Philosophie et politique

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La société et les échanges :

Echanges, argent, commerce

 Le commerce et les échanges semblent essentiellement des objets de la science économique. Mais, historiquement, c’est d’abord la philosophie qui les constitue comme des objets de réflexion théorique. L’économique est une partie de l’éthique, chez Aristote comme chez Thomas d’Aquin. Adam Smith, avant d’être l’auteur de la Richesse des nations, est celui d’une Théorie des Sentiments Moraux. Aujourd’hui, l’économie politique est devenue « science économique ». Il est clair cependant qu’une science économique purement technique laisse échapper la dimension morale et anthropologique de l’économique. Le commerce n’est pas d’abord l’affaire des « commerciaux », car il s’agit de l’essence même de ce qui fait une société. Et l’argent, une affaire si commune, même pour ceux qui n’en ont guère, se révèle à l’analyse comme une véritable énigme métaphysique, ainsi que le dit Marx. .

I. Les hommes ont besoin les uns des autres

A. Le besoin au fondement de la vie sociale

Toute société humaine est fondée sur le commerce entre les individus. Ce commerce est la condition même de la vie humaine, ainsi que l’observe Marx dans les premières pages de L’Idéologie Allemande. Le commerce n’est pas seulement l’échange de biens mais aussi l’établissement de relations sociales ou tout simplement la conversation. Avoir commerce avec quelqu’un, c’est entretenir avec lui des relations sociales, amicales ou affectives. Le commerce est échange et du même coup, il lie.

On peut cependant distinguer deux sortes de liens : les liens où les humains ont rapport les uns aux autres uniquement par la parole ou tout autre signe équivalent, et les liens qui s’établissent par l’intermédiaire des choses échangées – dans le don, dans l’échange marchand, etc.

Produire et échanger les produits de l’activité humaine, entrer dans des relations sociales régulières et communiquer, c’est la matière même dont les hommes font société. L’homme est par nature un animal politique dit Aristote. Mais s’il en est ainsi, c’est parce que les hommes trouvent des avantages à nouer des relations entre eux et à coopérer. Ce qui fait une société, c’est d’abord que les hommes ont besoin les uns des autres. Comme le dit encore Aristote : un médecin n’a pas besoin d’un médecin et un cordonnier n’a pas besoin d’un cordonnier, mais le cordonnier a besoin d’un médecin et le médecin a besoin du cordonnier. L’homme n’est pas social, comme cela, par on ne sait quelle prédestination divine ou génétique, mais parce que trouve dans le rapport avec les autres le moyen de produire sa propre vie.

B. La division du travail, constitutive de l’existence humaine

Aristote et Platon furent vraisemblablement les premiers à saisir philosophiquement que toute vie sociale repose d’abord sur la division du travail en vue de l’avantage commun. Gérard Mandel y voit le facteur décisif dans le processus d’hominisation de l’homme. Dans La chasse structurale, il montre qu’un changement décisif intervient quand une branche des hominiens (homo habilis) développe des activités de chasse collective. Mendel résume ainsi sa théorie :

« Ce qui distingue pour nous l’animal de l’homme, ce n’est ni l’apparition d’un ‘cerveau symbolique’ inné, ni le tabou de l’inceste ou l’exogamie. La séparation proviendrait d’un déplacement du noyau actif concernant l’organisation sociale ou la relation naturelle : le noyau actif n’est plus ce qui est utile à l’individu ou au groupe dans son rapport à l’environnement, il est devenu ce qui est utile à un rapport de production très précis et très particulier. Ce rapport de production, c’est l’introduction d’une coopération d’un type nouveau parmi les mâles. La chasse collective n’est pas une simple addition d’individus. […] Là aussi s’opère un déplacement majeur : tel un joueur de football […] chaque chasseur prend en compte non pas sa propre individualité mais le groupe et du fait de la projection, s’identifie à l’ensemble de la poursuite ou de la partie en cours. »[1]

À la différence des activités de coopération des animaux – par exemple les abeilles – il s’agit ici d’un comportement appris et dans lequel aucun des individus n’est a priori spécialisé dans telle ou telle opération. On peut raisonnablement imaginer que ce type d’organisation sociale à son tour va interagir sur le processus de mutation-sélection qui aboutira au développement des fonctions symboliques du cerveau et des capacités langagières.

Toute division sociale du travail suppose cette capacité de se placer du point de vue d’ensemble de la production sociale. Si le cordonnier fabrique des chaussures, c’est en sa plaçant du point de vue de celui qui aura besoin de chaussures. Chaque individu ne peut satisfaire ses besoins subjectifs que par l’activité des autres et en pensant lui-même son activité pour les autres. Et ceci est vrai quel que soit le mode d’organisation sociale, de la société la plus limitée et la plus frustre jusqu’aux sociétés complexes modernes. Ce qui va dès lors varier, c’est la manière dont les échanges sont réglés. La coopération et les systèmes d’échange peuvent être organisés sur le mode de la famille élargie et le produit est redistribué de manière à peu près égalitaire (ou en tenant compte des besoins de chacun). Il reste généralement cependant un vaste champ pour les échanges entre les différents groupes. Les échanges peuvent aussi être réglé sur un système de conventions et d’obligations réciproques comme dans le rapport féodal. Cette organisation des échanges n’est pas seulement une application du principe de réciprocité : y entre toujours une composante, plus ou moins grande de contrainte. L’esclave et le serf ne sont pas des prestataires de service !

C. La coopération et le marché

Dans la production marchande, la coopération prend une forme en apparence paradoxale mais qui ne doit pas nous faire oublier que son contenu reste déterminé de la nécessité d’une production sociale. Chacun agit de propre chef, sans une distribution a priori des rôles, et n’agit subjectivement que pour son bien propre, c'est-à-dire assurer les conditions de base de sa vie matérielle et éventuellement de son enrichissement personnel. Le marché est alors le système qui permet de réguler ces productions individuelles en assurant la validation sociale des travaux de chacun des producteurs. Si le producteur de chaussures ne trouve pas à les vendre, c’est tout simplement que son travail n’était pas socialement utile et se trouve donc immédiatement dévalorisé.

Les historiens – par exemple Fernand Braudel dans Civilisation matérielle, économie, capitalisme – ont montré le caractère universel du marché mais ils ont souligné que cette organisation ne fonctionne pas spontanément mais doit être soumise à des règlements souvent extrêmement précis de manière en assurer un fonctionnement régulier. (voir sur ce point le livre majeur de Karl Polanyi : La Grande Transformation – Gallimard)

II. L’échange et l’argent

A. Du troc à la marchandise

On peut idéaliser l’échange marchand simple par le troc : le producteur de froment rencontre le producteur de toile ; le premier a des besoins en vêtements et le second des besoins alimentaires et ils échangeront ainsi leurs produits respectifs qui deviennent alors des marchandises. Mais le troc, en réalité n’est pas encore un échange marchand à proprement parler. La valeur du froment n’existe que dans le besoin particularisé du producteur de toile. L’échange reste donc lié par la particularité du rapport entre les deux individus qui entrent en relation lors de cet échange. Les produits du travail ne deviennent réellement des marchandises que lorsque leur caractère de marchandise, c'est-à-dire de produits destinés à être échangés sur un marché, acquiert une existence objective. Cette existence objective, c’est la forme argent ou la monnaie. C’est seulement avec l’apparition de la monnaie que l’échange marchand devient une sphère autonome à l’égard des autres sphères de la vie sociale.

L’argent apparaît comme un intermédiaire. Il permet d’égaliser et d’objectiver l’échange. Ce ne sont plus des besoins subjectifs qui se rencontrent mais des valeurs objectives, mesurables. Aristote se demande comment on peut réduire à une mesure commune des choses qui sont incommensurables. L’échange marchand apparaît de prime abord mystérieux : comment peut-on établir un rapport quantitatif entre une bible et une bouteille d’eau-de-vie ? C’est l’argent qui le permet. Mais Aristote ne peut pas aller plus loin dans l’analyse. L’argent est imposé comme mesure commune par suite d’une convention, dit-il. Le numéraire est tout simplement ce qui permet de compter. Mais l’étymologie fait apparaître une racine avec le nomôs grec (la loi, convention) qui donne aussi « nom » – car c’est par convention que les noms sont attribués aux êtres et aux choses. « La monnaie est un signe de la valeur de toutes les marchandises » et « comme l’argent est le signe des valeurs des marchandises, le papier est un signe de la valeur de l’argent », écrit Montesquieu[2].

Évidemment, cette théorie conventionnaliste de l’argent n’est pas très satisfaisante. On doit remarquer que l’argent n’est pas seulement un signe. Il apparaît d’abord en tant que marchandise, une marchandise comme les autres marchandises, c'est-à-dire un produit d’un travail humain particulier. Ce sont les qualités particulières de cette marchandise qui vont la rendre apte à être échangée contre toutes les autres marchandises, à fonctionner comme équivalent général. Il faut une marchandise qui soit durable, facile à diviser, facile à transporter et qui, cependant, ne soit pas nécessaire à la satisfaction de besoins fondamentaux. C’est pourquoi très rapidement ce sont les métaux précieux (le cuivre, l’argent, l’or) qui vont fonctionner comme monnaie. Le longtemps le sel, denrée précieuse pour la conservation des aliments et facile à conserver, joua le rôle de monnaie. Pendant la guerre de Sécession, les États du Sud eurent parfois recours au tabac.

Mais l’argent n’est pas simplement un intermédiaire. Il possède trois fonctions essentielles qui vont lui donner son rôle éminent

Il doit être une unité de compte : un exemplaire broché du Capital est égal à trois paquets de cigarettes, est égal à cinq cent grammes de viande de bœuf, est égal à x euros.

Mais l’argent doit encore pouvoir être un moyen de paiement : si je dispose d’une certaine quantité d’argent, je dois pouvoir acheter ce dont j’ai besoin dans la limite de cette quantité d’argent et je me retrouve alors pleinement propriétaire de ce que j’ai acheté. L’argent dégage celui qui paie de la dette, le libère.

Enfin, l’argent est une réserve de valeur. L’argent peut être moment retiré de la circulation sans perdre sa valeur. L’argent donne la durée aux produits de l’activité humaine. Les pommes accumulées au-delà des besoins vont pourrir, fait remarquer Locke (voir Traité du gouvernement civil). Mais le métal précieux est éternel !

B. L’argent et le signe de l’argent

La véritable nature de l’argent nous semble aujourd’hui plus énigmatique parce que ce qui circule, ce n’est pas l’argent mais son représentant, le signe monétaire. L’argent devient monnaie quand il est certifié par l’autorité politique qui « bat monnaie », une monnaie « sonnante et trébuchante ». La quantité de métal précieux est authentifiée par le cachet du pouvoir politique. Pour être argent ou monnaie, la marchandise doit donc avoir un signe distinctif de son caractère éminent. Mais cette première phase sera vite dépassée. La création des lettres de change ouvre la voie à une dématérialisation de la monnaie et au remplacement de la marchandise par son signe. Au lieu de transporter un sac de pièces d’argent ou d’or, le marchand émet un billet à ordre qui sera payé en métal précieux par un banquier, ou plutôt le correspondant local. L’étape suivante se devine d’elle-même : plutôt que de transformer chacun de ses billets en équivalent métallique, il devient possible de les faire circuler ou éventuellement de les échanger (parfois en les annulant dans les opérations de « clearing »).

Utilisée notamment par les banquiers lombards comme moyen de paiement au Moyen Âge, c’est une invention qui va permettre une extension fabuleuse de l’échange marchand. Pour acheter, il n’est plus besoin de détenir en personne une marchandise « équivalent général ». Il suffit de pouvoir fournir une reconnaissance de dettes qui sera honorée par une banque. La circulation monétaire, grâce ces innovations va pouvoir irriguer tout le corps social ; elle rend possible et témoigne de l’interpénétration des économies de toute l’Europe, avant que l’or des Amériques ne viennent donner l’ultime coup de pouce au décollage du capitalisme. La « mondialisation » est une très vieille affaire ![3]

Jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, cependant, le signe monétaire ne peut s’émanciper du métal précieux qu’il est censé représenter. Une monnaie “ papier ” ne vaut que si l’État émetteur ou garant peut assurer sa conversion en or, ou du moins est réputé le pouvoir. Mais cette exigence devient très vite une fiction. Sous toutes sortes de formes se crée de la monnaie qui échappe largement aux autorités monétaires publiques. Les titres obligataires, les créances en tous genre, les actions vont à leur tour circuler et faire office de monnaie. Va se développer ce que Marx nommera le “ capital fictif ”.

III. Le triomphe de l’économique

A. Aristote et Marx : économique et chrématistique

Ce processus qui conduit des échanges élémentaires des premières sociétés à la circulation monétaire constitue une véritable inversion des valeurs sociales fondamentales. Aristote, dans L’éthique à Nicomaque, distingue deux conceptions de la monnaie. Dans sa fonction naturelle, l’économique, elle doit servir d’intermédiaire dans l’échange en vue de la satisfaction des besoins humains essentiels. Mais il en existe également une utilisation perverse qu’il nomme « chrématistique » : loin d’être un simple moyen, l’argent devient alors une fin en soi ; c’est le but de celui qui recherche la richesse pour la richesse, une activité « contre nature » répète Aristote. Cette opposition sera reprise dans l’éthique chrétienne ou musulmane dans la condamnation de l’usure – qui consiste à faire de l’argent avec de l’argent, à investir l’argent des qualités des choses vivantes qui peuvent se reproduire toutes seules.

Marx reprend cette opposition. On pourrait schématiser l’échange par la formule M – A – M – A – … etc.. La marchandise s’échange contre l’argent qui s’échangera contre une autre marchandise. Mais ce processus peut se scinder en deux processus non seulement distincts mais opposés.

La circulation marchande simple est représentée par le schéma M – A – M : le possesseur d’une certain marchandise s’en dessaisit contre une certaine somme d’argent qui lui permet d’acheter une autre marchandise dont il a besoin. C’est un processus qui est entièrement commandé par le cycle vital élémentaire. Au contraire, l’argent se transforme en capital quand le cycle prend la forme A – M – A’ (avec A’ = A + Δ A). Ici c’est l’accumulation d’argent qui devient la finalité du cycle de l’échange : le but c’est l’accroissement de la valeur, le Δ A. D’où la définition marxienne du capital : c’est de l’argent qui augmente dans le processus de circulation. «  La valeur semble avoir acquis la propriété occulte d’enfanter de la valeur, parce qu’elle est valeur, de faire des petits ou du moins de pondre des œufs d’or. »[4]

Marx ne reprend jamais explicitement la dimension morale de l’opposition aristotélicienne entre économique et chrématistique et, en de nombreux passages, il semble faire une véritable apologie de la révolution capitaliste détruit irrémédiablement toutes les valeurs du passé. Et pourtant on peut suivre les commentateurs comme Michel Henry qui estiment que la critique marxienne du mode de production capitaliste a cette dimension morale comme arrière-plan. L’inversion des finalités des finalités de l’échange est au fond l’expression du caractère mortifère de l’échange capitaliste.

B. L’argent miraculeux

La méfiance des moralistes et théologiens anciens à l’égard du pouvoir de l’argent va être un des centres de la bataille que livrent les philosophes de l’âge classique et de l’époque des Lumières. L’argent, avec qui on compose mais qui est toujours marqué au coin du péché sera progressivement purifié et deviendra la valeur par excellence qui commande le progrès des mœurs.

Ainsi, John Locke construit sa pensée politique et son éthique à partir d’une véritable philosophie de l’argent. Si le travail est le fondement du droit de propriété, mais les hommes ne se contentent plus de ce que leur donne la nature quand l’usage de « l’argent monnayé » commence à avoir lieu. C’est seulement alors que « les sociétés ne laissèrent pas de distinguer leurs territoires par les bornes qu’elles plantèrent, et de faire des lois pour régler les propriétés de chaque membre de la société : et ainsi par accord et par convention fut établie la propriété que le travail et l’industrie avaient déjà commencé d’établir. » Donc l’établissement de l’état civil selon Locke intervient après l’introduction de l’usage de « l’argent monnayé ». L’économie monétaire moderne, celle qui prend son essor à la Renaissance apparaît donc comme l’économie naturelle. Mais en même la monnaie permet selon Locke de dépasser les limites inhérentes à la première forme naturelle de la propriété. En effet, le droit de propriété s’exerce sur les produits du travail, mais ceux-ci ne peuvent être accumulés que dans des limites très restreintes. « Et, certes, ce serait une grande folie, aussi bien qu’une grande malhonnêteté, de ramasser plus de fruits qu’on en a besoin et qu’on en peut manger ». Or, avec l’argent, tout cela change et s’ouvre la possibilité d’un agrandissement des possessions : « Mais depuis que l’or et l’argent, qui, naturellement sont si peu utiles à la vie de l’homme, par rapport à la nourriture, aux vêtements et à d’autres nécessités semblables, ont reçu un certain prix et une certaine valeur, du consentement des hommes, quoique après tout le travail contribue beaucoup à cet égard ; il est clair, par une conséquence nécessaire, que le même consentement a permis des possessions inégales et disproportionnées. Car dans les gouvernements où les lois règlent tout, lorsqu’on y a proposé et approuvé un moyen de posséder justement, et sans que personne puisse se plaindre qu’on lui fait de tort, plus de choses qu’on en peut consumer pour sa subsistance propre, et que ce moyen d’est l’or et l’argent, lesquels peuvent demeurer entre les mains d’un homme sans que ce qu’il en a, au-delà de ce qui lui est nécessaire, soit en danger de se pourrir et de déchoir, le consentement mutuel et unanime rend justes les démarches d’une personne qui, avec des espèces d’argent, agrandit, étend, augmente ses possessions autant qu’il lui plaît. » (Traité du gouvernement civil – chapitre V)

La naturalisation de l’argent trouve son complément dans l’affirmation que les plus grandes inégalités et l’accumulation illimitée de richesses, sous la forme de l’argent, sont conformes au contrat social (le « consentement mutuel et unanime »). L’enrichissement n’est plus suspect. Puisque son origine ultime est le travail et que l’argent n’est toujours que le signe du travail humain, l’accumulation d’argent devient quelque chose de conforme à la loi naturelle. La transformation générale de l’attitude philosophique à l’égard de l’argent s’inscrit dans un mouvement plus large qui touche en particulier les conceptions religieuses. La religion réformée, luthérienne aussi bien que calviniste, lève les interdits (très formels au demeurant) qui pesaient sur l’enrichissement.

IV. Le commerce civilisateur ?

A. L’esprit du capitalisme

La nouvelle conception morale de l’argent n’est que l’aspect le plus visible d’une liquidation générale de l’ethos ancien. Albert Hirschman[5] analyse cette transformation en montrant comment les intérêts sont désormais conçus comme le moyen pour juguler les passions. Pour Hobbes, l’homme à l’état de nature est soumis non principalement à des pulsions instinctives mais sur à ces désirs qui naissent du fait que l’homme possède le langage. Rivalité, méfiance, gloire, ce sont là les passions qui poussent les hommes à la guerre. Inversement, « les passions qui inclinent les hommes à la paix sont la crainte de la mort, le désir des choses nécessaires à une vie agréable, l’espoir de les obtenir par leur industrie. »[6]

On retrouve chez Montesquieu cette idée que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix »[7]. Cependant, l’auteur de L’esprit des lois perçoit clairement ambiguïté des effets du développement de l’amour du commerce. Il est bon en ce qui concerne les rapports entre les nations puisque « deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt à acheter, l’autre a intérêt à vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » Pourtant, au niveau des individus, si l’esprit de commerce produit « un certain sentiment de justice exacte opposé au brigandage », ce sentiment fait qu’on « trafique de toutes les actions humaines et de toutes les vertus morales : les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font ou s’y donnent pour de l’argent. » Plus nettement chez Kant, on retrouve cette attitude double : d’un côté la poursuite des intérêts égoïstes est le moyen dont se sert la nature pour accomplir son plan, c'est-à-dire le peuplement de toute la terre et l’établissement de relations pacifiques entre tous les peuples ; mais Kant ne manque pas de marquer son mépris pour ce « peuple commerçant » par excellence qu’est le peuple anglais.

Mais au total, la philosophie des Lumières vantera le « bon luxe » et verra dans l’industrie, le commerce et l’enrichissement des mobiles, peu nobles en eux-mêmes, mais au fond légitimes et surtout extrêmement efficaces pour conduire l’humanité au progrès moral et politique. Les morales utilitaristes, chez les Français comme le baron d’Holbach, ami et protecteur de Diderot, ou chez les Anglais avec Jeremy Bentham formeront le complément philosophique adéquat de ce nouvel esprit du capitalisme.

B. La subversion du bien public

Seul ou presque, Rousseau ne partage guère cet optimisme. Il admet que l’on « ne peut faire agir les hommes que par leur intérêt » mais il ajoute que « l’intérêt pécuniaire est le plus mauvais de tous, le plus vil, le plus propre à la corruption, et même le moindre et le plus faible aux yeux de qui connaît bien le cœur humain. »[8] Il oppose la richesse et la prospérité : l’égalitarisme, méprisant l’argent est la condition de la prospérité qui repose le développement des « arts utiles » alors que la poursuite de la richesse est historiquement la cause de la ruine des nations. Les nations riches ont un peuple « ardent, habile, ambitieux, servile et fripon » et l’histoire montre qu’elles sont conquises par les peuples pauvres. Autrement dit, l’efficacité économique conduit à l’asservissement.

Il est, en effet, à craindre que la croyance dans les vertus civilisatrices de l’esprit de commerce et de l’amour lucre ne soit trop unilatérale, à moins qu’il ne faille la ranger, aux côtés du « despotisme éclairé » parmi les illusions les plus dangereuses dont les penseurs des Lumières se sont faits les porteurs. Déjà Diderot ou Kant avaient des soupçons sur la propension du commerce à se transformer en pillage, guerres coloniales, et asservissement des peuples. Selon Hannah Arendt, le génie de Thomas Hobbes est d’avoir anticipé ce grand mouvement « d’émancipation de la bourgeoisie » qui va subvertir les États nations, et assurer la prédominance des intérêts privés et de l’accumulation de richesses.

« Il est significatif que les champions modernes du pouvoir se trouvent en accord total avec la philosophie de l'unique grand penseur qui prétendit jamais tirer le bien public des intérêts privés, et qui au nom du bien privé, imagina et échafauda l'idée d'un Commonwealth qui aurait pour base et pour fin ultime l'accumulation du pouvoir. Hobbes est en effet le seul grand philosophe que la bourgeoisie puisse revendiquer à juste titre comme exclusivement sien, même si la classe bourgeoise a mis longtemps à reconnaître ses principes. Dans son Léviathan, Hobbes exposait la seule théorie politique selon laquelle l'État ne se fonderait pas sur une quelconque loi constitutive – la loi divine, la loi de nature ou celle du contrat social – qui déterminerait les droits et interdits de l'intérêt individuel vis-à-vis des affaires publiques, mais sur les intérêts individuels eux-mêmes, de sorte que ‘l'intérêt privé est le même que l’intérêt public.’ »[9] 

Or, pour Arendt, ce mouvement va être le point de départ de l’impérialisme moderne et du déclin de l’État nation, c'est-à-dire du processus historique où se forgeront et les pré-conditions politiques, les mentalités et les hommes qui rendront possible le totalitarisme moderne.

V. Argent, commerce et utopie

Si l’optimisme des Lumières n’est plus de saison, quelle place doit-on faire aux grandes utopies qui ont rêvé d’une société débarrassée de l’esprit de lucre, de la rivalité, et de l’épuisante course à l’accumulation des richesses ? Les premiers courants de pensée opposés au capitalisme, socialistes utopiques, anarchistes proudhoniens, voyaient dans l’argent la source de tout mal. Du phalanstère fouriériste à l’association proudhonienne, on pensait une société où les relations entre individus seraient basées sur une coopération consciente et sur la recherche du bonheur commun. Ce faisant, le socialisme renouait avec la condamnation aristotélicienne de la chrématistique et avec la méfiance traditionnelle à l’égard de l’argent et du pouvoir qu’il procure, en particulier à l’égard de l’argent qui provient des activités de prêt ou plus largement des activités spéculatives. L’argent doit toujours être un moyen et non une fin. Cette conception a nourri un sentiment ambivalent à l’égard de l’argent : tout le monde le recherche et pourtant cette recherche est toujours chargée du poids du péché. L’anti-judaïsme catholique y trouvera un aliment constant : les Juifs, dans l’Europe médiévale, ne sont-ils pas des spécialistes de la chrématistique ? Ils sont d’autant plus détestables que les bons chrétiens sont, eux aussi, mus par la faim sacrée de l’or (auri sacra fames) et que le Juif donc expose en pleine lumière le mal qui les ronge. Ainsi, les utopies qui visent à débarrasser la société de la malédiction de l’argent, retrouvent une dimension religieuse profondément enracinée dans la culture européenne.

Bien qu’hostiles aux utopies, les marxistes, finalement, n’étaient pas mieux armés. Abandonnés au projet d’une société transparente, ils ont naturellement admis, eux aussi, qu’il fallait se débarrasser de l’argent dans la société communiste puisque l’argent est le fétiche par excellence, c'est-à-dire ce qui donne aux rapports sociaux leur caractère mystique, les transfigure et les rend méconnaissables. Mais l’expérience et la théorie montrent que cette société transparente est une utopie catastrophique. La suppression du médium de l’argent nécessite que les rapports entre les individus, fondés sur la nécessité vitale, soient ramenés à des rapports personnels. Or, comme il s’agit de rapports nécessaires – je choisis mes amis mais pas forcément mon boulanger – on retombe dans un système de dépendance personnelle qui, loin de préfigurer un avenir plus libre, signifierait un retour en arrière vers des types d’organisation sociale qu’on doit qualifier, faute de mieux, de féodale. Ce qui explique pourquoi le système soviétique officiellement fondé sur la planification scientifique se doublait d’un système de relations personnelles clientélistes et de véritables mafias.

L’argent met à distance l’homme qui a des besoins et celui qui dispose du moyen de satisfaire ce besoin et c’est un facteur de progrès, si on considère que le progrès trouve une de ses meilleures expressions dans le développement de l’autonomie. La seule question est alors de savoir si on peut séparer l’argent dans cette fonction nécessaire de l’argent qui permet d’asservir l’homme.



[1] Gérard Mendel : La chasse structurale, une interprétation du devenir humain, Payot, 1977, page 31

[2] Montesquieu : L’esprit des lois, Livre XXII, 2

[3] Voir notre La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan ,1997

[4] Marx : Capital, I, iv, in Œuvres I, éditions Gallimard – La Pléiade, page 700

[5] Albert O. Hirschman : Les passions et les intérêts, PUF, Collection Quadrige, 2001

[6] Hobbes : Léviathan, chap. XIII (traduction Tricaud)

[7] Montesquieu : L’esprit des lois, livre XX, 2

[8] Considérations sur le gouvernement de Pologne … page 1005.

[9] Hannah Arendt : Les origines du totalitarisme, I, L’impérialisme, Seuil, collection “ Points ”, 1997, page 36

Ecrit par dcollin le Lundi 23 Mai 2005, 00:38 dans "Enseigner la philosophie" Lu 28109 fois. Version imprimable

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