Philosophie et politique

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La politique : la représentation

La volonté ne peut être représentée : tel est le nœud du Contrat Social de Rousseau. Je peux donner mandat à quelqu’un pour exécuter une action, mais je ne peux lui donner mandat pour vouloir à ma place. La position de Rousseau est radicale et conduit à deux conclusions :

1° le pouvoir souverain ne peut être exercé que par le peuple assemblé, délibérant dans le silence des passions.

2° ce genre de constitution politique n’est peut-être pas fait pour les hommes mais seulement pour les dieux !

L’élimination de la représentation comme figure centrale de l’aliénation politique semble en effet pratiquement impossible dès qu’on quitte le royaume des déductions logiques pures pour s’intéresser aux modes d’organisation effectifs des groupes humains.

1. Un groupe n’existe que s’il se pose lui-même comme représentatif ;

2. Un groupe n’est effectif que s’il peut être représenté ; la représentation est la condition de la formation du « corps politique ».

3. La représentation du groupe, tendanciellement, tend à s’émanciper des contraintes de la représentation pour s’auto-représenter – phénomène de bureaucratisation.

La démocratie directe est toujours représentative !

Se gouverner soi-même, c’est être libre et c’est appartenir de plain-pied au corps politique qui se gouverne lui-même. Rousseau théorise jusqu’au bout cette identité essentielle de la volonté de chaque individu avec la capacité décisionnelle du corps politique ; elle pose cependant un problème. Qu’est-ce qui permet à un groupe de se constituer en corps politique, c’est-à-dire en quelque chose de radicalement différent d’une société quelconque ? C’est justement que ce corps collectif se pose comme représentatif. Prenons l’exemple de la démocratie athénienne classique. Les Athéniens la voient comme un gouvernement des égaux, ainsi que l’affirme Aristote dans Les Politiques. Toutes les volontés individuelles se confrontent directement et publiquement et finissent par former ainsi la volonté générale. Mais qu’est-ce qui rend légitime cette prise de décision ? Uniquement ceci : l’assemblée représente la cité. Les citoyens libres prennent des décisions en lieu et place des femmes, des enfants, des esclaves, des métèques. Ils « représentent » ceux qui ne peuvent ou que l’on ne juge pas aptes à décider. Certes, aujourd’hui nous n’avons plus d’esclaves, les femmes peuvent voter et, sous certaines conditions, on commence à admettre le vote des étrangers. Mais il reste et restera toujours un part plus ou moins importante de la population qui sera jugée incapable de décider (les enfants, les malades mentaux, etc.) et qui pourtant sont considérés comme faisant partie du corps politique.

Mais ce qui est vrai de la cité, gouvernée par des lois, l’est de n’importe quel groupe organisé où une décision doit être prise qui engage tout le groupe. La moindre assemblée générale d’une association se doit d’être « représentative ». Le quorum définit simplement le seuil à partir duquel les présents sont réputés pouvoir parler au nom des absents. Mais ce n’est pas tout : l’assemblée est d’autant plus représentative qu’il y a moins d’individus à représenter : une assemblée absolument représentative est une assemblée où tous les individus concernés sont présents et donc n’ont pas besoin d’être représentés. Voilà un paradoxe de plus. Où est donc le mécanisme représentatif ? L’assemblée forme un corps constitués des nombreux corps des individus et c’est ce corps lui-même qui représente les individus. Autrement dit chacun est présent non à titre de particulier mais comme représentant de tous ! L’assemblée est représentation, au sens d’une représentation théâtrale, car ce corps collectif qu’est le groupe ne peut exister que dans cette mise en scène.

Tout groupe est représenté

Le groupe assemblé dans l’exercice public de la parole, dans cette unité d’une pluralité, a néanmoins immédiatement besoin d’être représenté. Tous les participants ne peuvent parler ensemble : le président va distribuer la parole et représenter la loi de l’association. Si l’association se manifeste – on se regroupe pour cela – il faut nécessairement désigner quelqu’un qui parle au nom du groupe ; les délégués d’une assemblée de grévistes vont négocier au nom des grévistes. La plus petite association de pêcheurs à la ligne se dote d’un président, d’un secrétaire et d’un trésorier. Impossible de s’affranchir de cela. Même les groupes les plus informels tendent spontanément se différencier : au restaurant, le connaisseur choisit les vins au nom de ses amis.

Ainsi, l’opposition de la démocratie directe et de la démocratie représentative semble assez factice. La démocratie directe désigne un certain type de rapport entre les représentants et les représentés mais nullement l’absence de représentation. Toutes les expériences de démocratie directe le confirment. Les citoyens athéniens exerçaient une certaine forme de démocratie directe puisque tous participaient – théoriquement – à la formation de la décision. Mais l’exercice effectif du pouvoir suppose que certains puissent parler au nom de tous, que certains puissent disposer du pouvoir de faire exécuter la décision commune. C’est pourquoi les Athéniens désignaient des magistrats, nouvelle contradiction : les citoyens sont des égaux et s’empressent, parmi les égaux, de trouver des égaux plus grands que les autres (le superlatif latin « magis », « plus grand », se retrouve dans « magistrat »). La revendication de l’égalité ne peut jamais aller jusqu’à l’abolition de cette représentation qui est presque une incarnation du pouvoir commun. Simplement dans ce régime le plus démocratique, les citoyens veulent participer à la magistrature et donc veulent être tour à tour gouvernants et gouvernés. La destruction de toute représentation détruit le groupe lui-même. S’il s’agit de la société civile, la destruction de la représentation conduit à une anomie qui favorise toutes les entreprises totalitaires.

La représentation échappe tendanciellement au groupe

Si le problème de la représentation est inéliminable, il s’ensuit que nous sommes nécessairement confrontés à la séparation des représentants et des représentés. Tant que le groupe est en action, les représentants sont sous le contrôle direct des représentés : le connaisseur en vins ne peut pas choisir uniquement pour lui, pas plus que le délégué du comité de grève ne peut s’entendre avec le patron dans le dos des grévistes. Mais dès que le groupe s’institutionnalise, la scission entre représentants et représentés devient inévitable.

Robert Michels dans son ouvrage classique sur Les partis politiques donne une analyse pénétrante de ce processus, dont il voit l’origine dans la combinaison de plusieurs facteurs :

- les nécessités fonctionnelles de l’action (quand on cherche un porte-parole, il est préférable de choisir celui qui parle bien) ;

- la dynamique interne de l’organisation qui doit, pour pouvoir agir, se dote d’un appareil permanent ;

- les caractéristiques psychologiques des représentants (leur caractère dominateur) ;

- la psychologie des représentés qui, dans leur grande masse et sauf à des moments exceptionnels, préfèrent laisser les représentants agir à leur place.

Ainsi s’explique la bureaucratisation des organisations (partis et syndicats) nés du mouvement ouvrier du xixe siècle, un mouvement qui pourtant faisait de la démocratie directe, du refus des institutions oppressives un des axes de son combat. Cette analyse pourrait aussi s’appliquer, mutatis mutandis, à l’évolution des soviets en Russie, progressivement évidés de toute vie politique pour être remplacé par l’appareil du Parti bolchevik.

L’homme est peut-être  un animal politique, mais la constitution effective des groupes humains actifs montre que ce caractère politique est, peut-être irréductiblement contradictoire. Notre liberté ne s’exerce qu’en participant à égalité avec d’autres à des formations sociales capables de décider. Mais dans le même temps ne s’exerce qu’à travers les médiations de la représentation et se trouve mise en péril par cela même qui en constitue la condition d’effectivité.

Ecrit par dcollin le Mardi 24 Mai 2005, 00:11 dans "Enseigner la philosophie" Lu 11146 fois. Version imprimable

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