L'expérience de la matière
Recension de "La matière et l'esprit". L'humanité 2/7/04
Si le matérialisme
ne saurait faire l’objet d’une démonstration de caractère scientifique, il
constitue une idée directrice pour la science, estime le philosophe Denis Collin.
La Matière et l’esprit, sciences, philosophie et matérialisme,
par Denis Collin,
Éditions Armand Colin, 2004, 226 pages, 20,50 euros.
Une hémiplégie intellectuelle. C’est par cette expression
que Denis Collin, professeur de
philosophie, caractérise la coupure croissante entre la réflexion philosophique
et la science dans cet ouvrage qui vise à renouer leur lien originel. Cette
coupure se manifeste de trois façons : certains philosophes exploitent
abusivement le discours de la science ; certains experts scientifiques outrepassent
leurs prérogatives en se prononçant sur l’utilité sociale de leurs domaines de
compétence ; certains scientifiques « pensent pouvoir faire la
philosophie de leur science en ignorant l’essentiel des débats philosophiques,
en utilisant leurs souvenirs d’étudiant et quelques petits manuels de
prêt-à-penser « . D’où l’importance, selon l’auteur, de penser la science,
au-delà de ses applications et des idéologies, pour sortir de l’inculture
scientifique comme de la science mythifiée. En fait, tout scientifique pose des
questions philosophiques et tout philosophe qui ignore ce qui est en jeu dans
la science contemporaine renonce à une part décisive de son activité.
L’auteur commence par interroger le concept même de
science, en en dégageant les grands principes : le réductionnisme (ramener
la complexité à la simplicité des éléments qui la produisent), la démarche
analytique (les éléments simples composent le réel), le déterminisme (principe
de causalité). Cette triple définition correspondrait à la pratique effective
des sciences de la nature et inclinerait cette dernière au matérialisme, seule
philosophie compatible avec la démarche scientifique : « Ceci n’est
pas une affirmation métaphysique, mais le simple constat de ce que font
effectivement les scientifiques. « Tout l’intérêt du travail de Denis Collin réside dans sa démarche pragmatique,
proche des sciences contemporaines telles qu’elles se pratiquent, tout au long
d’un panorama très documenté qui nous conduit des mathématiques aux sciences
cognitives, en passant par la physique et les sciences du vivant.
Mais de quel matérialisme s’agit-il, ce terme se révélant
si chargé d’histoire et de sens ? Est-ce l’affirmation du primat de la
matière sur l’esprit, est-ce l’ontologie selon laquelle tout être est matière,
ou bien encore le sens des « marxistes « ou du langage ordinaire,
qui renvoie à la préoccupation exclusive des choses et des revenus
matériels ? Du point de vue philosophique, soutient Collin, le
matérialisme est l’affirmation du primat de la matière sur la forme, et ce
depuis les atomistes antiques jusqu’aux sciences cognitives contemporaines.
L’expérimentation est la preuve même de l’existence du
réel et du primat de la matière, affirme-t-il. Elle est en effet déploiement de
la subjectivité humaine vers ce qui n’est pas elle. Mais c’est le rapport de
l’esprit et du corps qui est au cour de la question matérialiste. Denis Collin interroge ici, notamment, les positions
de Jean-Pierre Changeux et le modèle le plus courant dans les sciences cognitives,
celui qui assimile le cerveau à un ordinateur et à une machine. La démarche de
ce dernier est analytique : il s’agit de mettre le cerveau en pièces
détachées. Mais les mêmes sciences cognitives estiment à 100 milliards le
nombre de neurones pour 10 puissance 15 connexions, « ce qui est au-delà
de tout ce que les machines et les hommes peuvent concevoir « , selon un
scientifique cité par l’auteur. D’autant plus que, seconde limite, la faculté
d’auto-organisation de la machine cérébrale humaine vient contrecarrer cette
entreprise analytique tout comme la validité du modèle machinal. Enfin,
l’auteur pose une troisième limite au modèle de l’homme neuronal selon
Changeux, le fait que les neurosciences ne parviennent pas à représenter
l’intentionnalité : « Les neurosciences ne savent pas ce que c’est
qu’une signification (..). Il y a quelque chose qui résiste. Et ce qui résiste
s’appelle subjectivité. « Cette triple limitation posée par Denis Collin empêcherait de réduire l’activité du
cerveau à des phénomènes biologiques simples. C’est la raison pour laquelle,
conclut-il, le matérialisme fort, le programme de l’homme machinal aussi bien
que de l’homme neuronal est « irrémédiablement « bogué « « .
Le matérialisme ne saurait donc être vraiment prouvé, y compris sur la base de
la théorie de l’évolution. Il reste qu’il est, selon l’auteur, à la fois le
cadre théorique le plus favorable aux sciences et une idée directrice pour la
science. En fait, ce « matérialisme faible « , dépourvu de toute
connotation métaphysique (Collin s’appuie ici sur Yvon Quiniou), trouve un
excellent complément dans un scepticisme modéré, reconnaissant les limites
historiques de la connaissance.
Nicolas Mathey
Ecrit par Nicolas Mathey
le Mardi 22 Mars 2005, 07:52
dans "Publications"
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