Sur la philosophie
Extrait des Quaderni di carcere (Cahiers de prison) de Antonio GRAMSCI
Tous les hommes sont philosophes.
Je pose le principe que tous les hommes sont philosophes, c'est-à-dire que, entre les philosophes professionnels ou " techniciens " et les autres hommes il n'y a pas de différence " qualitative " mais seulement une différence quantitative (et dans ce cas, " quantité " a une signification particulière qui ne peut pas être confondue avec une somme arithmétique puisqu'elle indique plus ou moins " d'homogénéité ", de " cohérence ", de " logique ", etc., c'est-à-dire une quantité d'éléments qualitatifs) ; toutefois, on a à voir en quoi consiste véritablement la différence. Ainsi, il ne serait pas exact de nommer " philosophie " toute tendance de la pensée, toute orientation générale, etc., ni toute " conception du monde et de la vie ". On pourrait appeler le philosophe " ouvrier qualifié " par opposition au manœuvre, mais ceci n'est pas non plus exact, parce que, dans l'industrie, outre les manœuvres et les ouvriers qualifiés, il y a l'ingénieur, lequel non seulement connaît le métier pratiquement, mais le connaît aussi théoriquement et historiquement. Le philosophe professionnel ou technicien, non seulement pense avec plus de rigueur logique, avec plus de cohérence, avec plus d'esprit de système que les autres hommes, mais encore connaît toute l'histoire de la pensée, c'est-à-dire rend raison de tout le développement de la pensée jusqu'à lui, et il est en mesure de reprendre les problèmes au point où il les a trouvés après qu'ils aient subi un très grand nombre de tentatives de solution, etc.. Les philosophes ont, dans le champ de la pensée, la même fonction que les spécialistes dans les divers champs scientifiques. Toutefois, il y a une différence entre le philosophe spécialiste et les autres spécialistes : le philosophe s'approche plus des autres hommes que les autres spécialistes. Avoir fait du philosophe spécialiste une figure, dans la science, semblable aux autres spécialistes, c'est précisément ce qui a déterminé la caricature du philosophe. En effet, on peut imaginer un entomologiste spécialiste sans que tous les hommes soient des " entomologistes empiriques ", un spécialiste de la trigonométrie, sans que la majeure partie des autres hommes s'occupent de trigonométrie, etc. (on peut trouver des sciences très raffinées, très spécialisées, nécessaires, mais non communes pour autant), mais on ne peut penser aucun homme qui ne soit aussi philosophe, qui ne pense pas, précisément parce que la pensée est le propre de l'homme comme tel (du moins tant qu'il n'est pas pathologiquement idiot).
Qu'est-ce que l'homme ?
C'est cela la première et principale question de la philosophie. Comment peut-on répondre ? On peut trouver la définition dans l'homme lui-même ; c'est-à-dire dans tout homme singulier. Mais est-ce juste ? Dans tout homme singulier, on peut trouver ce qu'est tout " homme singulier ". Mais nous ne sommes pas intéressés à ce qu'est tout homme singulier et ensuite à ce qu'est tout homme singulier dans tout moment singulier. Si nous y pensons, nous voyons qu'en posant la question " qu'est-ce que l'homme ? " nous voulons dire : qu'est-ce que l'homme peut devenir, c'est-à-dire : est-ce que l'homme peut dominer son propre destin, peut " se faire ", peut se créer une vie. Nous disons donc que l'homme est un processus et précisément il est le processus de ses actes. Si nous pensons, cette même question " qu'est-ce que l'homme ? " n'est pas une question abstraite ou " objective ". Elle est née de ce que nous avons réfléchi sur nous-mêmes et sur les autres et que nous voulons savoir, en relation avec ce que nous avons réfléchi et vu, qu'est-ce que nous sommes et qu'est-ce que nous pouvons devenir, si réellement et dans certaines limites, nous sommes les " forgerons de nous-mêmes ", de notre vie, de notre destin. C'est-à-dire que nous voulons le savoir aujourd'hui, dans les conditions d'aujourd'hui, de la vie d'aujourd'hui, et non d'une vie quelconque d'un homme quelconque. Le question est née, a reçu son contenu de modes spéciaux, c'est-à-dire déterminés, de considérer la vie et l'homme ; le plus important de ces modes est la " religion " et une religion déterminée, la catholicisme. En réalité, en nous demandant " qu'est-ce que l'homme ? ", quelle importance a sa volonté et son activité concrète dans la création de lui-même et de la vie qu'il vit, nous voulons dire : " le catholicisme est-il une conception exacte de l'homme et de la vie de l'homme ? en étant catholiques, c'est-à-dire en faisant du catholicisme une norme de vie, nous trompons-nous ou sommes-nous dans le vrai ? " Tous ont la vague intuition qu'en faisant du catholicisme une norme de vie nous nous trompons, tant il est vrai que personne ne s'en tient au catholicisme comme norme de vie, tout en se déclarant catholique. Un catholique intégral, c'est-à-dire qui appliquerait dans chacun des actes de sa vie les normes catholiques, semblerait être un monstre, ce qui est, à y penser, la critique la plus rigoureuse du catholicisme lui-même et la plus péremptoire. Les catholiques diront qu'aucune autre conception n'est suivie point à point, et ils auront raison, mais ceci démontre qu'il n'existe pas de fait, historiquement, un mode de concevoir et d'agir identique pour tous et rien d'autre ; il ne donne pas de raisons favorables au catholicisme, bien que depuis des siècles ce mode de penser d'agir soit organisé dans ce but, ce qui n'est encore arrivé pour aucune religion avec les mêmes moyens, le même esprit de système, avec la même continuité et la même centralisation. Du point de vue " philosophique ", ce qui n'est pas satisfaisant dans le catholicisme, c'est le fait qu'il pose, malgré le tout, la cause du mal dans l'homme même en tant qu'individu, c'est-à-dire qu'il conçoit l'homme comme individu bien défini et limité. De toutes les philosophies ayant existé jusqu'à maintenant, on peut dire qu'elles reproduisent cette position du catholicisme, c'est-à-dire qu'elles conçoivent l'homme comme individu limité à son individualité et l'esprit comme cette individualité. C'est sur ce point qu'il faut réformer le concept de l'homme. C'est-à-dire qu'il faut concevoir l'homme comme une série de rapports actifs (un processus) où, si l'individualité a une très grande importance, elle n'est cependant pas le seul élément à prendre en considération. L'humanité qui se reflète dans chaque individualité est composée d'éléments divers : 1) l'individu ; 2) les autres homme ; 3) la nature. Mais les éléments 2) et 3) ne sont pas des choses simples comme cela pour paraître. L'individu n'entre pas en rapport avec les autres hommes par juxtaposition, mais organiquement, c'est-à-dire en tant qu'il fait partie d'organismes, des plus simples aux plus complexes. De même l'homme n'entre pas en rapport avec la nature simplement, par le fait d'être lui-même nature, mais activement, par le moyen du travail et de la technique. Et encore ceci. Ces rapports ne sont pas mécaniques. Ils sont actifs et conscients, c'est-à-dire qu'ils correspondent à un degré d'intelligence plus grand ou moins que celui qui est dans un homme seul. C'est pourquoi on peut dire que chacun change, si lui-même se modifie, dans la mesure où il change et modifie tout le complexe des rapports dont il est le centre de nouement. En ce sens, le philosophe réel est, et ne peut pas être chose que le politique, c'est-à-dire l'homme actif qui modifie l'environnement, l'environnement étant entendu comme l'ensemble des rapports dont chaque singulier fait partie. Si la véritable individualité est l'ensemble de ces rapports, devenir une personnalité signifie acquérir la conscience de ces rapports, modifier la personnalité propre signifie modifier l'ensemble de ces rapports. Mais ces rapports, comme on l'a dit, ne sont pas simples. Enfin, certains de ceux-ci sont nécessaires et d'autres sont volontaires. En outre, en avoir une conscience plus ou moins profonde (c'est-à-dire connaître plus ou moins la manière dont ils peuvent se modifier) les modifie déjà. Les mêmes rapports nécessaires, en tant qu'ils sont connus dans leur nécessité, changent d'aspect et d'importance. La connaissance est pouvoir, en ce sens. Mais le problème est complexe aussi par un autre aspect : il ne suffit pas de connaître l'ensemble des rapports en tant qu'ils existent à moment donné comme un système donné, mais il importe de les connaître génétiquement, dans leur mouvement de formation, puisque chaque individu est la synthèse non seulement des rapports existants mais aussi de l'histoire de ces rapports, c'est-à-dire qu'il est le résumé de tout le passé. On dirait que ce que chaque individu singulier peut changer est bien peu, rapporté à ses forces. Ce qui est vrai jusqu'à un certain point. Puisque l'individu singulier peut s'associer à tous ceux des autres qui veulent le même changement, et si ce changement est rationnel, l'individu singulier peut se multiplier un nombre imposant de fois et obtenir un changement bien plus radical que celui qui, à première vue, semblait possible.
Les sociétés auxquelles un individu singulier peut participer sont très nombreuses, bien plus que cela pourrait paraître. C'est à travers ces sociétés que l'individu singulier fait partie du genre humain. De même, les manières sont individu singulier entre en rapport avec la nature sont multiples, puisque, par technique, on doit entendre non seulement l'ensemble des notions scientifiques appliquées industriellement, ainsi qu'on comprend ce mot d'habitude, mais aussi les instruments " mentaux ", la connaissance philosophique.
Que l'homme ne puisse se concevoir autrement que vivant en société, c'est un
lieu commun, si toutefois on n'en tire pas toutes les conséquences nécessaires
et individuelles : qu'une société humaine déterminée présuppose une
société déterminée des choses et que la société humaine soit possible seulement
en tant qu'il existe une société des choses, c'est aussi un lieu commun. Il est
vrai que, jusqu'à présent, à ces organismes autres qu'individuels on a donné
une signification mécaniste et déterministe (aussi bien pour la societas
hominum que pour la societas rerum) : de là la réaction. Il est
nécessaire d'élaborer une doctrine dans laquelle tous ces rapports sont actifs
et en mouvement, en fixant bien clairement que le siège de cette activité est
la conscience de l'homme singulier connaît, veut, admire, crée, en tant que, déjà,
il connaît, veut, admire, crée, etc., et se conçoit non isolé, mais riche des
possibilités offertes par les autres hommes et par la société des choses, dont
on ne peut pas ne pas avoir une certaine connaissance.
Ecrit par dcollin le Samedi 26 Mars 2005, 20:54 dans "Enseigner la philosophie" Lu 9214 fois.
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Commentaires
Anonyme - le 05-09-05 à 13:12 - #
J'ai du mal à saisir l'intérêt de ce texte... Negri ne fait que redire ce que des philosophes comme Feuerbach et Engels ont déjà dit un siècle auparavant. D'autant plus qu'il le fait dans un langage particulièrement abstrait et sec... Il s'attaque à une problématique vieille de plus de deux cents ans et qui ne fait guère plus d'adepte. Alors pourquoi ce texte ?
amicalement, Djhaidgh
←
Zarathoustra - le 05-02-06 à 22:44 - #
Totalement en accord avec ce commentaire. Aucune perspective nouvelle n'est apporté. Pour être franc je ne connais pas cet auteur moderne, mais il sonne à mon oreille comme un opportuniste intellectuelle, c'est-à-dire, que sa thèse ne lui appartient pas, et par surcroit, il n'apporte rien de nouveau au "débat".
Jean-Luc - le 14-09-06 à 21:06 - #
On tourne en rond ... rien de nouveau ce texte est un ... lieu commun :)
← Re:
LEMOINE Michel - le 25-01-07 à 21:39 - #
Déjà, si vous aviez prêté à attention à ce que vous lisiez, vous auriez vu que le texte est de Gramsci et non de Negri.
Ce qu'il apporte?
- un commentaire, un développement de la VIème thèse sur Feuerbach de Marx. Il ramène à leur platitude toutes les considérations sur l'homme détachée de son lien social, pris comme individu isolé.
- il permet de poser la question de "l'esprit" en terme concret.
On ne peut pas parler de l'homme en ignorant la VIème thèse sur Feuerbach
← Re: Re:
dcollin - le 27-02-07 à 21:50 - #
Réponse fort juste. Je ferai remarquer également que la définition gramscienne de la philosophie vaut largement celles que l'on trouve dans la tradition, à commencer par le fameux livre I de la Métaphysique d'Aristote.