Searle et la construction du social
Gallimard NRF - Collection "Essais"
Je signale le livre de John R. Searle,
La construction de la
réalité sociale. Searle est un "matérialiste" même si le
mot n'est jamais prononcé parce que peut-être trop connoté pour un auteur
étatsunien. Il affirme que nous vivons dans un monde et un seul dont "
les
caractéristiques les plus fondamentales sont celles que décrivent la physique,
la chimie et les autres sciences de la nature". Cependant il a
toujours refusé les diverses formes de réductionnisme physicaliste en
philosophie de l'esprit; en particulier dans la polémique contre les Churchland
sur l'IA - voir son fameux argument de la
chambre chinoise qui est une
expérience de pensée conçue comme une réfutation directe du "test de
Turing". Comme Dreyfus et d'autres, et contre Dennett, Millikan, Minsky,
etc., Searle maintient que les machines ne peuvent pas penser au sens où les
hommes pensent car les programmes d'ordinateurs n'ont qu'une syntaxe et pas de
sémantique et par conséquent l'intentionnalité qu'ils semblent manifester n'est
qu'une intentionnalité dérivée et non une intentionnalité intrinsèque comme
celle des esprits humains. Les travaux de Searle portent aussi sur la théorie
des actes de langage où Searle prolonge Austin. Dans son dernier livre, Searle
tente d'appliquer ses propres théories concernant l'intentionnalité et les
actes de langage à la construction des faits sociaux. Le postulat de base de
base est que les faits sociaux se distinguent radicalement des faits bruts
(genre "le chat est couché sur le tapis" ou "le mont Everest est
couvert de neige et de glace") en ce qu'ils sont tous intentionnels et
comportent nécessairement une composante linguistique. Enfin à la différence
des "individualistes méthodologiques" purs et durs, Searle affirme
qu'il y a une intentionnalité collective (les individus peuvent vouloir dire
quelque chose comme "nous" et pas seulement "je pense que tu
penses que..." Tout cela est fort intéressant. Et à lire pour qui
s'intéresse à l'ontologie du social. Mais si j'écris, ce n'est pas pour inciter
à augmenter les droits d'auteur de ce professeur éminent. C'est parce que c'est
un livre à bien des égards révélateur de
l'insularité de la philosophie
anglo-saxonne.
La thèse centrale de Searle ne fait que dire avec les mots et le mode de
discussion de la philosophie analytique et les acquis de la logique ce qu'on
peut déjà trouver chez Dilthey et nous avons une nouvelle version de la théorie
des deux sciences. Ce n'est pas inintéressant mais Searle ne semble pas même
soupçonner que des bons vieux continentaux l'ont précédé d'une bonne centaine
d'années (au moins).
Searle est une réaliste convaincu et je crois qu'il a raison sur ce point.
Mais sa défense du "réalisme externe" a des aspects kantiens qu'il
soupçonne lui-même par moment puisqu'il dit que le réalisme est la
présupposition de toute discussion ontologique sérieuse et y compris des
discussions sur le réalisme et appelle cela un argument transcendantal en
faveur du réalisme. Mais chose curieuse, il accuse l'idéalisme transcendantal
de Kant d'être une version de l'idéalisme de Berkeley! C'est tout bonnement
hallucinant. Dans mon modeste commentaire sur les "Prolégomènes", j'insiste particulièrement sur
cette question. Je traite aussi de cette affaire dans ma recension du livre de Popper.
Searle parle du "scepticisme cartésien". On peut ignorer
l'histoire de la philosophie occidentale, mais à ce point c'est grave. Tout
étudiant en philosophie sait précisément que Descartes n'est pas un sceptique
mais que le cartésianisme peut se comprendre comme une réponse au scepticisme
de Montaigne (c'est explicite dans de nombreux textes de Descartes. Quand
Montaigne dit "Que sais-je?", Descartes lui répond "ego
sum" et tout le reste s'en suit.
Jacques Bouveresse a sans doute raison de préférer Searle à Derrida. Mais il
faudrait que nos amis américains fassent aussi un petit effort de culture.
Ecrit par dcollin
le Dimanche 27 Mars 2005, 14:29
dans "Bibliothèque"
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