Les faits et les normes.
Nouvelles réflexions sur Marx et la philosophie.
Révolution et tradition
Je suis venu à la philosophie par Marx – disons plutôt que Rousseau et Marx m'ont conduit, dans ma jeunesse, à délaisser les mathématiques au profit de la philosophie et de l'action politique. Plus tard, mon travail sur Marx devait me ramener à la philosophie que j'avais largement abandonnée à la suite des circonstances de la vie et de la frénésie militante. Ce retour à la philosophie, et singulièrement à la tradition de la philosophie politique et morale, n'est pas, comme pour tant d'autres " déçus du socialisme ", une volonté de me détourner de Marx et rejeter les " illusions " de ma jeunesse. Je suis revenu à la philosophie pour y trouver une vision plus riche et de nouvelles raisons de continuer le combat pour l'émancipation de l'humanité de l'exploitation et de l'aliénation. Contrairement aux affirmations brutales sur la " suppression de la philosophie " et aux interprétations trop rapides de l'énigmatique onzième thèse sur Feuerbach, je suis persuadé que ce que Marx nomme " communisme " n'est rien qu'une reprise particulière, dans les conditions nouvelles du développement du mode de production capitaliste, de l'idéal émancipateur de la pensée philosophique rationaliste, cet idéal qui sans doute prend sa source chez Platon et Aristote, mais que le 17e et le XVIIIe siècle porteront à ses plus hauts sommets dans la culture européenne et dont les grands noms sont Descartes, Spinoza, les philosophes français des Lumières – singulièrement Diderot et les matérialistes – Rousseau, Kant ou Hegel. Je voudrais expliquer ici, pour les lecteurs de Carré Rouge, pourquoi, selon moi, si nous voulons revivifier le courant de pensée issu de Marx, si nous voulons tirer sérieusement et sans concessions le bilan d'un siècle de mouvement ouvrier plus catastrophique qu'exaltant, si nous voulons penser les conditions d'une perspective communiste pour notre temps, alors nous devons retravailler dans cette tradition philosophique. Plus : face à la montée de nouvelles formes d'obscurantisme et à la domination insolente et mutilante de l'idéologie bourgeoise dans la culture, notre tâche est de défendre cette tradition. Enfin, comme nous avons rompu avec le mode de pensée sectaire qui a fait tant ravages, comme nous ne prétendons plus à la vérité absolue, nous devons nous confronter avec la pensée de ceux qui, à partir de prémisses et d'une histoire radicalement différente de la nôtre, essaient de définir ce que serait une société juste et quel sens il faut donner aux mots d'égalité et de démocratie. Je crois que nous avons à apprendre des traditions non-marxistes ou " post-marxistes ".
Être et devoir être : un retour nécessaire à de vieilles questions
Aborder aujourd'hui la question de la philosophie politique en s'installant dans la morale, pour parler comme Éric Weil, ce pourra sembler un retournement complet de perspective et une rupture dans ma propre trajectoire intellectuelle. Après tout, les marxistes n'ont-ils pas de tout temps dénoncé non seulement le moralisme (qualifié généralement de " petit-bourgeois "), mais encore la morale elle-même comme expression idéalisée et mystifiante des intérêts matériels ? Dans Leur morale et la nôtre, Trotski n'a-t-il pas donné la critique décisive de la morale kantienne en lui opposant une morale qui n'est plus à proprement parler une morale, mais un ensemble de règles découlant de la compréhension du mouvement historique et de la stratégie révolutionnaire correspondante ?
Retourner à la morale, est-ce renoncer au communisme de Marx ? Est-ce céder à la mode ? Je crois qu'il n'en est rien. Comme Rubel, je suis persuadé depuis assez longtemps que la pensée de Marx est proprement incompréhensible si on ne lui présuppose pas une visée normative qui lui donne tout son sens. On pourrait imaginer un " marxiste conservateur ", c'est-à-dire quelqu'un qui partage l'explication marxiste de l'histoire, tant qu'on s'en tient à la description des faits, mais ne suit pas Marx quand ce dernier affirme que l'histoire " doit " conduire à la dictature du prolétariat et au communisme. Du reste, Marx lui-même reconnaît sa dette envers les historiens français comme Augustin Thierry, " le père de la lutte de classes dans l'historiographie française ". L'historiographie française contemporaine, quant à elle, reconnaît sa dette envers Marx. C'est le cas de Fernand Braudel, qui n'était pas spécialement révolutionnaire, n'avait aucun rapport avec les marxistes officiels et dont, cependant, une partie de l'œuvre peut se lire comme un développement et un approfondissement de la conception matérialiste de l'histoire. On pourrait encore citer les contributions importantes des historiens marxistes à la compréhension du passage du féodalisme au capitalisme, à la question du nouveau servage en Europe orientale, etc.. Toute cette partie du travail de Marx qui fait de lui un historien, un sociologue ou un économiste est loin d'être sans intérêt et beaucoup des ignorants prétentieux qui donnent le ton aujourd'hui en jetant Marx dans la poubelle de l'histoire, seraient bien avisés de faire preuve d'humilité et de se plonger dans cette œuvre scientifique immense qu'ils condamnent sans l'avoir lue. Mais ce qui fait l'importance philosophique et politique de Marx est ailleurs. En effet, de la simple description de la lutte des classes, on ne peut tirer qu'une chose : les classes les plus fortes triomphent ; et comme la classe ouvrière depuis un siècle est régulièrement battue ou, quand elle semble triompher, sa victoire lui est confisquée par une nouvelle caste dont la domination peut sembler encore pire que celle des exploiteurs capitalistes, un " matérialiste historique " pourrait conclure que le classe ouvrière est en réalité impuissante à s'émanciper et qu'elle n'est pas plus capable de prendre la direction de la société que ne l'ont été, en leur temps, les esclaves ou les serfs. Des faits et de l'étude scientifique des faits, on ne peut rien tirer d'autre, si on ne s'en tient qu'aux faits, ou si, comme dirait Rousseau, on raisonne par ce " raisonnement de Caligula " qui conclut du fait au droit.
Matérialisme historique et dimension normative
On peut même aller un peu plus loin et constater que le matérialisme historique en tant que théorie de l'histoire comprend des béances incompréhensibles. On n'y trouve aucune véritable théorie des classes sociales – il y a une théorie du rapport social capitaliste, ce qui n'est pas du tout la même chose – et la théorie de l'État est assez squelettique pour avoir pu prêter à toutes les interprétations – Marx anarchiste, Marx réformiste, Marx léniniste, etc.. On dira que Marx n'a pas eu le temps de s'occuper de tout cela. Cette explication n'est pas très convaincante : compte tenu de la place que les classes sociales et l'État jouent dans le matérialisme historique standard, il aurait bien pu se rendre compte qu'il était plus décisif de tirer ces questions-là au clair que l'aller apprendre le russe pour comprendre la nature de la propriété paysanne dans l'empire tsariste, ou de se lancer dans les mathématiques pour donner de nouveaux raffinements aux schémas de la reproduction ou de la transformation des valeurs en prix. Certes, Marx a pu ne pas être cohérent et l'on cherchera les raisons psychologiques qui l'entraînent toujours dans de nouvelles directions et qui diffèrent l'achèvement de son œuvre principale, cette œuvre annoncée dès le début des années 1850 et dont le premier volume seulement paraît en 1865. Mais on peut aussi admettre que les classes sociales et l'État n'avaient pas besoin d'une élucidation théorique de même nature que celle du capital, puisqu'il s'agit de concepts politiques qui n'ont pas de valeur explicative mais entrent seulement en jeu dans la détermination de l'action pratique.
La présentation que je viens de faire peut choquer les marxistes, même non dogmatiques. Mais on ne peut guère éviter les difficultés voire les paradoxes que j'ai soulignés si on s'obstine à faire de la pensée de Marx une théorie scientifique de l'histoire. Marx, comme ses grands maîtres Machiavel et Spinoza, cherche à penser la politique scientifiquement, et non à partir de principes moralisateurs a priori. Si on veut agir efficacement (transformer le monde et non se contenter de l'interpréter de diverses manières), il faut le connaître tel qu'il est et non tel qu'on voudrait qu'il soit. La politique est d'abord une science expérimentale. Mais le simple fait de poser la question de cette manière présuppose qu'on veut agir, c'est-à-dire qu'on s'est fixé une norme préalable qui légitime l'entreprise de compréhension scientifique du monde. À moins d'admettre, comme un vieil hégélien, que l'histoire universelle, étant l'effort de l'esprit pour se libérer, fournit en elle-même ces normes. C'est possible, mais à condition de renoncer à tout matérialisme et de retourner à la théologie hégélienne – comme bien souvent les marxistes l'ont fait sans même s'en apercevoir.
Sauf à prendre cette voie idéaliste – quoique fort respectable – on comprendra ce qui est propre à Marx comme l'effort pour articuler un projet moral et politique émancipateur à une compréhension scientifique des rapports sociaux. Autrement dit, la pensée de Marx dans sa totalité n'a de sens qu'en présupposant une visée normative et éthique, qui, quoique rarement explicitée ou souvent déguisée sous les apparences de la nécessité objective, constitue la couche la plus profonde du " marxisme " de Marx. Puisque le mode de production capitaliste n'est condamné que pour autant que les prolétaires de tous les pays s'unissent et agissent consciemment en vue de la construction de nouveaux rapports sociaux libérés de l'exploitation et de l'oppression, c'est bien qu'il faut autre chose que la nécessité objective. Et en l'absence de cette autre chose, le mode de production capitaliste survivra ou bien se transformera dans une nouvelle société d'oppression – qui d'ailleurs pourrait présenter quelques-uns des caractères que Marx pouvait attribuer à la société communiste du futur. Autrement dit, l'action politique orientée d'après des normes idéales constitue le composant essentiel de la pensée de Marx si on veut lui rendre sa cohérence. L'analyse de l'exploitation comme mécanisme objectif est une chose. Mais pourquoi ne pas se mettre du côté des exploiteurs ? Tout simplement parce que ce n'est pas " bien " ou pas " juste ". Et c'est dans cette conception du " bien " que s'ancre ce qu'on a appelé si longtemps le socialisme. La lutte des classes le montre : chaque revendication matérielle devient le point de départ de quelque chose de bien vaste que la revendication elle-même : en luttant pour vivre décemment, les ouvriers luttent pour la dignité, pour n'être point traité comme des chiens, pour que leurs droits soient respectés, etc.. Si le communisme est l'expression d'un mouvement qui se passe sous nos yeux, c'est précisément en cela qu'il est porteur de cette aspiration spontanée des opprimés à la justice.
L'expérience du mouvement ouvrier
On pourrait ajouter que le refus de comprendre à l'intérieur de la pensée de Marx une dimension normative n'a pas été sans conséquence grave sur le destin du marxisme et du mouvement ouvrier en général. Le refus de toute morale qui transcenderait la défense des intérêts de classe ou les conditions historico-politiques de son exercice est un des traits que partagent différents courants marxistes révolutionnaires. Pour ces marxistes-là, il n'y a aucune place pour une morale autonome : puisque la seule action qui vaille est la révolution, l'action morale s'identifie à la mise en œuvre de la stratégie révolutionnaire. Ils peuvent se prévaloir d'ailleurs de nombreuses citations de Marx allant dans ce sens. Il va de soi que si le marxisme est une science et si la révolution est la conséquence logique des enseignements de cette science, aucune norme extérieure ne peut s'imposer à l'action révolutionnaire. Par conséquent le mensonge, la violence, l'utilisation de la terreur révolutionnaire et tutti quanti ne sont nullement des comportements condamnables en soi, ils doivent toujours être jugés uniquement du point de vue de leur adéquation comme moyens aux fins ultimes de la révolution. Ainsi, la question de savoir si le pillage des banques est un moyen légitime pour financer le parti n'est qu'une simple question tactique – on sait que c'est dans cette tactique qu'un certain Koba, devenu Staline un peu plus tard, commença par s'illustrer. Si le pillage des banques est légitime, les affaires plus ou moins crapoteuses sont également des moyens légitimes de financement du parti, et ainsi de suite. On connaît les résultats de tout ceci : au nom du fait que les moyens douteux seront justifiés par la bonne fin, ces pratiques sont légitimées et, avec elles, la corruption qui envahit peu à peu les rangs révolutionnaires. Plus grave : puisque seule la fin révolutionnaire donne le critérium de la justice, la démocratie n'est qu'un moyen au service de cette fin ; mais si, par hasard, la démocratie – qui est souvent fort bavarde – s'avère inadéquate pour les besoins urgents de l'action, il est alors légitime de donner congé à la démocratie. On lui donne congé dans les rangs des militants ouvriers puis on lui donne congé dans la société tout entière. Faute de pouvoir convaincre le peuple, on dissout l'Assemblée Constituante russe dont, pourtant, on avait demandé la convocation. Et on peut écrire : " Croire à la possibilité de restaurer la démocratie, dans toute sa débilité, c'est se nourrir de pauvres utopies réactionnaires. "
Ces conceptions ont eu des conséquences catastrophiques et ont rendu ces marxistes sincères – souvent des hommes de caractère et d'une grande vertu – incapables de combattre le mal quand il s'est dressé devant eux sous les espèces du totalitarisme stalinien. Le stalinisme n'est pas en germe chez Marx, et même pas dans Lénine, mais les faiblesses du marxisme et du marxisme réinterprété par Lénine lui ont laissé le champ libre. L'horrible livre de Trotski, Terrorisme et Communisme (1920), en est sans doute l'exemple le plus clair, puisqu'on y trouve pêle-mêle la justification de la militarisation des syndicats, du travail forcé, c'est-à-dire d'une sorte d' " esclavage communiste " et de la suspension de tous les droits et de toutes les garanties minimales de protection des personnes. Il y a dans tous les raisonnements de " l'amoralisme marxiste " une double faille :
- Admettons que la maxime qui dit que la fin justifie les moyens soit une maxime au fond tout à fait acceptable. Pour que la fin rende justice des moyens, encore faut-il que la fin soit accomplie. Or, l'écart temporel entre la mise en œuvre des prétendus moyens et la réalisation de la fin est si grand que l'invocation des fins n'est bientôt qu'une invocation religieuse (souffrez sur terre, vous serez récompensés au paradis !) ou un habillage idéologique pour des pratiques qui finissent par être à elles-mêmes leur propre fin – préserver le pouvoir, même le micro-pouvoir, de la minorité qui prétend " faire la révolution ".
- Si la fin révolutionnaire est la seule norme des moyens de l'action, encore faut-il une procédure qui permette de tester cette adéquation des moyens à la fin poursuivie. Comme une telle procédure n'existe pas et comme Dieu ne se manifeste guère à nous autres, pauvres pécheurs, dans la pratique du marxisme révolutionnaire, c'est le parti, auto-institué représentant de la classe ouvrière qui décide souverainement de ce qui est bien ou non en fonction de la fin dont il est le dépositaire.
Cette double faille est en réalité la conséquence de l'idée de la toute puissance du parti, qui décide souverainement du bien et du mal, parce qu'il est le représentant des " vrais " intérêts historiques de la classe ouvrière, y compris contre la classe ouvrière existant empiriquement qu'on pourra qualifier, selon les moments de classes ouvrière embourgeoisée, d'aristocratie ouvrière ou encore de classe ouvrière " spontanément trade-unioniste ". Il est le représentant de l'universel – au nom de la définition que Marx donne du parti communiste dans le Manifeste. Ces thèses sont celles de Que Faire ? de Lénine, du Terrorisme et Communisme de Trotski et elles forment la charpente de la pensée de l'Internationale Communiste bolchévisée à coups de 21 conditions et de mise au pas des PC sous les ordres de Moscou. Or, de tout cela ce n'est pas le stalinisme qui en est la cause. Le stalinisme n'a pu triompher qu'en s'appuyant précisément sur cette pensée commune du marxisme bolcheviste. Il n'en est certes pas la conséquence directe. Mais le terrain était favorable.
Le gigantesque avortement du mouvement ouvrier révolutionnaire, de ce mouvement ouvrier qui avait refusé la boucherie de 14-18, est lié à cette conception proprement idéologique et religieuse du marxisme " théorie scientifique du prolétariat ", de ce " socialisme scientifique " chimérique qui a perverti les esprits au point que les pires crapuleries pouvaient se retrouver sanctifiées par les grands prêtres de la " science " de la révolution. Les lecteurs de Carré Rouge le savent bien : cette perversion n'a pas même besoin des moyens du pouvoir d'État et de la police politique pour se répandre et semer ses effets délétères. Il est donc impossible de reconstruire une alternative raisonnable à notre situation présente sans redonner vigueur à la dimension morale de la pensée émancipatrice de Marx. Le parti, l'organisation, l'action politique, rien de tout cela ne peut définir une norme. Ce ne sont que des moyens en vue d'une fin qui n'est pas une fin particulière, mais ni plus ni moins que le " règne de la liberté ", selon l'expression de Marx lui-même. Ce sont donc les conditions rationnelles de ce " règne de la liberté " qui dictent et les critères moraux de l'action et les procédures de décision.
Il faut essayer de comprendre jusqu'à la racine en quoi consiste l'erreur fondamentale de " l'amoralisme marxiste ". L'élimination de la dimension proprement morale par dissolution dans la connaissance rationnelle de la nécessité est caractéristique de la philosophie rationaliste classique, Hegel inclus. Seuls ou presque, Rousseau et Kant se placent sur ce point en opposition à l'optimisme de la philosophie des Lumières. Si, comme j'y reviens un peu plus loin, Marx est loin d'être étranger à la pensée de Rousseau et de Kant, il reste que l'interprétation dominante de la pensée de Marx est celle d'une conception de l'histoire où les actions humaines sont entièrement soumises à la nécessité historique et que les arguments en faveur de cette interprétation ne manquent pas. Ainsi l'amoralisme marxiste est l'amoralisme hégélien – un amoralisme que Hegel assume fièrement, en particulier dans ses leçons sur la philosophie de l'histoire. C'est aussi peut-être l'amoralisme de Spinoza, pour qui les notions de bien et de mal ne sont que des notions relatives à l'homme mais dépourvues absolument parlant de tout contenu réel, ce même Spinoza pour qui le mal n'est jamais autre chose que l'expression d'une connaissance inadéquate. Il reste qu'est parfaitement fondée la critique du moralisme, telle qu'on la trouve chez Spinoza, Hegel, Marx ou Nietzsche, cette critique qui soupçonne derrière nos sentiments moraux quelque chose qui agit " par-delà le bien et le mal ". Comme le remarque Yvon Quiniou : " l'ontologie matérialiste du marxisme converge avec celle de Nietzsche et de Freud – par-delà les différences de contenus – pour exclure la figure du sujet souverain et originaire propre à l'humanisme spiritualiste et pour affirmer, sur fond de finitude ontologique, que c'est la vie qui détermine la conscience et non l'inverse. L'hypothèse d'une conscience morale transcendant la vie et émanant de ce Sujet en sort bien évidemment détruite. "
Le problème auquel nous sommes confrontés est celui-ci : la critique matérialiste doit-elle nous conduire à renoncer à toute morale ou, inversement, si nous voulons garder sa place à la morale universaliste, faut-il renoncer à bénéficier des avancées de la critique des " maîtres du soupçon "? On ne peut sortir de ce dilemme qu'en montrant qu'il est possible de refonder une morale sans Sujet transcendant, dont Yvon Quiniou affirme que nous pouvons repérer la présence chez Marx. Le travail entrepris depuis de nombreuses années par Habermas vise aussi à répondre positivement à cette exigence. L' " éthique de la discussion " vise à dégager sur un fondement sociologique et anthropologique la possibilité d'une morale universaliste de portée aussi forte que la morale kantienne.
La philosophie politique aujourd'hui
Parce que nous devons tirer jusqu'au bout les " leçons de notre histoire ", nous devons nous confronter sérieusement à la pensée politique contemporaine. Être fidèle à l'esprit de Marx, c'est se hausser au niveau d'exigence qui est le sien : non pas ressasser les polémiques du siècle passé mais nous situer dans le débat présent. Nous devons reconnaître que nous avons à apprendre de certains des philosophes d'aujourd'hui, alors même que l'antihumanisme théorique, la domination des sciences humaines et les diverses figures du gauchisme théorique et du post-modernisme s'étiolent. Ainsi, même si des gens comme Rawls et Habermas sont utilisés dans l'arsenal théorique de la social-démocratie – du moins quand la social-démocratie condescend à s'intéresser à la théorie – les préoccupations de ces deux importants philosophes ne sont pas si éloignées que cela de nos propres préoccupations.
Premier exemple, la double critique du libéralisme et du républicanisme classique chez Habermas, débouchant sur l'idée d'une " démocratie radicale ", peut recevoir une interprétation quoi va bien au-delà des discours convenus sur l'État de droit. Dans son avant-dernier livre publié en France, Droit et démocratie, Habermas ne se contente pas de défendre l'État de droit comme le font les bourgeois libéraux et les sociaux démocrates, il pose comme question centrale la question de la légitimité du droit lui-même : à quelles conditions les normes qui règlent la vie sociale peuvent-elles légitimement avoir force de loi ? La réponse qu'il donne à travers la théorie de la discussion suppose à la fois la critique du libéralisme et celle du républicanisme traditionnel. Il fait remarquer de manière fort pertinente que : " Le pivot du modèle libéral n'est pas l'autodétermination démocratique des citoyens rassemblés pour délibérer, mais l'imposition des normes de l'État de droit à une société fondée sur l'économie, censée assurer l'intérêt commun conçu comme étant essentiellement apolitique, en satisfaisant les attentes de bonheur des particuliers qui participent activement à la production. " C'est pourquoi l'État libéral peut au fond se passer de la démocratie tout en restant un " État de droit ", ce qu'affirment tous les penseurs libéraux conséquents. D'un autre côté, Habermas critique le républicanisme traditionnel dont la conception est celle d'une " communauté éthique institutionnalisée par l'État ". À cette conception, il reproche précisément de rester centrée sur l'État et de ne pas être adaptée à la complexité du monde moderne qui dépasse nécessairement les cadres des États nationaux. Ce sont les faiblesses de cette conception républicaine traditionnelle qui, selon Habermas, donnent leur force aux critiques des libéraux. L'idée d'une démocratie radicale apparaît comme le moyen de dépasser (et surmonter) cette contradiction dans laquelle s'enferme le débat en philosophie politique. Si la pensée politique traditionnelle, prise dans les figures de la philosophie de la conscience, impute la pratique d'autodétermination à un sujet de la société dans son ensemble – ici Habermas vise aussi bien la " volonté générale " rousseauiste que " la classe ouvrière en soi et pour soi comme sujet de l'histoire universelle – ou à la domination anonyme des lois, il s'agit maintenant de donner la place centrale au processus effectif de formation de la volonté générale. Habermas cherche à penser la démocratie dans une " société décentrée ", dans une conception qui " n'est plus obligée d'opérer avec le concept d'une totalité centrée sur l'État et représentée comme un macro-sujet agissant en fonction d'un but précis. " Contre les libéraux, il s'agit donc d'affirmer que c'est la délibération en commun qui décide des normes et règles valables pour l'ensemble de la société ; contre les illusions de l'État sujet, représentant ou incarnation de la volonté générale ou de l'Esprit universel à la mode hégélienne, il s'agit d'une critique pratique de la bureaucratie et de la promotion d'une démocratie effective. Habermas ne cite pas Marx explicitement mais préfère se référer à Hannah Arendt dont la conception de la démocratie est fortement influencée par le " conseillisme ", celui de Rosa Luxemburg ou celui de la révolution hongroise de 1956 ; cependant, on peut assez facilement montrer les liens entre cette " démocratie radicale " et les conceptions de Marx et Engels dans les années 1875 à 1895 qui tentent de penser l'avènement du socialisme à travers le " self government ", généralisant l'expérience de la Commune de Paris.
Le second exemple est celui de John Rawls dont la Théorie de la justice est un livre important. Partant de la nécessité d'inclure dans le " contrat social " la répartition des positions sociales et économiques et l'affirmation de l'égale liberté pour tous, la Théorie de la Justice peut fournir les éléments d'une critique forte des sociétés reposant sur le mode de production capitaliste. Bien que l'on puisse interpréter les positions de Rawls et notamment son principe de différence dans un sens purement social-démocrate voire dans un sens libéral, je crois que les prémisses de la philosophie de Rawls sont radicalement antagoniques avec ce genre d'interprétation. Ce n'est pas un hasard si un libéral bon teint comme Michel Meyer accuse Rawls d'être une sorte de marxiste égalitariste déguisé. En effet, sur plusieurs points-clés, la philosophie de Rawls constitue une réfutation des fondements même de l'idéologie dominante :
- Rawls refuse l'utilitarisme, c'est-à-dire la philosophie qui constitue le complément le plus adéquat de l'économie politique bourgeoise. Pour lui l'utilitarisme ne peut pas être le principe d'une société bien ordonnée. Par conséquent le principe d'utilité doit être soumis à un principe de justice non utilitariste.
- La théorie de la justice ne condamne pas a priori toute inégalité, · mais soumet ces inégalités au principe d'égale liberté. Or ce principe d'égale liberté pour tous, s'il est pris au sérieux est inapplicable dans une société où les relations sociales sont des relations entre ceux qui disposent des moyens de production et ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail pour vivre. Sur la base des rapports sociaux capitalistes, il n'y a aucune égale liberté possible entre le magnat de la finance et l'ouvrier ou le chômeur.
- Le principe central de Rawls est le principe kantien d'universalisation, c'est-à-dire qu'une loi est juste si et seulement si un être raisonnable peut la vouloir comme loi universelle. C'est la signification de la " position originelle " rawlsienne dite du " voile d'ignorance ". Dans la position originelle, les individus participant au contrat social ignorent quels sont leurs propres avantages ou leur propre position sociale et par conséquent, raisonnablement, ils devront choisir comme principe de justice un principe qui maximise la plus mauvaise situation possible. De manière kantienne directement ou rawlsienne, personne ne peut vouloir une société fondée sur l'esclavage parce qu'aucune personne sensée ne voudrait être esclave, ainsi que Rousseau l'avait déjà démontré dans Le Contrat Social. Si en accord avec Marx, je peux montrer que le mode de production capitaliste est, au fond, une nouvelle variante de l'esclavage, le capitalisme ne pourrait pas être un principe d'organisation choisi par une personne sensée placée sous le voile d'ignorance – personne ne peut vouloir être exploité, si exploitation égale esclavage !
- Rawls viole le dogme central de la pensée politique bourgeoise : l'indépendance réciproque de la sphère politique – à la rigueur soumise au contrat et à la délibération des citoyens – et de la société civile réglée par le droit de propriété et liberté de chacun de poursuivre ses propres buts égoïstes. L'économie n'est pas une question technique mais une question politique centrale et la distribution des richesses (ce qu'on appelait jadis la justice distributive) n'est pas en principe l'affaire du marché, mais d'abord celle de la délibération politique – même si, ensuite, Rawls considère qu'une société juste fait confiance au marché, mais pas nécessairement au capitalisme, pour allouer aux mieux les ressources entre les différents secteurs et stimuler le progrès économique. C'est pourquoi Rawls ne place pas la propriété parmi les droits de base correspondant au " paquet de base " de libertés dont chaque homme est doté par nature.
- Enfin, au-delà des discussions sur le principe de différence et des ambiguïtés qu'il recèle, Rawls construit une philosophie politique qui n'est pas " neutre " ; elle se place d'un certain " point de vue ", puisque le principe de différence stipule que les inégalités justes sont les inégalités qui profitent d'abord aux plus défavorisés. Autrement dit, Rawls fait du point de vue des plus défavorisés le point de vue " juste " à partir duquel on doit juger des règles de la vie sociale. Si on en reste à la définition marxienne du prolétariat comme la classe de ceux qui sont " libres " de toute propriété et n'ont pas d'autre ressource que de vendre leur propre peau, il me semble qu'il y a bien un convergence fondamentale entre les théories de la justice d'inspiration kantienne-rousseauiste comme celle de Rawls et le " point de vue marxiste " sur la société.
Ces deux exemples illustrent assez clairement la situation dans laquelle nous sommes. Soit nous nous contentons de remâcher sans cesse les mêmes idées en espérant que les incantations feront ressurgir un passé mort et enterré. Soit nous prenons au sérieux la question de l'émancipation humaine, dans toutes ses dimensions et nous intervenons de plain pied dans un débat philosophique qui est un débat politique au plus haut point. La portée émancipatrice de la pensée de gens comme Habermas ou Rawls ne doit absolument pas être laissée de côté, d'autant qu'elle peut, à bien des égards, nous aider à définir ce que peut être une société alternative au capitalisme tardif.
La morale de l'émancipation
L'interprétation standard du marxisme repose sur l'idée que la contradiction entre forces productives et rapports de production conduit " nécessairement " - d'une nécessité semblable à celle des lois de la nature – au renversement des rapports sociaux capitalistes. Autrement dit, la révolution prolétarienne et le communisme apparaissent comme des produits de la nécessité historique, des fameuses " lois de l'histoire ". L'émancipation de la classe ouvrière n'est donc plus vraiment la fin mais seulement le moyen par lequel s'accomplit le destin de l'histoire universelle : en combattant contre l'oppression de l'État bourgeois et contre les exploiteurs capitalistes, les ouvriers, plus ou moins consciemment, ne font qu'être les agents d'un processus qui les dépasse. Nous avons tous répété des phrases commençant par " Ce n'est pas pour des raisons morales que … ". Il faut, au marxisme standard, évacuer tout ce qui renvoie à autre chose des lois scientifiques, la prétention à la scientificité du matérialisme historique étant à ce prix. Or, cette reconstruction du marxisme n'a rien à voir avec Marx lui-même. Marx hérite de la philosophie classique allemande et de la Révolution française l'idée que l'histoire est ce dans quoi s'accomplit non un processus économique, mais la liberté humaine elle-même. Kant, Fichte, Hegel : voilà les premières sources de la pensée de Marx et, à l'oublier, on rend Marx méconnaissable. J'en donnerai un exemple extrait des œuvres de jeunesse et un exemple puisé dans les textes de la maturité, ce qui nous évitera quelques-uns des sempiternels débats sur le jeune et le vieux Marx ou l'opposition d'un jeune Marx philosophe et critique et d'un vieux Marx scientiste et assagi.
L'introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel est un des textes les plus fameux dans lesquels Marx annonce sa rupture avec la philosophie idéaliste allemande. Les extraits sur la religion (qui est " le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit. Elle est l'opium du peuple. ") ou sur la nécessité de surmonter la philosophie en la réalisant sont trop connus pour qu'on insiste. Pourtant, quand on relit ce texte, on ne peut qu'être frappé de sa tonalité kantienne. Critiquant aussi bien le parti " pratique ", qui tourne le dos à la philosophie, que le parti " théorique " qui commet l'erreur symétrique de se contenter d'une émancipation en idée, Marx affirme pourtant sa filiation avec la philosophie allemande : " La preuve évidente du radicalisme de la théorie allemande, donc de son énergie pratique, c'est que son point de départ est l'abolition radicale et positive de la religion. La critique de la religion s'achève par la leçon que l'homme est, pour l'homme l'être suprême, et donc par l'impératif catégorique de bouleverser tous les rapports où l'homme est un être dégradé, asservi, abandonné, méprisable ". L'expression impératif catégorique dans un texte consacré à la philosophie de Hegel est sans la moindre ambiguïté : c'est à la morale du vieux Kant que le jeune Marx fait appel ici. L'impératif catégorique a un sens bien précis : c'est le commandement qui n'est soumis à aucune condition, c'est-à-dire, plus précisément, à aucune condition empirique. Autrement dit : il faut inconditionnellement renverser tous les rapports sociaux qui dégradent, asservissent l'homme ou le jettent dans une condition méprisable. Il ne faut pas attendre que la conjoncture soit bonne ; il ne faut pas soumettre l'émancipation humaine à la réunion des conditions objectives ou à la nécessité historique. Voilà ce qu'est un impératif catégorique, un impératif auquel on ne peut pas échapper dès lors qu'on est guidé par sa raison, c'est-à-dire dès lors qu'on se conduit en sujet libre au sens de Kant. Or ce que fait la critique de la religion, selon Marx, est d'abord ceci : " La critique de la religion détrompe l'homme afin qu'il pense, qu'il agisse, qu'il forge sa réalité en homme détrompé et revenu à la raison, afin qu'il gravite autour de lui-même, c'est-à-dire autour de son véritable soleil. " Revenir à la raison, c'est graviter autour de soi-même : comment ne pas penser dans cette métaphore astronomique à la formule par laquelle Kant définit sa propre philosophie ? La " révolution copernicienne " kantienne est celle dans laquelle on cesse de faire graviter le sujet connaissant autour de l'objet connu pour placer au point de départ de toute philosophie les conditions a priori de la connaissance, c'est-à-dire pour placer au centre le sujet connaissant (qui gravite autour de lui-même).
Continuons. Marx nous dit que l'homme est pour lui-même son véritable soleil, qu'il est pour lui-même " l'être suprême ". On pourrait rattacher cette formulation à la tradition de Spinoza : si les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils sont amenés nécessairement à considérer que l'homme est un dieu pour l'homme. Sans aucun doute, la tradition spinoziste influence-t-elle fortement la pensée de Marx. Mais, dans le présent contexte, c'est bien plutôt à une formule kantienne qu'il faut penser – bien qu'en dernière analyse, cela ne soit pas contradictoire. C'est en effet Kant qui dit que la personne humaine (l'homme au sens générique de ce qui est proprement humain) est une fin en soi et ne doit jamais être considérée comme un moyen. Qu'est-ce donc que l'exploitation sinon la transformation de la fin en soi qu'est l'homme en moyen de la production de la plus-value ? L'humanisme kantien et l'humanisme du jeune Marx sont vraiment très proches.
La conséquence évidente et immédiate de cette conception qui fait de l'homme le centre, c'est que l'impératif catégorique marxien est celui de " l'émancipation universellement humaine ". Dans la révolution communiste, au sens de Marx, il ne s'agit pas de l'émancipation d'une classe particulière, mais du fait qu'une classe particulière puisse, à partir de sa situation particulière, entreprendre " l'émancipation générale de l'humanité. "
Impératif catégorique, universalisme, considération de l'homme comme fin en soi : les piliers de la métaphysique des mœurs kantienne sont réunis et constituent bien la charpente de cette introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel. On se demande même par quelle sorte d'étrange aveuglement cela n'a pas été vu plus tôt. Qu'est-ce que Marx reproche donc à la philosophie classique allemande ? Une seule chose : de n'être pas " réelle ", de rester purement spéculative. Ce qu'il s'agit de faire, c'est d'agir en vue de la " réalisation de la philosophie ", ce qui est le moyen de la " surmonter " (c'est le aufheben hégélien). Réaliser la philosophie pour la surmonter, ce n'est pas la jeter aux orties – Marx critique explicitement ce parti " pratique " qui rejette la philosophie. C'est faire en sorte que les principes de la philosophie deviennent les principes de la vie sociale, ne restent pas des principes idéaux qui, restant séparés de la vie, auraient finalement la même fonction que la religion. Or, " la critique a saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la chaîne, non pour l'homme porte une chaîne sans rêve ni consolation, mais pour qu'il secoue la chaîne et qu'il cueille la fleur vivante. " Bref, il semble bien qu'on pourrait, sans trop forcer le trait, résumer l'impératif catégorique de Marx par la formule suivante : Agis en vue de transformer la société de telle sorte que les principes de la morale kantienne constituent la règle des rapports entre les individus.
On comprend donc que ce jeune Marx, humaniste, pénétré de ce qu'il y a de meilleur et de plus sublime dans la philosophie allemande, n'ait pas plu aux spécialistes de la coupure épistémologique et de l'anti-humanisme théorique. Pourtant, si la pensée marxienne subit des transformations et même une véritable révolution entre ces textes de jeunesse et Le Capital, je crois qu'on peut voir facilement que l'inspiration morale initiale demeure, toujours aussi vive. Peut-il lire le livre premier du Capital en faisant abstraction de l'indignation morale qui le sous-tend, en laissant de côté ce pathos et cette véritablement dramaturgie qui en font un livre absolument singulier dans toute la production de l'économie politique ? Ce qui – entre autres – fait du Capital une " critique de l'économie politique " et non un simple " traité marxiste d'économie politique ", c'est précisément que le fait, analysé soigneusement, est opposé au " devoir être ", c'est-à-dire à des considérations, en dernier ressort, morales – vous pouvez employer un autre qualificatif parce que vous êtes devenus rebelles au terme " morale ", cela n'y changera rien.
Mais comme j'ai parlé plus haut de Kant, je crois qu'on peut y revenir très précisément à propos du Capital. Il y a un texte fameux, placé par Engels en conclusion du livre III dans lequel Marx oppose le règne de la nécessité et le règne de la liberté. J'ai déjà abordé l'analyse de ce texte dans mon livre sur la fin du travail. J'y reviens ici plus brièvement.
Évoquant les perspectives du communisme, Marx écrit : " À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. " La sphère de la production est celle dans laquelle l'homme est soumis à la causalité naturelle car " Tout comme l'homme primitif, l'homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l'homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de production. " Et Marx ajoute : " Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s'élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en même temps se développe le processus productif pour les satisfaire. " Dans ce cadre, une certaine forme de liberté peut cependant exister : " Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu'en ceci : les producteurs associés — l'homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d'être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d'énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l'empire de la nécessité n'en subsiste pas moins. " La liberté dont il s'agit est une liberté limitée, elle n'est pas le libre développement des potentialités qui sont en l'homme, qui ne peut s'accomplir qu'au-delà de la sphère de la production matérielle. C'est une liberté qui consiste à pouvoir adopter les moyens les plus adéquats en vue d'une certaine fin. Une liberté qu'on pourrait dire " pragmatique " pour parler en termes kantiens. Mais " c'est au-delà que commence l'épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu'en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. " Nous retrouvons donc ici la dualité kantienne : celle qui oppose au règne de la causalité naturelle le règne de la liberté que Kant appelle " règne des fins " et que Marx définit comme la sphère dans laquelle l'homme est à lui-même sa propre fin, reprenant, soit dit en passant, exactement la formulation de 1844. Là encore, on ne peut pas imaginer que ce rapprochement soit dû seulement au hasard. Sur ce point encore, comme dans le texte de 1844, la différence essentielle avec Kant tient en ceci : Marx pose la question des conditions matérielles qui permettent l'avènement " effectif " de ce règne des fins au lieu de le postuler seulement comme un idéal régulateur. Autrement dit, la morale de Kant doit être complétée par une éthique matérielle. Mais la conclusion du livre III du Capital nous rappelle cependant que l'homme reste à jamais un " être amphibie " (l'expression est celle de Kant) qui vit à la fois dans le règne de la nécessité et dans celui de la liberté.
Défense de la philosophie …
Loin donc de considérer la pensée de Marx comme opposée à la tradition philosophique, on doit la considérer comme un accomplissement possible, mais aussi comme un accomplissement partiel. Marx pose une question déterminée : comment les idéaux moraux de la philosophie rationaliste classique peuvent-ils s'accomplir historiquement ? Et, à cette question, il apporte une réponse circonstanciée en montrant pourquoi et comment les rapports sociaux qui asservissent l'homme peuvent être renversés.
De cela, on peut tirer quelques conclusions :
- La pensée de Marx n'est pas une philosophie totale ; elle n'est pas un système achevé qui remplacerait toute l'ancienne philosophie et ne lui laisserait qu'un intérêt historique ou archéologique. Du reste, la pensée de Marx n'est pas vraiment dirigée contre la philosophie en général, mais contre les systèmes théoriques achevés du genre de ceux que l'idéalisme allemand a produits.
- Par conséquent, on peut tout à la fois être marxiste et kantien ou marxiste et spinoziste ou marxiste et aristotélicien, tout simplement parce qu'il n'y a pas une " philosophie marxiste ", le fameux " matérialisme dialectique ", mais seulement une nouvelle manière, propre à Marx, d'aborder le champ de la philosophie. Cela peut, par exemple, nous inciter à revisiter sérieusement le travail de ceux des austro-marxistes qui ont inscrit leur propre interprétation de Marx dans le sillage néo-kantien.
- Marx n'a donc pas répondu à tous nos problèmes. Ce qu'il a laissé en suspens, dans le domaine du droit, des institutions politiques, des rapports entre universalité et nationalités doit être retravaillé et, sur ce plan, Rousseau, Kant, Hegel et les autres nous seront d'un grand apport. Par exemple, pour nous qui sommes internationalistes, comment pouvons éviter de revenir aux réflexions de Kant sur la constitution d'un ordre de droit universel se substituant au " concert des nations ".
- Il y a chez Marx des faiblesses et des développements que l'expérience historique doit nous amener à corriger. Et ils ne portent pas seulement sur des questions secondaires. Par exemple, quand Marx dit que le communisme consiste à passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses, nous devons reconnaître que c'est, à tout le moins, une formule malheureuse ; reprise de Saint-Simon, elle n'est nullement celle de l'émancipation humaine universelle, mais bien celle de la technocratie toute puissante. Il en va de même de toutes les formules marxiennes qui conduisent à penser le dépérissement du politique, car si la liberté de l'homme n'est possible qu'en société, cela implique que les normes de la vie sociale doivent découler de la délibération commune – on retrouverait là l'éthique de la discussion de K-O. Apel et Habermas – et donc d'une sphère de la vie sociale qui s'appelle proprement la sphère politique. C'est le mode de production capitaliste qui organise la non-séparation de la société civile et de la société politique puisque la délibération commune des citoyens doit être remplacée par les décisions " éclairées " des capitalistes et de leurs fonctionnaires et c'est encore lui qui abolit la séparation de la vie privée et de la vie publique parce que la vie entière du travailleur doit être soumise aux besoins du capital. Autrement dit, c'est une certaine idée du communisme qu'il nous faut critiquer et reconstruire.
- Si on doit reconstruire l'idée du communisme, on ne pourra pas éviter de poser à nouveaux frais la question des inégalités, telle que Rawls la formule. On devra également se demander pourquoi l'idéologie néolibérale a rencontré finalement si peu de résistance dans les couches les plus exploitées : qu'est-ce qui dans cette idéologie est rentré en résonance avec des revendications souterraines de la classe ouvrière, revendications qui avaient été englouties sous la carapace du socialisme bureaucratique. L'émancipation suppose que les hommes puissent régler rationnellement leurs échanges avec la nature et les soumettent au contrôle commun : cela suppose un bouleversement radical des relations de travail, non pas un salariat généralisé et administré par en haut, mais comme le dit le Livre I du Capital la restauration de la propriété individuelle sur la base des acquêts de l'ère capitaliste. N'est-il pas nécessaire de commencer à donner un contenu concret à cette formule générale ?
Ce que je propose ici, c'est quelque chose comme un programme de travail dans lequel pourraient se rencontrer et se confronter non seulement ceux pour qui Marx reste actuel, mais aussi ceux qui pensent en dehors ou au-delà de Marx tout en continuant d'estimer inacceptable une société reposant sur l'exploitation de la majorité de la population et la réduction de l'humanité à un statut " méprisable ".
Mais si certains lecteurs trouvent tout cela bien trop théorique, bien trop éloigné des préoccupations immédiates des luttes et du mouvement social, je voudrais pour conclure attirer l'attention sur une question politique directement liée à mon propos. Nous savons qu'une révolution sociale – c'est-à-dire un changement radical des structures sociales et des formes d'organisation politique – n'est possible que lorsque certaines conditions sont réalisées. Lénine en donnait trois : 1° qu'en haut on ne puisse plus gouverner comme avant ; 2° qu'en base on veuille plus être gouverné comme avant ; 3° qu'une aggravation de la situation des masses les conduisent à l'action. À ces trois conditions, il en ajoutait une quatrième : l'existence d'un parti capable de transformer une situation potentiellement révolutionnaire en une révolution réussie. Laissons pour l'heure cette quatrième condition et revenons aux conditions 1 et 2. Ces conditions sont étroitement liées. Elles ont été typiquement réalisées dans les décennies qui ont précédé la Révolution française. Aux soulèvements endémiques de la paysannerie, aux révoltes des camisards, aux revendications de la petite bourgeoisie et aux impatiences de la grande bourgeoisie, il faut ajouter, pour comprendre 1789-93, la véritable révolution intellectuelle qui a eu lieu depuis le début du 17e siècle. Les classes dominantes aristocratiques ou cléricales subissent une profonde crise de légitimité qui les conduit à encourager largement un mouvement qui leur sera fatal. Les " grands " du royaume soutiennent les philosophes, financent les persifleurs et les impertinents qui s'en prennent aux traditions, à l'Église et à l'autorité royale. Et, sans les Lumières, pas de Révolution Française.
La classe dominante actuelle, le capital financier, n'a plus aucun des intérêts intellectuels des anciennes classes dirigeantes. Les valeurs de la noblesse étaient compatibles avec la défense de la culture et du savoir désintéressé. Les valeurs du capital financier sont incompatibles avec tout autre forme de culture que commerciale et standardisée. Inversement, l'immense majorité de l'humanité a un intérêt objectif à la défense de la culture universelle dont le règne de la bourgeoisie fut en 1789 le premier aboutissement. C'est pourquoi la question de la défense de la culture humaine, des œuvres de l'esprit et de ses plus abstraites réalisations est aujourd'hui une question politique cruciale. Dans les " réformes de l'enseignement ", c'est bien de cela qu'il est question. Ce qui s'est passé dans les lycées doit être jugé à cet aune. La haine du ministre Allègre contre les professeurs et contre les mathématiques n'est pas un trait de caractère particulier. C'est la haine de classe contre la culture et c'est le mépris des masses si courant dans cette nouvelle caste de parvenus qui constitue l'élite rose. De la philosophie, on est bien revenu à l'actualité politique la plus immédiate.
Le 21 nov. 98 - Denis COLLIN
Ecrit par dcollin le Mercredi 23 Mars 2005, 06:55 dans "Morale et politique" Lu 6555 fois.
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