La passion de la vérité
Partons de Spinoza. L’Éthique est, en son centre, une théorie de l’affectivité. Après avoir montré la puissance des affects sur nous-mêmes – affects passifs, c’est-à-dire passions – Spinoza introduit une nouvelle catégorie d’affects, les affects actifs. Il pose (dans les dernières propositions de la IIIe partie) que nous sommes affectés en tant que nous sommes actifs. Cela signifie d’abord qu’action et passion ne sont pas des catégories séparées mais des pôles complémentaires sur une même ligne, avec la possibilité permanente d’un renversement de l’un dans l’autre.
Il y a donc un renversement possible qui dessine les lignes de la libération, renversement qui a été préparé dans les dernières lignes du scolie de la proposition 57. La connaissance, les « idées adéquates », sont sources de joie. En effet, l’esprit se considère lui-même nécessairement quand il a une idée adéquate (puisque quand nous savons quelque chose nous savons en même temps que nous le savons et ainsi de suite). Or en considérant sa propre puissance de connaître, l’esprit a donc pour objet une idée qui renforce sa puissance parce qu’il ne subit plus mais comprend, c’est-à-dire une idée qui rend joyeux.
Donc le désir se rapporte à nous en tant aussi que nous comprenons, autrement dit en tant que nous sommes actifs. D’où cette conclusion de la proposition 59 qui commande tout le retournement de l’Éthique. Toutes les affectations qui nous touchent en tant que nous sommes actifs se ramènent à la joie et au désir. Philosopher ce n’est pas renoncer à la joie et au désir, c’est au contraire leur donner l’extension maximale !
Telle est la voie qui s’ouvre vers une libération de l’homme à l’égard de la dépendance affective. Évidemment, stricto sensu, nous ne pouvons parler de « passion » de la vérité. Mais la vérité agit bien à la manière des passions, et même de la plus puissante et de la plus constante de toutes les passions. La passion de vérité est, si l’on peut dire, une sorte de « passion active ».
On retrouve une idée assez proche chez Hegel. Mais c’est une idée qu’il est aisé de comprendre. Pour faire de grandes choses il faut être passionné, c’est-à-dire qu’il faut y être intéressé. Le travail du savant demande une concentration de toutes les forces intellectuelles vers l’objectif de la vérité. Le savant est passionné de science ! Et cette passion désintéressée est aussi celle qui procure les plus grandes joies.
Cependant, comme Nietzsche le soupçonne, ce désintéressement apparent pourrait bien masquer des motifs plus impurs et plus troubles, quelque chose où s’exprime la méchanceté. Ainsi dans Le gai savoir » écrit-il, juste après avoir parlé des croyants : « Quelques-uns ont encore besoin de métaphysique, mais aussi cet impétueux désir de certitude qui éclate aujourd’hui dans les masses, sous la forme scientifico-positiviste, ce désir de vouloir posséder quelque chose d’apparemment stable (tandis que dans la chaleur même de ce désir on se préoccupe fort peu des arguments propres à fonder la certitude) ; tout ceci témoigne encore du besoin d’un appui, d’un soutien, bref de cet instinct de faiblesse qui, il est vrai, ne crée pas, mais conserve les religions, les métaphysiques, les convictions de toutes sortes. Il reste que tous ces systèmes positivistes s’enveloppent des fumées d’un noir pessimisme, de quelque chose qui tient de la lassitude, du fatalisme, de la désillusion, de la crainte d’une désillusion nouvelle – ou encore ils témoignent visiblement du ressentiment, de la mauvaise humeur, d’un anarchisme d’exaspération, comme aussi de tous autres symptômes ou mascarades du sentiment de faiblesse. » (§347) Ou encore ceci dans La volonté de puissance : « Cet univers perspectiviste, ce monde fait pour les yeux, le toucher et l’ouïe, est très faux, comparé à ce qu’il serait pour un appareil sensitif plus délicat. Mais il cesse d’être intelligible, compréhensible, praticable et beau dès que nous affinons nos sens; de même la beauté s’efface dès que nous réfléchissons aux événements de l’histoire; la catégorie de fin est à soi seule une illusion. Bref, plus nous résumons superficiellement et grossièrement les choses, plus le monde nous paraît précieux, précis, beau, significatif. Plus on approfondit, plus s’efface notre appréciation de sa valeur, plus nous tendons à le croire vide de sens. C’est nous qui avons créé un monde pourvu de valeur ! Cela connu, nous reconnaissons aussi que le respect de la vérité est la conséquence d’une illusion, et qu’il faut estimer plus haut la force plastique, simplificatrice, constructive, inventive. “Tout est faux, tout est permis.” »
Curieusement, les attaques de Nietzsche contre la passion de la vérité pourraient rappeler saint Augustin. La seconde tentation, après celle de la chair, est la curiosité. Elle se distingue de la concupiscence charnelle précisément par le fait qu’elle n’est pas charnelle. Elle est « dans l’âme une passion volage, indiscrète et curieuse » et cette passion est particulièrement pernicieuse parce qu’elle « se couvre du nom de science ». Ce « désir de connaître » est d’abord celui de la connaissance par les yeux, mais la vision ici englobe tous les autres sens. À la différence des plaisirs de la vue, la curiosité ne concerne pas seulement les beaux objets ou les sons harmonieux mais aussi le contraire. Le curieux est curieux du spectacle du malheur, de la mort ou du massacre. Mais ce que vise ici saint Augustin est le désir de connaissance en général : « Il est vrai que le plaisir du théâtre ne me touche plus ; que je ne me soucie point de connaître le cours des astres ; que je n’ai jamais consulté les ombres des morts et que j’abhorre toutes ces pactions sacrilèges qui se font avec les démons. » (Confessions, Livre X, Chap. XXXV) La tragédie, qui met en scène le déchaînement des passions humaines, et la comédie, qui montrent les vices de l’âme humaine, font partie des spectacles qui excitent la curiosité et par là détournent l’âme de ses véritables objets. Quant aux « sciences » évoquées ici, ce sont celles qui permettent de deviner l’avenir, autre vaine curiosité. La seule vérité qui vaille, c’est Dieu et cette vérité ne peut procéder de la connaissance rationnelle mais de la grâce divine. Pour le reste, la passion de la vérité est la passion que suscitent en nous le spectacle du malheur et les « pactions sacrilèges ».
La passion de la vérité, en sa manifestation première, est la passion de connaître les « secrets de la nature », pour s’en emparer et la dominer (« devenir comme maîtres et possesseurs de la nature »). Rien ne doit nous échapper, car plus le savoir est vaste et plus nous nous sentons dans cette position d’extériorité par rapport à la nature qui caractérise la condition de l’homme moderne. Interroger la nature « comme un juge en charge », dit Kant exposant ainsi sans fard cette conception inquisitoire de la vérité qui se développe avec la science moderne. Ce qu’il faut trouver, en réalité, c’est le secret ultime, le secret de la naissance et de la mort, seul moyen dont nous disposions – même si c’est un moyen purement fantasmatique – pour échapper à la pure contingence de notre existence, à sa « facticité » dirions-nous en langage sartrien.
La concupiscence du savoir se lie à la troisième concupiscence citée par saint Augustin, l’orgueil et la gloire, l’appétit de dominer (libido dominandi). Celui qui est certain de détenir la vérité est toujours un peu fanatique, ainsi que le disait Alain. L’autre doit se soumettre lui aussi à la vérité. Si je détiens la vérité, l’erreur se transforme en un crime contre la raison, crime d’autant plus grave que l’erreur sera vénielle et que mon interlocuteur sera moins éloigné de moi. Pitié pour qui se fourvoie complètement, mais intransigeance pour les petites différences. Vérité et tolérance ne font pas bon ménage. Celui qui est tolérant, c’est celui qui croit faiblement en la vérité qu’il détient, ou celui qui n’attache pas une grande valeur ! C’est évident lorsqu’il s’agit des vérités religieuses : tel qui prône une religion d’amour est prêt à tuer quiconque ne partage pas sa conception de la double nature du Christ ou de la présence réelle dans la sainte Eucharistie. Qu’on puisse maîtriser les langues mais non les esprits, ainsi que le faisait remarquer Spinoza, cela nous met facilement en rage. Si Hobbes n’avait pas tout à fait tort de soupçonner que la liberté religieuse annonce le retour proche du « glaive privé », c’est-à-dire la dissolution de l’état civil et le retour à la guerre de chacun contre chacun, peut-être en tout organisation étatique les passions politiques trouvent-elles leur suprême réalisation dans l’instauration de la vérité d’État. L’histoire enseigne que cette passion de la vérité a été au moins aussi destructrice que les passions de la conquête, du pouvoir et de l’argent.
La passion de la vérité s’exerce aussi directement à l’encontre de celui sur qui l’on revendique l’emprise, le pouvoir de commander ses actions. Le catholique pieux doit régulièrement confesser ses péchés, en faire l’aveu. Des gros péchés massifs (mensonge, luxure, etc…) aux plus petites pensées impures, rien ne doit échapper à l’attention vigilante du confesseur, représentant de Dieu. Le confessant s’humilie comme il se doit devant le Seigneur tout-puissant et il devra accomplir sa pénitence. Si on ajoute que le gros morceau des manuels des confesseurs portait sur la sexualité, on voit quels secrets doivent être découverts, confirmant la place centrale qu’y occupe la libido. On voit ici combien le maniement de la vérité est bien un moyen d’avoir empire sur d’autres hommes. C’est ce que l’on retrouve dans les systèmes totalitaires. Être membre du parti, c’est renoncer à ses « petits secrets », être parfaitement transparent aux yeux des supérieurs et finalement du secrétaire général qui voit et sait tout par le moyen du corps des bureaucrates du parti, dans le système stalinien. D’où l’importance de la « bio », la biographie de l’impétrant à quelque fonction de responsabilité militante. D’où aussi, à intervalles réguliers, le rituel de l’autocritique qui trouve son point culminant dans les sinistres parodies de justice que furent les grands procès de Moscou.
Ainsi la passion de la vérité pourrait-elle instaurer une relation complémentaire et hiérarchique, entre le persécuteur et le persécuté. Une relation dont Freud a déjà montré en quoi elle consistait : sadomasochisme. Le sadisme est une pulsion d’emprise, un désir de se donner le contrôle total sur la personne d’un autre. Jouissance de celui qui extorque la vérité qui fait souffrir celui qui doit avouer. Jouissance double : celle que procure l’humiliation d’autrui et jouissance de sa propre puissance – jouissance narcissique. Mais aussi jouissance secrète de celui qui avoue, proprement masochiste alors, un peu comme la jouissance de la fessée rapportée par Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions. C’est encore cette passion que l’on retrouve dans la fureur jalouse : « tu me caches quelque chose », soupçonne le jaloux qui veut savoir à tout prix la vérité et se délecte à l’avance de la confirmation de ses soupçons.
On le voit donc : la passion de la vérité se révèle essentiellement ambivalente. Noble passion du savant ou du philosophe, noble passion du magistrat ou de l’homme honnête, mais aussi passion méchante et cruelle, passion de la persécution. Sont-elles séparables l’une de l’autre ? On peut l’espérer. Le sage spinoziste ne cherche pas à dominer, pas même à dominer la nature, il ne cherche que l’accord de son esprit avec l’ordre des choses. Mais sitôt que la vérité est coupée de cette haute aspiration philosophique, sitôt qu’elle se réduit à la simple volonté de savoir – une forme de la volonté de puissance –, ces deux formes de la passion de la vérité deviennent difficiles à dissocier comme l’avers et le revers de la tunique.
Ecrit par dcollin le Jeudi 19 Février 2015, 11:54 dans "Enseigner la philosophie" Lu 5291 fois.
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