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Qu’est-ce qui peut justifier les inégalités ?

Article paru dans "Panoramiques" -

" Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. " Ce limpide article premier de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 recèle les plus redoutables difficultés.

Par exemple, comment concilier l’égalité et les " distinctions sociales " ? Ne sommes-nous pas face à quelque chose d’aussi bizarre qu’un cercle carré ? Cette question se pose avec une acuité accrue face à la domination des idées néolibérales tant dans le champ économique que dans l’ensemble du champ de la philosophie politique. Dès 1974, Robert Nozick, philosophe " libertarien " américain, réfutait radicalement la problématique de l’égalité comme non pertinente. Dans " Anarchie, État, Utopie " (1), il affirme que la justice réside seulement dans le respect des droits individuels qui se résument au droit de propriété. L’égalité est un concept indéfini et dès que l’État redistribue les richesses dans le but d’assurer une plus égalité des ressources ou des revenus, il outrepasse son rôle et devient tyrannique. Il donnait ainsi le coup d’envoi d’un vaste retournement, analysé par plusieurs auteurs (2), du mouvement séculaire " d’égalisation des conditions ". La passion égalitaire dont parlait Tocqueville cédait progressivement la place à un consentement croissant à l’inégalité. Dans son dernier livre, Ronald Dworkin résume ainsi la situation : " L’égalité est une espèce d’idée politique en danger. Il y a encore peu de décennies, tout homme politique se proclamant libéral ou même centriste approuvait une société véritablement égalitaire, au moins comme but utopique. Mais aujourd’hui, même les hommes politiques qui se disent eux-mêmes de centre-gauche rejettent le véritable idéal d’égalité. Ils disent qu’ils représentent un " nouveau " libéralisme ou une " troisième voie " de gouvernement et, bien qu’ils rejettent avec emphase les principes rigides de la " vieille droite " qui soumettent le sort des gens entièrement au verdict souvent cruel des lois du marché, ils rejettent aussi ce qu’ils appellent la croyance bornée de la " vieille gauche " selon laquelle les citoyens devraient être égaux vis-à-vis de la richesse de la nation. " (3)

Par son caractère radical, la position de Nozick semble aisée à réfuter (4). Cependant, si l’État minimal qu’il défend n’est réellement pris au sérieux par aucun dirigeant politique, ses thèses constituent le soubassement théorique des politiques néolibérales orientées vers une privatisation généralisée des fonctions sociales de l’État. Nozick soutient que les individus ont des droits imprescriptibles sur ce qu’ils possèdent et que personne ne peut enfreindre ces droits. La seule égalité réside en ceci que tous ces droits ont autant de valeur les uns que les autres. De là découle selon lui que rien ne justifie qu’on puisse obliger quelqu’un à faire des sacrifices pour les autres. Les individus ont des existences séparées et on ne peut sortir de là sans injustice. Acceptant les prémisses de l’individualisme anarchiste, il montre que le seul genre d’État acceptable est une sorte d’association de protection mutuelle ayant monopole sur un territoire donné. Mais à la différence des théoriciens " vieille droite ", Nozick n’est pas un défenseur acharné de " la loi et l’ordre " ni un partisan enragé du capitalisme – qu’il considère cependant comme le meilleur système économique. Il reconnaît que les individus peuvent légitimement avoir des aspirations égalitaristes comme dans les utopies anarchistes et communistes. Mais il montre que ces utopies ne peuvent se réaliser que dans les conditions de l’État minimal. L’impôt prélevé par l’État n’a pas d’autre fonction légitime que d’assurer la protection des membres de l’association ; c’est une sorte de cotisation volontaire et les contraintes que l’association de protection nous impose ne peuvent rester sans compensation – par exemple, si on m’interdit de conduire telle activité qui risquerait de nuire aux autres, j’ai droit à une compensation (5). Si les impôts sont utilisés pour aider les plus pauvres, alors nous dit Nozick, celui qui paie des impôts est dans la situation de quelqu’un condamné aux travaux forcés, puisqu’une partie du temps de travail est allouée à quelqu’un d’autre. Confronté à l’objection marxiste selon laquelle le salarié est exploité et que, par conséquent, le rapport salarial présuppose l’appropriation par le capitaliste d’une partie du travail de l’ouvrier, Nozick s’en débarrasse avec désinvolture : la théorie marxiste de l’exploitation repose sur la théorie de la valeur-travail. Or, cette théorie est obsolète ; donc il n’y a pas d’exploitation (6).

Nozick commet de nombreuses erreurs théoriques dans sa réfutation de l’égalitarisme et de tout mécanisme étatique d’égalisation. Pointons-en rapidement quelques unes.

1. L’anthropologie nozickienne est une conception archaïque de l’état de nature. Les individus menant une vie séparée et s’appropriant légitimement le produit de leur travail, voilà une des ces " robinsonnades " que Marx raillait. Le travail repose sur la coopération et son produit est d’emblée social dans son essence.

2. Sa conception de la propriété est indéterminée. Tout ce qu’est un individu est ramené à quelque chose qu’il a. Avoir une usine, des terres, une bonne santé ou des aptitudes aux mathématiques sont des " propriétés " du même ordre. Cette confusion lui interdit de comprendre ce qu’est le droit puisque seuls sont reconnus les droits subjectifs.

3. Les conséquences des thèses de Nozick heurtent violemment nos conceptions morales les plus élémentaires et les traditions les plus anciennes de nos organisations sociales. On peut à la rigueur admettre que le fainéant vive misérablement. Mais Nozick est-il prêt à le laisser mourir à la porte de l’hôpital si, d’aventure, aucune âme charitable ne vient à passer ? Même si on admet que chacun est responsable de son sort, quid des enfants ? Pour répondre à ces questions, Nozick s’en remet à la charité privée alors précisément que les Églises d’abord, les États ensuite ont conçu la nécessité de protéger ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes. S’il veut éviter ces conséquences désastreuses, Nozick devrait accepter que la sécurité, c’est aussi la sécurité sociale et mettre le doigt dans l’engrenage de la redistribution.

L’opposition frontale, liberté et propriété contre égalité, est intenable. Il reste que, face à Nozick, les conceptions de l’égalité comme principe de justice sociale sont fort diverses et présentent toutes un certain nombre de difficultés. Depuis Aristote, on sait que l’égalité est la justice elle-même. Mais il faut ensuite distinguer les divers genres d’égalité correspondant aux divers genres de justice. On s’en sort en général en affirmant le principe d’égalité devant la loi, sachant que, par ailleurs, les hommes sont différents ou inégaux – les deux qualificatifs étant le plus souvent malencontreusement confondus. Mais les individus ne sont égaux devant la loi que s’ils sont égaux en dehors de la loi, c'est-à-dire s’ils remplissent les conditions qui les mettent à égalité devant la loi ! Faisant cette constatation (7), Hegel en déduit que l’égalité des droits n’est que la condition formelle, encore abstraite, de la liberté. Elle signifie simplement que tous les individus sont libres ; mais la société moderne est une société complexe, hautement différenciée, et la réalisation de la liberté individuelle, la possibilité pour chacun de faire valoir ses goûts et ses talents propres ne peuvent que conduire au plus haut point l’inégalité. Hegel ne considère pas pour autant que les inégalités sont toutes justifiées. Elles doivent toujours rester compatibles avec le maintien de l’unité organique de l’État qui est la condition même de la liberté des individus. C’est pourquoi Hegel défend à la fois la liberté économique et un rôle important de l’État dans la vie sociale (8). En outre, il défend " le droit de détresse " (Notrecht) : l’affamé a le droit de voler pour se nourrir (9).

Contrairement à une idée reçue (10), la critique de la philosophie hégélienne par Marx n’oppose pas un égalitarisme radical à l’unité organique et différenciée de Hegel. Marx ne se pose pratiquement pas la question de l’égalité car, pour lui, l’égalité signifie qu’on est encore dans le règne du " droit bourgeois ". La société communiste qu’il envisage n’est pas une société égalitaire mais une société dans laquelle le bonheur de chacun est la condition du bonheur du tous – individualisme – et où la règle est " de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins " (11). C’est donc une société différenciée dans laquelle chacun peut développer librement toutes les potentialités qui sont en lui. Je ne discuterai pas ici le caractère utopique ou non de cette conception. Je veux simplement souligner que ce n’est pas chez Marx qu’on trouvera des développements sur la question de l’inégalité et de l’égalité, en elle-même cette problématique est liquidée.(12)

Si le communisme marxien est une utopie ou une perspective fort lointaine et si, par ailleurs, on ne peut se satisfaire ni des thèses libertariennes ni de l’État organique hégélien, il reste à explorer les voies ouvertes par le " libéralisme politique " au sens américain du terme. L’égalité est la vertu première des communautés politiques, dit Dworkin. C’est même, selon Rousseau, la condition première du contrat social, seul fondement légitime du pouvoir politique. En même temps, les inégalités sociales apparaissent inéliminables. Il s’agit donc de définir quelles sont les inégalités justes, sur un fond globalement égalitaire. C’est évidemment l’œuvre majeure de John Rawls qui est au centre de cette discussion (13). S’appuyant sur le contractualisme de Rousseau et la morale kantienne, Rawls tente de définir la structure de base d’une société bien ordonnée autour de deux principes de justice : le principe d’égale liberté pour tous – premier principe auquel il est impossible de déroger – et le principe de différence. Ces deux principes s’articulent à partir de la notion de " biens publics ". L’égale liberté pour tous et le droit de tous les individus à jouir d’un certain " paquet " de biens premiers définit des biens publics qui doivent être garantis par le pouvoir politique, lequel a également pour tâche de lutter contre les maux publics. Les inégalités de goûts, de talents, de naissance, etc., n’ont, en elles-mêmes, aucun caractère moral ou immoral. Rawls propose de les considérer comme des biens qu’il faut mettre au service de tous. Les inégalités de distribution des richesses sont donc justifiées dès lors qu’elles profitent à tous et en priorité aux plus favorisés.

Il pourrait sembler que la Théorie de la Justice nous donne simplement une explicitation de l’article premier de Déclaration des Droits. En réalité, Rawls va beaucoup plus loin. Alors que la Déclaration des Droits limite l’égalité et la justice à la sphère politique et juridique, Rawls soutient que la distribution des richesses et des positions sociales doit être intégrée à la définition du contrat social et en cela il s’oppose clairement à la tradition libérale classique. En deuxième lieu, la notion d’utilité commune est ambiguë. Elle peut être définie de manière utilitariste comme la maximisation du bonheur global, ce qui peut s’accommoder du sacrifice de quelques uns au profit du plus grand nombre. Or, le principe d’égalité de dignité exclut un tel sacrifice. Comme Nozick, Rawls affirme l’inviolabilité des droits individuels. En troisième lieu, Rawls critique radicalement la notion de " mérite " qui constitue le fondement de la justice distributive aristotélicienne. Les avantages que quelqu’un peut tirer de ses qualités propres ne sont pas " mérités " car personne ne mérite d’avoir du mérite ! Si mes traits de caractères m’ont fait courageux ou fort en thème, je n’y ai aucun mérite puisque cela peut fort bien venir de mon éducation ou de mes dispositions naturelles. Enfin Rawls montre que l’égalité politique ne peut être garantie sans la justice sociale ; il faut soustraire le forum public à l’influence de la puissance de l’argent.

La théorie de Rawls est une tentative puissante de rénover le républicanisme classique. Elle souffre cependant de plusieurs faiblesses qui en ont favorisé les interprétations les plus contradictoires. L’idée de justice comme équité (as fairness) a été opposée à l’égalité républicaine et a servi de substrat idéologique au développement du différentialisme dont les conséquences catastrophiques sont aujourd’hui largement connues. Le principe de différence est largement indéterminé et peut légitimer les plus grandes inégalités : après tout, les néolibéraux peuvent arguer que le développement des inégalités profite aux plus défavorisés dont la position serait plus mauvaise si les inégalités étaient moins importantes. Enfin, la Théorie de la Justice est présentée comme une théorie purement politique, indépendante des conceptions " compréhensives " du bien que peuvent partager les individus ou les divers groupes religieux, ethniques, etc. On peut facilement objecter qu’en réalité Rawls défend lui aussi une certaine conception du bien – celle qui a été définie philosophiquement dans les sociétés occidentales à partir de l’époque des Lumières – et que, dans le cas contraire, on voit mal comment pourrait exister ces biens premiers auxquels les individus ont droit à égalité. Les arguments que lui opposent les " communautariens " – par exemple Charles Taylor ou Michaël Sandel – sont loin d’être dépourvus de pertinence. De même, les développements de Dworkin qui veut réconcilier morale et libéralisme politique méritent toute notre attention.

Le débat est donc loin d’être clos. Dans son dernier livre, Tony Andréani (14) propose de distinguer l’égalité entre les groupes sociaux et l’égalité entre les individus. Plaidant pour des rapports sociaux égalitaires, il y voit une condition nécessaire pour égaliser ce qui est le plus important à savoir les conditions de l’autonomie individuelle. " En tant qu’éthique de la liberté et de l’individualité, affirme-t-il, la pensée libérale serait plutôt sympathique si elle n’entrait rapidement en contradiction avec elle-même ou ne se montrait incapable de tenir ses promesses. " Andréani veut aller au-delà de l’égalisation des ressources proposées par Dworkin. L’égalisation des conditions de l’autonomie suppose l’égalisation de tout ce qui relève de la sphère du travail et des rapports sociaux, ce qu’il rattache à l’idée rawlsienne d’égalisation des biens premiers. Mais en sachant que tout, dans cette sphère, ne peut pas être égalisé. Le deuxième domaine est celui des biens sociaux – par opposition aux biens privés. Ce sont tous les biens qui doivent revenir au citoyen en tant que sujet politique et en tant que membre d’une collectivité nationale ou locale. Mais Andréani ajoute qu’il n’y a rien à égaliser dans ce qui concerne la sphère du temps libre. Ces directions de réflexion doivent permettre, selon lui, de redonner du sens à la notion de progrès moral et politique. L’intérêt de cette approche est qu’on ne se contente pas d’un débat formel à partir des grandes catégories philosophiques ; elle s’inscrit dans une dynamique et donc ouvre des voies à l’action.

Denis Collin

NOTES

(1) Traduction française par Évelyne d’Auzac de Lamartine - PUF, 1988

(2) Jean-Claude Guillebaud dans La refondation du monde (Seuil), Emmanuel Todd dans L’Illusion économique (Gallimard) ou Christopher Lasch dans La révolte des élites (Climats), par exemple.

(3) Sovereign virtue – The Theory and Practice of Equality. Harvard University Press, 2000 – page 1

(4) La pensée de Nozick est forte et son argumentation subtile. Une critique approfondie est nécessaire. Voir mon livre à paraître au Seuil, De la morale à la justice sociale.

(5) La théorie des " droits à polluer " en vigueur aux États-Unis et à laquelle les Verts français ont fini par se rallier est très clairement d’inspiration libertarienne. Nozick est le point commun à Madelin et Cohn-Bendit … bien que ces deux-là se soucient certainement de philosophie comme de leur première chemise.

(6) Le professeur d’économie, le consommateur et le rentier peuvent considérer que la théorie de la valeur-travail est obsolète. Mais le producteur, industriel ou artisan, sait très bien que ses coûts s’évaluent en temps de travail.

(7) Voir Encyclopédie des Sciences philosophiques en abrégé, §539.

(8) Version conservatrice : Hegel préfigure l’État corporatiste moderne ; version progressiste : Hegel annonce Keynes …

(9) Voir Principes de la philosophie du droit, §127 et le commentaire qu’en fait Domenico Losurdo dans Hegel et les libéraux, (PUF, 1992, page 11).

(10) Marx disait " je ne suis pas marxiste " et les marxistes, du coup, ont rarement lu Marx !

(11) Si on y réfléchit bien, cette règle est celle de la Sécurité Sociale …

(12) Ce n’est pas le seul point de convergence entre Marx et les libéraux.

(13) John Rawls : Théorie de la Justice (Seuil – Réédition Points). Le livre de Robert Nozick est présenté explicitement comme discussion et une alternative à la théorie de la justice rawlsienne.

(14) Tony Andréani : Un être de Raison. Critique de l’homo œconomicus (Syllepses, 2000)


Ecrit par dcollin le Mercredi 23 Mars 2005, 06:56 dans "Morale et politique" Lu 12730 fois. Version imprimable

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