Hegel: Liberté et égalité
Commentaire du §539 de "L'Encyclopédie des sciences philosophiques en abrégé"
En rendant à Rousseau l'hommage qui lui est dû, Hegel se livre cependant à une critique de fond du Contrat Social et cette critique porte précisément sur la question de la volonté générale et indirectement le problème de la définition formelle de l'égalité. Pour éviter tout mal entendu, il faut commencer par rappeler que Hegel ne peut pas être accusé d'accepter l'existence de hiérarchies ou d'inégalités naturelles parmi les hommes.
Contre ceux qui veulent retrouver l'âme dans l'anatomie, Hegel écrit :
Vouloir ériger la
physiognomonie, voire entièrement la cranioscopie, au rang de sciences, ce fut
là une des plus creuses lubies, plus creuse encore qu'une signatura rerum,
lorsqu'on s'imaginait à partir de leur structure connaître la vertu curative
des plantes.(1)
L'esprit n'est pas plus dans les chromosomes que dans la forme du crâne. Les manifestations de " racisme " qu'on peut trouver chez Hegel, comme chez de très nombreux auteurs du XIXe siècle vise la culture, éventuellement font référence à la géographie et à la vieille théorie des climats mais non à la biologie. C'est le positivisme scientiste qui tentera de fonder le racisme sur les " lois de la nature ". L'esprit, pour Hegel, trouve sa plus haute réalisation dans la civilisation chrétienne occidentale, mais pas chez l'aryen ou l'homme blanc.
Les hiérarchies sociales traditionnelles ne trouvent pas plus grâce aux yeux de Hegel dont on fait pourtant souvent un apologiste de l'État prussien. Dans son article sur le " Reformbill " anglais, il s'en prend à la profonde iniquité du système électoral (le système de " bourgs pourris "), aux privilèges de l'aristocratie et de l'Église anglicane, à une justice qui n'est accessible qu'aux riches, à la domination des intérêts privés sur toute la vie publique, etc..(2) Ces prises de position politiques trouvent leur fondement dans la philosophie de Hegel. Ainsi, dans l'introduction aux Leçons sur la philosophie de l'histoire, note-t-il que la liberté grecque ne fut qu'une " fleur caduque ", due au hasard, car les Grecs, comme d'ailleurs les Romains ensuite, parvinrent seulement à la conscience que quelques hommes sont libres et non à celle de la liberté de l'homme en tant que tel. Si le but qui se révèle dans le cours de l'histoire humaine est la liberté, on ne doit pas comprendre cette liberté comme la liberté intérieure du stoïcien mais bien comme une liberté effective, garantie par un statut juridique. Ainsi, Hegel s'inscrit-il, sur ce plan, dans la grande tradition des Lumières et la revendication de la liberté exige le renversement des hiérarchies traditionnelles.(3)
Venons en maintenant à la question de l'égalité et à la critique de l'égalité formelle. Après avoir défini la Constitution comme " articulation effectuée de la puissance publique ", Hegel affirme qu'elle est donc " la justice existante en tant qu'elle est l'effectivité de la liberté dans le développement de toutes ses déterminations rationnelles. " (4) La justice ne peut donc pas être une simple question de morale abstraite, elle est un problème politique au plus haut degré et lui d'être une forme vide, elle a, au contraire, un contenu précis : le développement de la liberté. Par rapport à ses prédécesseurs, Hegel a ainsi le mérite de poser cette question dans son développement historique réel, alors que Kant sépare, d'un côté, les principes généraux découlant de la raison pure et, de l'autre côté, le processus historique effectif abandonné aux lois de la nature de cette insociable sociabilité de l'homme. C'est là un progrès puisque les questions morales trouvent leur concentration dans la politique, bien qu'il puisse sembler que la philosophie hégélienne de l'histoire abandonne derechef le progrès qu'elle vient d'accomplir en substituant au " plan de la nature " kantien, un processus de l'esprit universel qui abandonne toute dimension normative et ne permet plus guère que la pensée du fait accompli.(5) Mais ceci est une autre affaire. Hegel commence donc par affirmer ceci :
Liberté et égalité sont les simples catégories
auxquelles on a fréquemment réduit ce qui devrait être la détermination
fondamentale ainsi que la fin ultime et le résultat de la Constitution. Tout
vrai que cela est, ces déterminations n'ont pas moins d'entrée de jeu le défaut
d'être entièrement abstraites ; tenues fermement sous cette forme
d'abstraction, c'est elles qui empêchent de se réaliser, ou qui détruisent ce
qui est concret, c'est-à-dire une articulation effectuée de l'État,
c'est-à-dire une Constitution et un gouvernement.
Ici s'amorce une critique systématique du formalisme des droits de l'homme, une critique qui, en son fond, se retrouvera dans les textes du jeune Marx, particulièrement dans La question juive. Réduite à des principes abstraits, la construction d'un État devient impossible. Pire : faute de déterminations concrètes, c'est-à-dire faute des moyens institutionnels et juridiques définissant ce que veulent dire liberté et égalité, ces catégories deviennent destructrices. La liberté sans détermination est l'absence de lois et conduit à la tyrannie. L'égalité abstraite conduit à la négation de toute organisation politique et au chaos où Hegel voit l'origine de la Terreur. Cette critique hégélienne de la Révolution Française ne doit pas être confondue avec celle de Burke qui voit dans les révolutionnaires des briseurs du développement organique harmonieux, même si dans les deux cas, c'est l'abstraction des principes révolutionnaires qui est mise en cause – Hegel, on le sait, ne voit pas le progrès historique comme un progrès linéaire, mais bien comme le développement des contradictions qui travaillent chaque peuple et chaque période historique. Certes on peut y voir une critique plutôt conservatrice, proche de celle que développeront les Idéologues et les pères fondateurs de la sociologie. Cependant, Marx, lui aussi, verra dans la Terreur une tentative des révolutionnaires de sauter par-dessus leur propre époque historique, et non pas une préfiguration de la " dictature du prolétariat ", contrairement à ce que défendra une certaine hagiographie marxiste de la Révolution Française.
Avec l'État intervient
une inégalité, la différence entre puissances gouvernantes et gouvernées,
pouvoirs publics, autorités, présidences, etc. S'il est logique avec lui-même,
le principe d'égalité rejette toutes les différences et ne laisse ainsi
subsister aucune sorte d'état étatique.
Cette transition ne manque pas de laisser perplexe. D'une part, elle identifie inégalité et différence ; or les différences ne sont des inégalités que si elles sont subsumées sous une commune mesure. Ce que Hegel sait fort. D'autre part l'opposition entre égalité et différence est arbitraire. Tout lecteur de la logique de Hegel sait bien que l'idée d'égalité renferme en elle-même la différence. Enfin la séparation des puissances gouvernantes et gouvernées n'est pas nécessairement la même chose que " l'état étatique ". L'existence d'une autorité politique ne peut pas être identifiée à l'existence d'un appareil d'État bureaucratique, séparé et opposé au peuple gouverné. La définition aristotélicienne du gouvernement des égaux n'est pas la négation du gouvernement. C'est être gouvernant et gouverné tour à tour. Les hommes sont égaux non parce qu'il n'y a pas de gouvernement mais parce que tous, chacun à leur tour, peuvent accéder aux fonctions gouvernementales. Pourquoi Hegel est-il donc conduit à négliger sa propre logique ? Tout simplement à cause de son historicisme. L'existence de l'État au sens moderne – l'État constitutionnel qu'il connaît ou plutôt, dans le cas allemand, qu'il souhaiterait – est nécessairement un progrès et prendre la Cité grecque comme modèle est une pure absurdité, puisque cette cité grecque n'était qu'une ébauche " contingente " et sans avenir de principes qui ne pourraient être développés que beaucoup plus tard.
Certes, les
déterminations qu'on a dites sont les bases de ce domaine, mais en tant
qu'elles sont les plus abstraites de toutes, elles sont aussi les plus
superficielles et, par là, justement, celles qui sont facilement les plus
courantes ; il y a donc intérêt à les considérer encore quelque peu de
façon plus précise.
Ce ne sont donc pas les principes de liberté et d'égalité qui sont rejetés. Ce qu'il s'agit de faire, c'est de leur donner un contenu précis, contenu que, par ailleurs, l'histoire leur a fourni. Sur ce plan, et indépendamment des développements ultérieurs, on peut accepter la critique hégélienne. La liberté est bien souvent un mot vide : elle désigne aussi bien le refus de toute autorité que le triomphe de l'égoïsme, l'acceptation des lois que le libre arbitre purement intérieur de saint Augustin ou Descartes. Il n'en va pas mieux avec l'égalité réduite dans le meilleur des cas à l'égalité des droits sans que l'on sache précisément en quoi consistent ces droits au regard desquels nous sommes égaux.
Pour ce qui est
d'abord de l'égalité, le proposition courante, que tous les hommes sont
naturellement égaux, contient le malentendu de confondre le naturel avec le
concept ; il est impossible de ne pas dire que, par nature, les
hommes ne sont bien plutôt qu'inégaux.
À cette seule différence que Hegel semble encore ici confondre inégalité et différence, cette proposition est parfaitement justifiée. Renvoyer la question de l'égalité à la nature, c'est évidemment faire fausse route. Encore que Rousseau sur ce point soit plus précis que Hegel :
Je conçois dans
l'Espèce humaine deux sortes d'inégalités ; l'une que j'appelle naturelle
ou physique, parce qu'elle est établie par la nature, et qui consiste dans la
différence des âges, de la santé, des forces du Corps, des qualités de l'Esprit
ou de l'Âme ; l'autre qu'on peut appeler inégalité morale, ou politique,
parce qu'elle dépend d'une sorte de convention, et qu'elle est établie ou du
moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans les
différents privilèges dont quelques uns jouissent, au préjudice des autres,
comme d'être plus riches, plus honorés, plus puissants qu'eux, ou même de s'en
faire obéir.(6)
Les inégalités naturelles entre les hommes ne sont que des inégalités relatives à certains traits de naissance. L'un peut être plus grand et l'autre plus agile. La combinaison de ces différentes inégalités ne permettra jamais de dire que X est supérieur à Y. X n'est supérieur à Y que selon certaines mesures. En réalité, les hommes se pensent comme inégaux que lorsqu'ils se comparent entre eux, ce qui n'est pas le cas de l'homme dans l'état de nature. Par conséquent, l'inégalité n'apparaît qu'avec l'entrée dans l'état civil. À proprement parler, il n'y a donc pas de problématique de l'égalité naturelle chez Rousseau. Plus la véritable égalité n'est possible que dans l'État basé sur le contrat social comme on l'a vu plus haut. Quel est donc le concept d'égalité chez Hegel :
Mais le concept
de liberté, à la manière dont il existe dès l'abord comme tel, sans autre
détermination ni développement, est la subjectivité abstraite comme personne
capable de propriété ; cette unique détermination abstraite de la
personnalité constitue l'égalité effective entre les hommes.
Le premier moment du concept de liberté est donc la liberté abstraite, celle par laquelle le sujet est reconnu comme personne, c'est-à-dire comme porteur du droit de propriété et la première égalité est l'égalité des personnes. C'est même la seule égalité effective. Autrement dit, l'égalité, telle que la pense Hegel, est définie de manière restrictive comme égalité des droits relativement à la propriété et d'abord à la propriété de soi-même – personne ne peut être la propriété d'un autre et le respect de la propriété se confond ainsi avec le respect de la personne. Il n'est pas question de l'égalité des droits en tant que citoyen ou dans toutes les autres manifestations de la vie publique. Il y a donc ici quelque chose qui tend à absolutiser le droit de propriété quelle que soit la nature de la propriété en question – on verra plus loin que le droit de propriété recouvre des choses très différentes et qu'il est impossible d'en faire un absolu, comme le font les théoriciens libéraux. Notons cependant que, pour Hegel, ce droit de propriété est tout sauf un droit naturel :
Mais que cette se
trouve présente, que ce qui est reconnu comme personne et ait validité légale
soit l'homme, et non comme en Grèce, à Rome, etc., quelques
hommes seulement, c'est si peu là un fait de nature que c'est bien
plutôt un produit et un résultat de la conscience du principe le plus profond
de l'esprit et l'universalité et de la formation de cette conscience.
Penser l'égalité n'est donc possible qu'à partir d'un certain stade du développement de la civilisation humaine. On pourrait imaginer que cette égalité va se développer, mais il n'en est rien. L'égalité juridique est et n'est que la première forme sous laquelle apparaît la liberté. Mais le développement de la liberté effective entraînera un développement des inégalités de toutes sortes qui existent dans la vie sociale et politique.
Dire que les
citoyens sont égaux devant la loi, c'est dire là une vérité élevée, mais
qui, ainsi énoncée, est une tautologie, car, de la sorte, on énonce purement et
simplement l'état légal selon lequel, absolument parlant, les lois sont
souveraines.
Hegel souligne ainsi que l'égalité devant la loi est un bon principe – il vaut mieux que l'inégalité devant la loi ! – mais, en même temps, un principe vide de contenu. L'égalité devant la loi ne veut pas dire, par exemple, l'égalité devant le suffrage, ni l'égalité dans la participation aux emplois et fonctions publics. Les femmes et les hommes, en France avant 1945, étaient égaux devant la loi mais la loi stipulait que les femmes restaient leur vie durant des mineures, excepté à l'égard du droit de propriété. On devrait renvoyer les fanatiques de l'État de droit à la lecture de Hegel : l'État de droit est une formule vide et un État autoritaire, inégalitaire au possible, est aussi un État de droit. Cette notion d'État de droit permet seulement de séparer les régimes tyranniques, despotiques au sens ancien, des régimes régis par des lois. Mais, de ce point de vue, la France de l'Ancien Régime n'était pas une régime despotique – les sujets n'étaient pas la propriété personnelle du roi et disposaient de garantie juridiques – mais bien un État de droit. Aussi importante que soit cette distinction, elle n'est plus d'aucune utilité dès qu'il s'agit de définir ce qu'est un gouvernement juste, une loi juste, etc., c'est-à-dire ce qui est proprement l'objet de la vie politique.
Or, si l'on se
réfère au concret, mise à part leur personnalité, les citoyens ne sont égaux
devant la loi que dans le domaine où ils sont, par ailleurs, égaux en dehors
de la loi. Seule l'égalité de capital, d'âge, de vigueur physique, de
talent, de savoir-faire, etc. – ou aussi de crimes, etc. – qui de quelque façon
que ce soit se trouve présente par ailleurs de manière contingente, peut
et doit justifier qu'on la traite avec égalité devant la loi – du point de vue
des impôts, du service militaire, de l'accès aux fonctions publiques, etc. Les
lois, elles-mêmes, sauf dans la mesure où elles concernent le domaine étroit de
la personnalité, tel qu'on l'a défini plus haut, présupposent les états inégaux
et déterminent les compétences et les devoirs de droit inégaux qui résultent de
ces états inégaux.
Autrement dit, l'État de droit est, par essence, inégalitaire. Si l'égalité en dehors de la loi existait, l'État serait ou impossible ou inutile. Plus : pour Hegel, le développement de la liberté effective n'est possible que par l'État de droit et l'existence d'un système de lois particularisées – c'est-à-dire qui ne se réduisent pas à la Constitution – mais il contribue nécessairement au développement des inégalités. Comme c'est souvent le cas, Hegel combine ici des éléments tout à faits rationnels/raisonnables et des affirmations qui ne sont rien d'autre que la légitimation de l'État bourgeois moderne à l'aide de quelques formules dialectiques brillantes.
En ce qui concerne
la liberté on la prend de la façon la plus prochaine soit dans le sens négatif,
par opposition à l'arbitraire d'autrui et aux traitements illégaux, soit dans
le sens affirmatif de la liberté subjective ; mais à cette
liberté l'on concède une grande latitude, tant pour le libre arbitre du sujet
et sa propre activité en vue de buts particuliers, que pour ce qui touche à sa
prétention d'avoir un discernement propre quant aux affaires universelles, de
s'en occuper et d'y participer lui-même. Jadis, les droits légalement
déterminés, aussi bien les droits privés que les droits publics, d'une nation,
d'une ville, etc., étaient appelés leurs libertés. En fait tout
véritable loi est une liberté, car elle contient une détermination rationnelle
de l'esprit objectif, par conséquent un contenu de liberté.
Tout cela est parfaitement exact et il n'y aurait presque rien à y ajouter : n'y trouvons-nous pas, sous une forme philosophique, le vieil adage républicain qui dit que la " loi libère " ? Le problème est que cela est bien trop général et presque aussi tautologique que la formule de l'État de droit. Hegel ne nous dit pas ce qu'est une " véritable loi ". Une loi qui interdit le travail des enfants, limite la durée légale de la journée de travail est une liberté pour les ouvriers. Mais pour le patron qui voit la loi restreindre son droit à user à sa guise, selon son libre arbitre, de la force de travail dont il a acquis la propriété légalement, en passant contrat avec un vendeur de force de travail, ce genre de loi est liberticide. La formule générale de Hegel se trouve être une véritable contradiction vivante dès qu'on tente de la remplir d'un contenu concret. Dans cette formule, il y a trois définitions de la liberté : 1) la liberté comme garantie de la sécurité des personnes ; 2) la liberté de conduire sa vie comme on l'entend dans la sphère de la société civile ; 3) la liberté comme possibilité pour chacun de participer aux affaires publiques. Hegel s'en prend à ceux qui réduisent la liberté à la définition (3) mais sans expliquer clairement comment (2) et (3) sont " dialectiquement " liés. Ainsi :
À l'encontre rien
n'est devenu plus courant que la représentation selon laquelle chacun serait
contraint de restreindre sa liberté dans sa relation avec la liberté des
autres, et selon laquelle l'État serait l'état de cette opération de réciproque
restriction, et les lois les restrictions. Dans de telles représentations la
liberté n'est conçue que comme un bon vouloir et un libre arbitre contingents.
Le libéralisme économique anti-étatiste considère que l'État doit être réduit au minimum puisque la loi est, par essence, opposée à la liberté. Le refus de considérer la propriété comme un droit naturel combiné à cette critique d'une liberté indéterminée sépare clairement Hegel de la pensée libérale classique. Pour Hegel, la liberté d'agir à sa guise ne doit pas s'opposer à la loi, mais au contraire, elle n'est une véritable liberté et non un libre arbitre contingent que lorsqu'elle s'intègre comme un élément de l'universel, représenté par la loi et par l'État. Pourtant le raisonnement de Hegel va le conduire à des conclusions qui rejoignent, au moins partiellement, celles de théories qui sont sa cible : c'est une version hégélienne du libéralisme français ou anglais qui se décline dans ce qui suit.
On a dit également
que les peuples modernes seraient capables seulement d'égalité, ou plus
capables d'égalité que de liberté, et cela pour la seule raison que,
ayant admis au départ une certaine définition de la liberté (principalement la
participation de tous aux affaires et à la conduite de l'État), on ne réussit
pas à la mettre d'accord avec l'effectivité, en temps que cette dernière est
plus rationnelle et en même temps plus puissante que des présuppositions
abstraites.
Éclairons ce point : la définition de la liberté comme participation de tous aux affaires est une " présupposition abstraite ". Donc un État dans lequel la direction des affaires est réservée à une petite minorité est compatible avec la liberté. Plus : puisque dans l'effectivité, qui est plus rationnelle que les présuppositions abstraites, c'est ce qui se passe, on doit en conclure que la liberté ne peut se réaliser, être effective que là où les affaires publiques sont aux mains d'une catégorie spécialisée de la population – chez les Anciens, on parlait d'aristocratie ou l'oligarchie. De tout cela, une conclusion finit par s'imposer : bien que l'égalité soit la liberté sous sa forme non encore développée (l'égalité de droit), le développement de la liberté conduit cependant au développement de l'inégalité.
Il faut dire au
contraire que précisément le développement et la formation supérieurs des États
modernes produit dans l'effectivité la suprême inégalité concrète entre
les individus, alors qu'en revanche la plus profonde rationalité des lois et le
renforcement de l'état légal produisent une liberté d'autant plus grande et
mieux fondée, et sont en mesure de l'autoriser et la supporter.
Si la liberté se développe en inégalité, cela tient à la nature même de cette liberté qui est conçue comme la possibilité pour chaque individu de faire valoir tous ses talents et de mener sa vie privée comme il lui convient. Il va de soi, pour Hegel, qu'à partir du moment où on admet cette définition, la liberté conduit à la " suprême " inégalité. La présupposition de tout cela est, bien sûr, que les individus ont des talents inégaux de nature, que les uns sont mieux doués que les autres et que l'organisation sociale et la Constitution ne sont pour rien dans les inégalités. Sans quoi l'affirmation de Hegel apparaît très arbitraire : pourquoi la liberté engendrerait-elle une inégalité croissante ?
Déjà la
différenciation superficielle qu'indiquent les termes de liberté et d'égalité
montre que la première tend à l'inégalité ; mais inversement les concepts
de la liberté qui courent dans les rues ramènent exclusivement à l'égalité.
On voit encore comment Hegel s'embrouille – ou cherche à nous embrouiller. Du fait qu'on distingue liberté et égalité – la " différenciation superficielle " – il en conclut que liberté veut dire inégalité. Au nom de quel genre de logique ? Celle qui affirme que la différence est une négation et la négation une opposition. Certes, on peut suivre le mode de raisonnement hégélien, tel qu'il est exposé dans la première partie de l'Encyclopédie, consacrée à la " science de la logique " :
L'égalité n'est
une identité que de choses qui ne sont pas les mêmes, qui ne sont pas
identiques entre elles et l'inégalité est une relation entre choses
inégales. Ni l'une ne l'autre ne se dissocie indifféremment en termes de
référence distincts, mais l'une est un paraître dans l'autre. La diversité est
donc différence réflexive, ou différence auprès d'elle-même, différence déterminée.(7)
Mais pourquoi la " différence réflexive " devient-elle l'inégalité suprême ? Le passage n'est possible que parce que, en cours de route, Hegel a re-naturalisé les concepts dont il fait usage, c'est-à-dire s'est montré infidèle à ses propres principes théoriques. Il aurait pu dire que la liberté, dans son mouvement, se différencie et c'est dans cette différenciation que l'esprit se manifeste à lui-même dans toute sa richesse. Mais, ce n'est pas ce qu'il dit : il se contente des " concepts qui courent dans les rues " et ramène la richesse de la différentiation à l'inégalité, c'est-à-dire à une commune mesure qui n'est jamais déterminée mais qu'on devine être celle qui " court les rues ", c'est-à-dire l'argent. En effet, c'est implicitement sur le terrain de l'économie que se produit cette différenciation :
Cependant, plus la
liberté est affermie comme sécurité de la propriété et comme possibilité pour
chacun de faire valoir ses talents et ses qualités propres, plus il apparaît
qu'elle va de soi ; dès lors la conscience de la liberté et le prix
qu'on y attache s'orientent de préférence vers sa signification subjective.
C'est le lecteur attentif d'Adam Smith qui s'exprime ici. Le libéralisme sur le plan économique apparaît comme le véritable contenu de la liberté subjective. En passant, remarquons que cela suffirait à réfuter les thèses " qui courent les rues " selon lesquelles le libéralisme anglais s'oppose à la conception totale (voire " totalitaire ") de Hegel et de la philosophie systématique. La suite du texte le confirme sans la moindre ambiguïté, pour qui le lit avec attention.
Mais cette
signification elle-même, c'est-à-dire la liberté d'une activité qui s'essaye de
tous les côtés et qui s'exerce selon son bon plaisir en vue d'intérêts
spirituels particuliers et universels, l'indépendance de la particulier
individuelle, ainsi que la liberté intérieure qui fournit au sujet ses
principes de base, son discernement et sa conviction propres, tout cela, d'une
part, implique pour soi le plus haut degré de formation que puisse recevoir la
particularité de ce qui constitue l'inégalité des hommes et, par cette culture
même, les rend plus inégaux encore, d'autre part, a pour condition de son
propre développement la liberté objective dont on a parlé plus haut, et ne
s'est développé, et ne pouvait le faire, jusqu'à ce niveau élevé, que dans les
États modernes.
La liberté qui s'essaye de tous côtés selon son bon plaisir, c'est clairement la liberté d'entreprendre. Que Hegel parle ici d'intérêts universels, cela ne doit pas nous égarer. Toute activité économique doit viser des intérêts universels, en ce sens que les produits de l'activité doivent avoir valeur pour les autres – pour parler le langage de Marx, la marchandise n'a de valeur d'échange que si elle rencontre un besoin à satisfaire. Donc l'activité individuelle dans la mesure même où elle vise l'intérêt particulier doit aussi viser un intérêt universel. Qu'il s'agisse là aussi d'intérêts spirituels, cela découle du fait que, premièrement, l'activité économique, inscrite dans le système des besoins, impose le développement des qualités intellectuelles de l'individu qui s'y inscrit et que, deuxièmement, elle produit le développement de la civilisation.(8)
Il reste que le libéralisme et le consentement au développement des inégalités n'est pas le dernier mot de l'histoire. Aussi importante que soit cette liberté d'agir à sa guise dans la sphère de l'activité économique, elle reste subordonnée à un principe plus élevé.
Si cette formation
de la particularité accroît dans une proportion indéterminée l'ensemble des
besoins et la difficulté de les satisfaire, l'habitude de ratiociner et de
faire la leçon aux autres, avec toute la vanité insatisfaite qu'implique cette
habitude, cela vient de ce qu'on a laissé libre jeu à la particularité, qui
garde ainsi licence de se créer dans son domaine toutes les complications
possibles et de se débrouiller avec elles.
Laissée à elle-même, la particularité crée toutes les complications possibles. Hegel vise ici, sous une énigmatique formulation philosophique la crise économique qui accompagne tout le mouvement de l'économie capitaliste : ce mouvement accroît dans une " proportion indéterminée " les besoins – puisque la production crée les besoins – et en même rend leur satisfaction plus difficile, puisque le marché solvable est restreint. De la lecture des économistes, Hegel ne conclut donc pas à l'optimisme de l'économie classique : pour Smith, on le sait, le libre développement de la " particularité " est la condition du bonheur commun en vertu du pouvoir de la célèbre " main invisible ". Hegel, au contraire, saisit, au moins partiellement, les contradictions de l'économie politique – à la manière dont Ricardo les expose à peu près à la même époque. C'est pourquoi la " particularité " ne peut pas être laissée à elle-même.
Assurément, ce
domaine lui-même est en même temps dès lors le champ des limitations, puisque
la liberté se trouve captive de la naturalité, du bon plaisir et de
l'arbitraire des autres, mais avant tout et essentiellement selon la liberté
rationnelle.
Là où l'économie politique classique voit la supériorité du champ d'activité de l'entreprise et du marché, dans sa naturalité, là Hegel voit son principal défaut. La liberté y encore prisonnière de la naturalité, c'est donc une liberté encore inaccomplie et limitée. Mais surtout la limitation principale de cette liberté qui engendre la plus grande inégalité, c'est la liberté rationnelle, autrement dit la liberté qui a son expression dans l'État comme incarnation de l'intérêt général.
Reste maintenant à voir ce qu'il en est de la liberté politique.
Pour ce qui est de
la liberté politique dans le sens où elle implique que participent formellement
aux affaires publiques de l'État la volonté et l'activité des individus mêmes
qui par ailleurs font leur principale détermination des buts particuliers et
des affaires de la société civile, l'habitude s'est partiellement établie de
n'appeler Constitution que l'aspect de l'État concernant la part que prennent
ainsi aux activités universelles les individus dont on vient de parler et de
considérer comme un État sans constitution celui dans lequel cette
participation n'existe pas formellement. Concernant cette signification, la
seule chose à dire d'abord est que par Constitution on ne peut entendre que la
détermination des droits, c'est-à-dire des libertés absolument parlant
et l'organisation qui en permet l'effectuation et que la liberté politique, en
tout cas, ne peut en constituer qu'un aspect.
Sans rentrer plus avant dans la pensée politique de Hegel, remarquons qu'est posée ici la question centrale de l'État moderne qui trouve son expression dans la Constitution(9) : il s'agit de trouver une organisation qui permet la coexistence " rationnelle " de la participation des citoyens aux affaires publiques et à la formation de l'intérêt général et de l'intérêt particulier qui doit rester libre. Si importante qu'elle soit, la liberté politique n'est qu'un " aspect " de ce problème plus général. Car il ne s'agit pas seulement de proclamer le droit du citoyen, encore faut-il en réaliser l'effectuation, c'est-à-dire déterminer les moyens par lequel ce droit peut être effectif sans que pour autant l'intérêt général soit identifié aux intérêts particuliers.
Autrement dit, l'orientation " libérale " de Hegel, celle qui le conduit à affirmer que la société moderne est celle du plus grand développement des inégalités, loin de régler définitivement la question ne fait que la poser sur une plan grande échelle. Chez Aristote et encore plus chez Platon, la conception organiciste de la société et de l'État fait qu'il ne peut pas, en droit, y avoir d'opposition entre l'intérêt particulier et l'intérêt général : l'individu est un membre du corps social et un membre ne peut pas s'opposer au corps ! Mais chez Hegel, en dépit des la répétition dans les paragraphes qui suivent de l'expression " totalité organique ", on part bien d'un conflit qu'il faut résoudre et ce conflit a sa source dans la grande inégalité que permet, légitimement, la société moderne.
Pour conclure, Hegel n'est ni l'inventeur du totalitarisme moderne – il n'est pas un ennemi de la " société ouverte " – ni un libéral pur et dur. Sa dialectique de l'égalité et de la liberté, fondée sur la priorité de la liberté ouvre sur plusieurs solutions et Hegel laissera le soin de se débrouiller de ces grandes complications à ses héritiers spirituels. La division ultérieure entre les hégéliens de gauche et les hégéliens conservateurs est déjà présente dans les difficultés que Hegel lui-même expose ici.
Notes
- Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé, §411. Traduction Maurice de Gandillac - Gallimard.
- À propos du " Reformbill " anglais in Écrits politiques. Traduit de l'allemand par Michel Jacob. Le texte vaudrait encore largement pour la Grande-Bretagne d'aujourd'hui et plus généralement pour la conception anglo-saxonne de la démocratie. Sur l'analyse des positions politiques de Hegel, on pourrait aussi se reporter au livre de Domenico Losurdo, Hegel et les libéraux (PUF) et à la biographie de Hegel par Jacques d'Hondt (Calmann-Levy, 1998).
- À ce propos, Jacques d'Hondt fait remarquer que Hegel est un des rares, parmi les philosophes allemands favorables à la Révolution Française, à n'avoir jamais rien dit contre l'exécution de Louis XVI…
- Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, §539. Les citations qui suivent sont extraites de la remarque qui suit ce paragraphe.
- J'ai critiqué, après bien d'autres, cette philosophie de l'histoire hégélienne dans mon livre La théorie de la connaissance chez Marx, même si j'ai tendance, aujourd'hui, à considérer que cette critique était par trop unilatérale.
- Rousseau : Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Œuvres III, page 131
- Encyclopédie … §118
- Tout ce passage, qui peut sembler très dense et parfois énigmatique, prend son sens si on a à l'esprit le " système des besoins ", tel que Hegel en a développé le mouvement dans les Grundlinien.
- Il faudrait relier tout ce passage au combat de Hegel pour la transformation de la Prusse en État constitutionnel. Voir à ce sujet la passionnante biographie de Hegel par Jacques d'Hondt.
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Ecrit par dcollin le Dimanche 27 Mars 2005, 15:45 dans "Histoire de la philosophie" Lu 24171 fois.
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