx fera une des constantes de sa propre conception. Ces affirmations ne prennent tout leur sens qu'en les reliant avec la notion épicurienne du temps. Le temps épicurien est défini comme " accident de l'accident ", il est donc la forme abstraite de la perception sensible. Mais cette forme doit se fixer "comme une nature dans la nature" conformément à la méthode atomistique qui consiste à fixer les formes de la conscience comme objets séparés. Le temps possède ainsi une existence distincte comme conscience sensible et ainsi "La sensibilité de l'homme est donc le temps devenu corps, la réflexion existante du monde sensible en lui-même." D'où cette conclusion : "de même que l'atome n'est rien d'autre que la forme naturelle de la conscience de soi abstraite, singulière, de même la nature sensible n'est que la conscience de soi objectivée, empirique, singulière, en un mot la conscience de soi sensible. Les sens sont par conséquent les seuls critères dans la nature concrète tout comme la raison abstraite est le seul critère dans le monde des atomes."
Ce qui est montré ici, c'est bien un arrachement au matérialisme métaphysique qui hypostasie la " matière " comme une chose. Or, si encore fois, le vocabulaire peut faire penser à Hegel, il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une pensée sur laquelle Hegel n'a jamais véritablement réfléchi. Dans la Phénoménologie de l'Esprit, seuls prennent place comme moments de l'esprit le stoïcisme et le scepticisme. Or Marx, sans avoir encore rompu formellement avec le hégélianisme, fait du matérialisme épicurien un moment décisif de l'histoire de la philosophie prise comme histoire de la conscience. On peut dire, sans exagérer, qu'on trouve là, in nuce, ce qui va être le sens véritable du renversement marxien de la philosophie.
Le marxisme et la dissertation
Le marxisme orthodoxe s'est employé à chercher dans le matérialisme antique un réquisit du "matérialisme dialectique", un fondement pour une pensée scientifique révoquant la philosophie. Ainsi George Novack fait-il de l'opposition de l'épicurisme à l'idéalisme platonicien l'opposition fondamentale. Tout juste note-t-il que "Épicure cherche à faire une place pour la réaction de l'être humain sur l'environnement." Or Épicure ne fait pas "une place" à l'autonomie de l'être humain puisque cette autonomie est un principe commun à la vie psychologique des hommes et à la nature, ce qui est normal dans une perspective matérialiste. Inversement Plekhanov élimine purement et simplement la Dissertation puisque, dans ce texte "Le jeune Marx se présente à nous comme étant encore un pur idéaliste de l'école hégélienne."
Et du même coup le matérialisme antique disparaît des nombreuses études que Plekhanov a consacrées au matérialisme et à la philosophie marxiste. Certes, dans cette Dissertation, Marx s'exprime encore dans le vocabulaire de la philosophie idéaliste allemande - pas nécessairement hégélienne d'ailleurs, car on pourrait tout aussi bien dire fichtéenne - mais il est impossible de dire qu'il est un "pur et simple idéaliste de l'école hégélienne".
On voit clairement la singularité de la démarche du jeune Marx que les commentateurs ont pour la plupart manquée en restant prisonniers de l'alternative "philosophie idéaliste ou science matérialiste". La "science" épicurienne en effet n'est pas une science en regard de nos critères actuels. Comme le note d'ailleurs Marx : "ce n'est pas seulement contre l'astrologie qu'il [Épicure] part en guerre, mais contre l'astronomie elle-même, contre la loi éternelle et la raison dans le système céleste."
Marx n'est pas sans critiquer chez Épicure ce mépris de la démarche scientifique. Il résume l'attitude épicurienne : "il est sans intérêt de scruter les causes réelles des objets : le problème est de rassurer le sujet qui explique." Marx ne cherche pas à « rassurer le sujet qui explique ». Il note que, sur le plan strictement scientifique, l'astronomie de Démocrite ne manque pas de vues pénétrantes ; mais ces vues n'ont plus d'intérêt direct aujourd'hui alors que l'intérêt de l'astronomie épicurienne est purement philosophique. C'est pourquoi il reprendra à son compte, du moins en partie, ce décentrage ou ce recentrage accompli par Épicure, des objets vers le sujet. L'analyse des Météores comme l'âme de la philosophie épicurienne manifeste clairement ce qui est en cause. Dans la manière dont Épicure s'en prend aux adorateurs de la nature, Marx voit ceci : "lorsque la nature devient autonome, la conscience se réfléchit en elle-même et affronte la nature sous son propre aspect en tant que forme autonome."
C'est la conscience de cet affrontement qui fait d'Épicure "le plus grand Aufklärer grec", expression par laquelle le jeune Marx se désigne lui-même également comme Aufklärer. Sans identifier sa propre position à celle d'Épicure, Marx en transpose les éléments qui lui semblent des acquis. C'est pourquoi le refus des "lois éternelles" deviendra un des thèmes essentiels de son œuvre dite économique. Quelques années après la dissertation, Marx part en guerre contre la "loi éternelle" de l'exploitation et critique comme non scientifiques, comme idéologues ou apologistes du mode de production capitaliste, ceux qui formulent des lois éternelles de l'économie. Face aux "lois naturelles", il affirme l'autonomie de l'individu, sa capacité à "résister et combattre".
L'interprétation marxienne de la philosophie d'Épicure peut être discutée. Il reste que, loin d'être un simple travail scolaire qu'on pourrait délaisser, la dissertation marque l'entrée audacieuse du jeune Marx dans le champ de la philosophie. Épicure n'est pas un prétexte. La lecture minutieuse à laquelle nous convie Marx reste une introduction utile à la compréhension d'une œuvre qui n'a le plus souvent été abordée que sous l'angle philologique ou pour la discussion des thèmes proprement éthique. Marx nous montre comment la philosophie moderne, axée sur le sujet, a pu retrouver chez Épicure des racines grecques. A partir d'Épicure, le fil des lectures et de l'évolution théorique de Marx vers un certain matérialisme peut être noué à travers Gassendi vers le matérialisme français et Hobbes vers la philosophie anglaise.
De cette dissertation que restera-t-il dans l'œuvre ultérieure de Marx ? Beaucoup plus de choses qu'on ne l'a cru généralement. Si on reprend les préoccupations formulées par Marx au début de sa dissertation, on pourrait résumer par ceci : sur le plan de la méthode scientifique et du contenu objectif, Marx défend Démocrite et maintient fermement son accord avec une doctrine dont le contenu est validé rationnellement. Mais sur le plan de l'attitude subjective, de la forme subjective, il est résolument du côté d'Épicure. Nous pouvons, sans trop forcer le trait, découvrir dans ce balancement, dans cette dualité de l'attitude marxienne, la matrice de toute son oeuvre ultérieure. Pointons simplement ici les traits de cette forme subjective de la philosophie épicurienne qui seront acquis dans le développement de la pensée de Marx.
Marx assumera à son tour le "dogmatisme épicurien". La réalité sensible est un point de départ de la connaissance irréfutable, ces "présuppositions réelles dont on ne peut s'abstraire qu'en imagination" . Ce n'est point la perception sensible, empirique, qui nous trompe mais bientôt plutôt les idées théoriques que nous formons et que nous tirons de cette perception sensible dans nos rapports avec les autres hommes. Comme le dit Lucrèce, la plupart de nos erreurs sont "imputables aux jugements de notre esprit qui nous donne l'illusion de voir ce que nos sens n'ont point vu." Marx n'est jamais bien loin de l'idée épicurienne selon laquelle la raison est plus prompte à déraisonner que le corps. C'est bien pourquoi dès qu'il aborde la question de la connaissance, Marx ne met jamais en cause le problème des rapports entre connaissance sensible et connaissance intelligible - bien au contraire il ne cesse de revendiquer une ferme base "empirique" - mais bien le rapport entre les affabulations de l'idéologie et la perception du réel.
Marx gardera l'idée de la liberté épicurienne. Les hommes agissent dans des conditions déterminées, dans des conditions qu'ils n'ont pas choisies, mais ils agissent librement, répète Marx. C'est cette liberté essentielle que Marx aime chez Épicure et c'est à cause d'elle que son atomisme est un atomisme non déterministe, ou plus exactement qu'il est possible de délimiter un domaine du déterminisme et un domaine de la liberté. Si le premier point ne nous éloigne guère des positions traditionnelles défendues par de nombreux marxistes, le second est passé inaperçu pour la plupart d'entre eux, obsédés qu'ils étaient par l'idée d'un marxisme scientifique dans lequel les individus jouent uniquement la pièce pour laquelle les "infrastructures" les ont déterminés. La "nonchalance" épicurienne ne trouvait pas de place dans ce système clos de la "science marxiste".
Avec Epicure, il rejette tout à la fois l'idée de la loi éternelle et l'idée que la raison réside dans la nature. La raison humaine n'est pas un reflet ou une copie de la raison naturelle pas plus que la raison de la nature n'est une partie de la Raison. Le but de la science c'est-à-dire de la philosophie ! est seulement d'expliquer comment on passe des substances singulières en tant que telles aux phénomènes. La loi est la loi de production des phénomènes et non uniquement les règles liant les phénomènes entre eux.
Pour Marx, Épicure a posé le monde comme possibilité et contingence. La nécessité entre en collision avec le concret. La nécessité n'est jamais donc une nécessité absolue. Elle est une nécessité pensée, mais qui pourrait être pensée autrement. Si le monde est posé comme possibilité et contingence, le libre arbitre, la liberté du sujet sont donc pensables corrélativement. Michel Vadée a montré quel rôle jouait la catégorie du possible dans la pensée théorique de Marx . Il n'est pas interdit de penser que c'est dans cette première confrontation avec Épicure que Marx a forgé sa notion du possible.
Si on suit en détail la démarche de Marx dans son analyse de la philosophie d'Épicure, on ne manque pas d'être surpris : le plus important pour lui réside non dans ce qui relie Épicure à la tradition physicienne grecque, aux éléments du matérialisme ancien, mais bien dans ce qui est "idéaliste", ce qui concerne l'analyse des formes de la conscience. Ainsi cette constatation en apparence surprenante :
Ce qu'il y a de grand et de
durable chez Épicure, c'est qu'il ne donne aux faits aucune préférence sur les
représentations et qu'il cherche tout aussi peu à les sauver.
Donc le matérialisme épicurien présente l'intérêt majeur de ne plus être un matérialisme naïf, une nouvelle cosmologie, mais une sorte de phénoménologie. Il est vrai que lorsque Marx écrit ces notes sur Épicure, il est encore un étudiant lié aux jeunes hégéliens et son meilleur ami est Bruno Bauer avec qui il partage les préoccupations philosophiques premières de la conscience de soi et on aurait tort de vouloir à tout prix faire coïncider, dans une cohérence artificielle, ces premiers pas de philosophe avec les principes de l'œuvre de l'homme mûr. Mais cette manière particulière de considérer le matérialisme épicurien ne sera jamais perdue, on en retrouvera des traces et non des moindres dans la critique du matérialisme ancien, « y compris celui de Feuerbach », qui fait l'objet de la première thèse sur Feuerbach.
Même si ce n'est jamais totalement explicité, Marx partage avec Épicure la volonté de subordination de la science à l'éthique. On sait qu'Épicure rejette l'éternité des corps célestes car elle troublerait l'ataraxie. Marx critique l'économie politique, non à cause de son caractère non scientifique, mais parce qu'elle fait l'apologie de rapports sociaux qui mutilent l'individu. Ou plus exactement - et nous y reviendrons - l'économie politique cesse d'être scientifique quand elle devient cette science apologétique. Comme Épicure et Lucrèce ·voulaient libérer les hommes des liens où les tiennent les superstitions religieuses, Marx veut libérer les prolétaires des liens des superstitions de l'économie capitaliste - d'ailleurs pour lui argent et religion ne font qu'un.
En analysant "l'épicurisme" de Marx, on peut du même coup mesurer combien le marxisme orthodoxe s'est trompé sur le sens philosophique de la pensée marxienne. L'idée générale est qu'il y aurait une sorte de matérialisme générique dont le marxisme ne serait qu'une variante nouvelle et adaptée aux conditions de notre époque et peu de marxistes ont porté l'attention nécessaire au fait que la dissertation de Marx ne portait pas sur les atomistes anciens en général mais sur la différence des physiques de Démocrite et Épicure, ou quand ils ne le font, ils ne comprennent le sens du travail de Marx.
PS : (Marx est cité dans l'édition de la Pléiade, Oeuvres tome III, Philosophie)
©Denis
COLLIN (1995)
Ecrit par dcollin le Mardi 10 Mai 2005, 22:58 dans "Marx, Marxisme" Lu 14355 fois.
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