Philosophie et politique

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Présentation de "Morale et Justice sociale"

Conférence devant la régionale de l'APPEP de Rouen

Voici le texte de la conférence que j'ai donnée à l'invitation de l'APPEP (Association des Professeurs de Philosophie de l'Enseignement Public - régionale de Rouen) le mardi 2 mars 2002, afin d'y présenter "Morale et Justice sociale"

Un constat

Si on observe avec un peu de recul l’évolution globale de nos sociétés, il semble à peu près évident qu’on peut partager le diagnostic de Ronald Dworkin dans son " Sovereing virtue " : l’égalité est un genre d’idée politique en danger, voire en voie de disparition.

Notre histoire, l’histoire de l’Europe occidentale, peut être lue comme un mouvement un long terme, un mouvement multiséculaire, que la philosophie moderne a théorisé comme progrès – ainsi Kant et son " Idée d’une histoire universelle ", Hegel, etc. Ce mouvement, on peut en marquer la naissance avec les franchises communales, l’émancipation des villes qui commence en plein Moyen Âge, vers le XIe siècle ; il trouve une première expression dans les cités républicaines italiennes, puis dans la révolution anglaise, dans les révolutions françaises et américaines un siècle plus tard. Il trouve son prolongement jusqu’au XXe siècle dans le mouvement ouvrier socialiste et communiste.

Au-delà des différences, l’axe unificateur, ce qui fait qu’on peut parler d’un mouvement à long terme, c’est la liberté individuelle et l’égalité ou encore l’autonomie au sens que Castoriadis donne à ce terme.

De fait, toutes les grandes transformations sociales, juridiques, politiques et spirituelles dans lesquelles s’est forgée la modernité combinait sous des formes diverses ces revendications de liberté et d’égalité. L’émancipation des individus demande l’égalité des droits et une certaine forme d’égalité des conditions. Pour en finir avec l’Ancien Régime, il faut en finir avec la division de la société en ordres et c’est la nuit du 4 Août. Et dès 1793, on voit apparaître toutes sortes de " partageux " qui refusent que les inégalités de naissance ou de statut soient remplacées par les privilèges de l’argent. On voit aussi comment se débat s’exprime sur la question des subsistances. Il y a d’un côté ceux qui disent : puisqu’il y a l’égalité devant la loi, la révolution est terminée et le respect de la propriété est sacré ; et, de l’autre côté ceux qui constatent que l’égalité des droits ne vaut rien si on meurt de faim. Je vous renvoie au discours de Robespierre : " Sur les subsistances " (2 sept. 1792) qui est très révélateur.

Ce mouvement s’est poursuivi. Le premier mouvement ouvrier anglais, le " Chartisme ", lointain écho des " Niveleurs " de la grande révolution anglaise, exige le droit de vote pour les ouvriers… Le mouvement ouvrier au xixe et xxe siècles est sur la même voie. Vivre libres, c’est vivre entre égaux.

Les dernières décennies du XXe siècle apparaissent, de ce point de vue, comme une rupture radicale dans ce mouvement. De la " révolution libérale " américaine à la " refondation sociale ", en passant par le thatchérisme anglais ou sa version " de gauche ", la " troisième voie " de M. Blair, désormais la revendication de la liberté individuelle est déclarée incompatible avec les principes égalitaires hérités tant des révolutions démocratiques que des mouvements sociaux du passé. Il y a eu un étonnant papier de Schröder dans le " Monde " il y a deux ou trois ans déclarant tout de go que " les inégalités sociales sont nécessaires ".

On pourrait croire que c’est le triomphe de la liberté contre l’égalité. Après tout Hegel l’explique, liberté et inégalité vont ensemble et l’égalité n’est que le premier moment, la première affirmation abstraite de la liberté : " Il faut dire au contraire que précisément le développement et la formation supérieurs des États modernes produit dans l’effectivité la suprême inégalité concrète entre les individus, alors qu’en revanche la plus profonde rationalité des lois et le renforcement de l’état légal produisent une liberté d’autant plus grande et mieux fondée, et sont en mesure de l’autoriser et la supporter. "

Mais je ne suivrai pas Hegel sur ce point. Il faut plutôt concevoir que ce qui est en cause, c’est une certaine conception de la liberté. La seule conception de la liberté qui ait désormais droit de cité est celle que Isaiah Berlin appelle " liberté négative ", liberté de ne pas être empêché d’agir comme bon nous semble. Les lois qui garantissent l’égalité des citoyens apparaissent dès lors comme liberticides. Nous sommes dans un schéma très hobbesien. Le droit naturel est liberté et l’entrée dans le régime de la loi est renonciation à la liberté. L’idée spinoziste et rousseauiste de la liberté comme obéissance à la loi, si la loi a pour fin le bien propre des sujets, cette idée-là n’a plus cours !

Même le " droit à la différence " défendu par des minorités contestataires s’est curieusement transformé exaltation des inégalités prétendument créatrices. La liberté de l’individu ne pourrait s’épanouir autrement qu’en affirmant sa différence, en refusant l’obéissance à la loi commune. C’est sans doute l’existence même d’un monde commun qui est devenue problématique.

Certes, l’hostilité à l’égalité et à l’égalitarisme est très ancienne. Aussi bien à l’égalitarisme en tant qu’il remet en cause de prétendues " hiérarchies naturelles " qu’à l’égalitarisme niveleur des fortunes. Mais cet anti-égalitarisme paraissait essentiellement réactif face à un mouvement à long terme considéré comme inéluctable. Ainsi Tocqueville exprime ses inquiétudes devant ce mouvement d’égalisation des conditions mais il y voit le sens de l’histoire. Aujourd’hui, bien souvent, c’est la défense de l’égalité qui apparaît réactive, voire réactionnaire.

De ces processus qui sont des processus sociaux et pas seulement des mouvements d’opinion ou des mouvements idéologiques, on pourrait donner des confirmations empiriques flagrantes.

Un problème

Tout lecteur d’Aristote le sait, la définition commune du juste et de l’injuste, c’est la définition de la cité elle-même. Pas de vie sociale possible si on ne dit pas ce qui revient à chacun ! Mais quand on a dit cela, on n’est pas beaucoup plus avancé. Un libéral ordinaire considère que dès l’instant que les lois protégeant la propriété et la sûreté des individus sont respectées, la répartition des biens, des honneurs et des positions sociales est juste, puisque c’est la loi " naturelle " de l’économie qui assure cette répartition. Cette position, me semble-t-il et j’ai essayé de le démontrer dans mon livre, repose sur des hypothèses théoriques, aussi bien morales qu’anthropologiques, erronées ou inacceptables. Il faut donc voir si on peut construire ou reconstruire une théorie de la justice alternative à la conception libérale dominante et capable de redonner sens à l’idée d’égalité.

On me dira qu’il existe bien un alternative à la conception libérale. C’est la conception de Marx. Mais justement on pourrait démontrer que c’est précisément sur ce point que Marx pèche le plus gravement. Je pourrais montrer les innombrables liens qui unissent Marx à la tradition libérale classique, c'est-à-dire à celle des économistes. Comme eux, il considère que la philosophie politique normative a fait son temps et que c’est l’élucidation des lois naturelles de la société qui importe. Il n’est pas d’accord avec eux sur les lois naturelles en question, mais finalement ça devient secondaire. Et surtout, comme ses inspirateurs libéraux, Marx n’accorde aucune valeur à l’égalité et en particulier à l’égalité des conditions. L’égalité est pour lui le droit bourgeois : c’est l’équivalence des quantités de travail incorporées dans la valeur de la marchandise et rien d’autre. Le communisme, pour lui, ce n’est pas l’égalité, mais l’abondance qui permet à chacun d’avoir selon ses besoins et de développer toutes les potentialités qui sont en lui.

Donc, il me semble nécessaire de reconstruire une théorie égalitariste de la justice. L’objectif de mon livre est de montrer que la " révolution libérale " dans les idées et dans les relations sociales n’est ni souhaitable, ni inéluctable. En prenant appui d’abord sur la tradition de la philosophie morale et politique classique ce livre réaffirme que la liberté est impensable sans égalité, sans mettre au centre de la réflexion un véritable principe d’égalité-liberté.

Un point de départ : Retour à la tradition de la philosophie morale et politique

La cité grecque, telle qu’Aristote l’a théoriquement fondée, aussi bien que la République du contrat social de Rousseau, ce sont des idéaux politiques fondés sur le principe que la liberté n’existe qu’en égaux.

Il faut tout de suite souligner deux points :

o Il y a une différence essentielle entre les Anciens et les Modernes, c’est que désormais la revendication d’égalité est considérée comme un impératif universel. Ou peut-être que la Providence ayant fait son œuvre, le plan de nature s’étant réalisé par le peuplement de toute la terre et l’établissement de liens entre tous les peuples, nous sommes désormais capables de nous faire une véritable idée de ce qu’est l’humanité… comme le dirait un kantien.

o L’égalité comme la liberté peut-être une idée creuse. Elle doit être déterminée. Ce à quoi j’essaie de m’employer.

Ensuite, il faut déterminer une méthode. Une théorie de la justice – je suis d’accord avec Rawls sur ce point … comme sur quelques autres – est une théorie politique, c'est-à-dire qu’elle doit permettre de déterminer au moins les principes de la structure de base d’une " société bien ordonnée ". Elle n’est donc pas une doctrine morale. Cependant, il me semble qu’il est impossible de déterminer des principes de justice sans prendre appui sur des présuppositions de nature morale.

Comme Rawls, encore, je crois que la philosophie morale kantienne fournit les bons fondements d’une théorie de la justice, à la fois par son universalisme structurel et par son caractère déontologique. J’essaie de démontrer que les conceptions morales alternatives, qu’il s’agisse de l’utilitarisme ou des diverses morales " naturalistes " ou " darwinienne " se heurtent à des difficultés théoriques et à des contradictions insurmontables. L’utilitarisme est incontestablement la philosophie – j’allais dire l’idéologie – dominante. Le principe d’utilité ou de maximisation du bonheur moyen sert de criterium. Si nous considérons les hommes contre des personnes libres et égales en droit et en dignité, alors l’utilitarisme et toutes ses variantes doit être rejeté. L’utilitarisme en effet peut fort bien justifier que les droits de certaines personnes soient sacrifiées sur l’autel de la maximisation du bonheur – il y a dans l’utilitarisme une logique sacrificielle. Quant aux diverses formes de naturalisation de la morale, elles tombent sous le coup de la critique de Moore quand il parle du " sophisme naturaliste. "

Pour autant, je ne crois pas que les principes de base découlent directement d’une philosophie morale déterminée, en l’occurrence du genre kantien. Rawls insiste sur le fait que la TJ est une théorie politique et non une doctrine " compréhensive ". Il a certainement raison. En effet, si la philosophie kantienne est tout à fait adaptée pour produire une théorie de la justice du genre de la TJ de Rawls, en revanche une théorie comme la TJ pourrait être approuvée par des gens qui travaillent plutôt dans une optique de type spinoziste (par exemple le Spinoza du TP) ou éventuellement dans une optique marxiste critique.

Je diffère cependant de Rawls sur l’interprétation qu’il donne de cette compatibilité et j’essaie de montrer que cette interprétation rawlsienne conduit à des incohérences sérieuses. Puisqu’il refuse de donner un contenu substantiel à la TJ (ce serait en faire une théorie morale), il affirme ainsi que la TJ se sépare clairement de l’humanisme civique, c'est-à-dire de la tradition issue d’Aristote et qui fait de la vie publique dans une cité libre l’idéal de la vie bonne, une tradition qu’on retrouve par exemple chez Arendt. Cependant il affirme sa proximité à l’égard des républicanistes (Cicéron, Machiavel, …), un courant qui a été remis à l’honneur par des auteurs comme Skinner, Pocock ou Pettit dans le monde anglo-saxon ou Jean-Fabien Spitz en France. Il me semble clair que Rawls est là sur une difficulté sérieuse. En réalité la TJ n’a véritablement de sens que sous-tendue par une conception de la vie publique qui n’est pas très éloignée de l’humanisme civique.

Bref l’autonomie de la théorie politique par rapport à la philosophie morale est une autonomie toute relative.

Conséquences des théories de la justice

Reste ensuite à déterminer ce que peut vouloir dire l’égalité conçue comme principe d’organisation sociale.

Les doctrines libérales et le marxisme traditionnel partagent au fond la même croyance que la question de l’égalité n’en est pas une puisque la dynamique économique du marché d’un côté, la logique de la lutte des classes de l’autre, résolvent toutes les questions sociales. Le mérite des théories modernes de la justice comme celle de John Rawls, celle de Dworkin ou encore de Sen est de renvoyer dos-à-dos ces deux conceptions et de reposer à nouveaux frais la question des rapports liberté/égalité à partir d’une théorie de la justice sociale.

Je laisse de côté l’examen de ces théories qui occupe une partie importante de mon livre. J’essaie également de prendre au sérieux les adversaires de Rawls ou Sen, les grands penseurs libéraux contemporains de Hayek à Nozick. Nozick tout particulièrement me semble intéressant parce qu’il fait la théorie de notre société. Sa thèse fondamentale est que " les individus mènent des existences séparées " et, par conséquent, il n’existe rien de tel qu’une communauté politique et un " bien commun ". Il avait bien vu, dès les années 70, ce qui se joue en ce début de millénaire et que Pierre Legendre, par exemple, épingle comme " individu-roi ".

Le point à souligner est que tant Rawls que Sen ou Dworkin font l’impasse sur l’essentiel, c'est-à-dire sur les rapports de propriété. Rawls estime que la justice n’est assurée que s’il y a une large répartition de la propriété : c’est un rousseauiste qui rêve d’une société où personne n’est assez pauvre pour être obligé de vendre ses services et personne n’est assez riche pour s’acheter les services d’un autre. Il nous laisse le choix entre une " république des propriétaires " et un " socialisme de marché ", sa préférence allant à la première solution. Mais cela, ça veut dire que l’organisation de la propriété figure dans les principes de base qui pourraient être définis par des individus placés dans la position originelle. Mais, de cela curieusement, Rawls ne souffle mot. Il en reste à l’idéalisation du " welfare state " de Roosevelt et Kennedy et d’ailleurs au moment précis où, historiquement ce modèle va entrer en crise. C’est précisément pour cette raison que le " principe de différence " rawlsien est à peu près indéterminé. Que " les inégalités soient à l’avantage des plus défavorisés ", après tout n’importe quel ultralibéral le dit : c’est pour votre bien, à terme, que je baisse vos salaires ! Mais comme aimait le rappeler Lord Keynes, à long terme, nous sommes morts.

On va avoir quelque chose de semblable avec Dworkin : il affirme que l’égalité est la condition de la liberté. La seule égalité acceptable, affirme-t-il est l’égalité des ressources initiales de chaque individu, complétée par une système d’assurance contre les coups du sort. Mais s’il est sérieux, il faut supprimer l’héritage et donc porter un coup fatal à propriété capitaliste.

Ces inconséquences aboutissent à quelque chose de remarquable. Voilà des auteurs qui se veulent des réalistes, qui refusent les utopies et leurs modèles sociaux apparaissent en vérité très irréalistes et très utopiques, et cela parce qu’ils s’arrêtent en cours de route. C’est très net chez Rawls. Il affirme dans la TJ que les biens sociaux primaires doivent être répartis également et semble avoir passé sa vie à minimiser la portée de son coup d’audace. et à dire qu’il n’avait pas vraiment dit ce qu’on avait cru qu’il avait dit.

Il me semble donc qu’il faut travailler sur la question de la propriété parce que les plus grandes inégalités, celles qui sont les plus massivement hostiles à la liberté, ce sont les inégalités engendrées par les rapports de propriété. Je ne vais pas développer ici ce que j’ai déjà développé et ce sur quoi je continue de travailler. Je veux seulement indiquer quelques approches, quelques problématiques qui peuvent prolonger ces réflexions.

Sur cette question de la propriété, on peut opposer deux traditions : la tradition libérale (Hobbes et Locke) à laquelle on va ajouter Kant et Hegel pour qui la propriété est le droit naturel fondamental, celui à partir duquel on édifiera l’édifice du droit ; et puis, de l’autre côté, on va trouver la tradition que je vais appeler républicaine qui fait de la propriété non un droit naturel mais quelque chose qui découle du contrat social. Pourquoi faut-il, selon moi, préférer cette seconde tradition à la première ? Si être libre c’est n’avoir pas de maître, si c’est obéir à la loi pour n’obéir à personne, dès lors que les rapports de propriété permettent à un homme d’être le maître d’un autre, ces rapports sont frappés d’illégitimité du point de vue même de ce qui constitue l’essence de ce bien public, de ce " Commonwealth " défini l’état civil. C’est pourquoi si Rousseau défend la propriété privée à condition qu’elle reste mesurée, Spinoza envisage dans le TP des limitations drastiques au droit de propriété.

Deuxième approche : Marx pointe dans le livre I du Capital ce qui est peut-être la contradiction fondamentale du monde moderne. D’un côté, il affirmé que les hommes se considèrent respectivement comme des personnes libres et égales, fondées à rechercher chacune leur bien propre. Et dans le contrat de travail qui lie le capitaliste et l’ouvrier, c’est cette présupposition qui est à l’œuvre et qui distingue radicalement le salariat moderne de l’esclavage antique. Mais le contrat n’est qu’une forme puisque d’un côté le capitaliste donne de l’argent alors que l’ouvrier donne la disposition de lui-même (au moins pendant un certain temps). Dans la sphère de la circulation, nous avons la liberté/égalité mais dès qu’on entre dans la production se trouve d’un seul restaurée l’antique despotisme, c'est-à-dire le rapport dans lequel un homme est le moyen d’un autre. L’intérêt de Marx est qu’il met le doigt sur cette contradiction qui est au cœur de la société " libérale " moderne. C’est pourquoi Marx définit le communisme (l’expropriation des expropriateurs) comme le " rétablissement de la propriété individuelle " du travailleur sur la base des acquêts de la socialisation de la production.

Troisième approche : Arendt considère la propriété collective comme une contradiction dans les termes. La société de masse dit Arendt détruit non seulement le domaine public mais aussi le domaine privé, c'est-à-dire de la possibilité même d’une protection contre le monde. Arendt montre que le monde antique distingue la propriété et la richesse alors que notre monde abolit cette distinction absorbant la propriété dans la richesse. Elle fait cette remarque qui mérite d’être méditée : " À la longue, l’appropriation individuelle des richesses n’aura pas plus de respect pour la propriété privée que la socialisation des processus d’accumulation. Ce n’est pas Karl Marx qui l’a inventé, c’est un fait qui tient à la nature même de cette société " (Condition de l’homme moderne, page 109). C’est l’évidence : les possesseurs de capital fuient les ennuis de la propriété : ils ne détiennent que des titres interchangeables et négociables 24 heures sur 24. Les grandes entreprises se débarrassent de leur parcs immobilier et automobile. La propriété privée n’est plus un lieu à soi ; elle a disparu au profit de l’expression la plus abstraite, la plus " métaphysique " dirait Marx de la richesse sociale, l’argent.

Si on reprend avec Arendt la dissociation antique de la propriété et de la richesse, on pourrait donc distinguer propriété privée et propriété capitaliste. En procédant de cette manière on pourrait réintroduire la question de la structure sociale dans la problématique des TJ du type rawlsien ou autre.

Enfin, il y un dernier point qui pourrait être retravaillé. On sait que les révolutionnaires de 1789 tout comme Kant (et même parfois Rousseau) distinguaient deux catégories de citoyens, les citoyens actifs et les citoyens passifs. Les droits politiques sont réservés aux hommes libres. Généralement on ne sait pas très bien comment traiter cette question ; on y voit une limitation de la pensée démocratique des grands ancêtres – c’est comme dans l’affaire de l’esclavage chez Aristote : le philosophe est gêné aux entournures. Je crois que ces grands ancêtres n’étaient pas victimes des préjugés de leur époque mais au contraire fort perspicaces : ils ne parvenaient pas appeler homme libre un homme dont la vie est entre les mains d’un autre homme ; on peut éventuellement leur reprocher d’en avoir pris leur parti, et d’avoir transformé le fait en droit, mais certainement pas d’avoir perçu cette question sur laquelle nous fermons obstinément les yeux. Je vais donner quelques autres exemples qui permettront de saisir de quoi il s’agit. On a coutume de penser de que l’exode rural est le départ des paysans de la campagne pour devenir ouvrier en ville. C’est très largement faux : ce sont d’abord les ouvriers ruraux qui sont devenus des ouvriers citadins. Mais le changement est fondamental. L’ouvrier rural a son jardin, ses poules et dispose encore partiellement de lui-même. L’ouvrier citadin n’a plus rien de tout cela et se trouve à la merci du capitaliste. Tout cela n’a pas grand chose à voir avec les schémas du marxisme standard mais éclaire singulièrement ces questions de la propriété. La propriété privée apparaît maintenant comme une protection contre la propriété capitaliste. Autrement dit, est-ce qu’une bonne théorie de la justice ne devrait pas d’abord décider de principes de base de répartition de la propriété – au lieu de se concentrer sur les revenus et la richesse.

Conclusion

Je voudrais souligner, pour terminer, quelques idées qui peuvent ouvrir un programme de recherche.

Tout d’abord la " tradition héritée " pour parler comme Castoriadis, mais contrairement à ce qu’il laisse souvent entendre, se révèle extraordinairement féconde pour comprendre notre situation. Je crois l’avoir montré sur cette question de l’égalité. Mais on peut le voir dans bien d’autres domaines. Ainsi " La paix " au programme des prépas scientifiques l’an prochain : relisez la Paix perpétuelle de Kant, c’est texte subversif (voilà quelqu’un qui demande la fin des armées permanentes !)

Ensuite, je crois qu’on voit bien que le redéploiement actuel de ce qu’on appelait jadis " éthique " (pas au sens des " comités d’éthique ") fait que la philosophie est à nouveau en train de reprendre un terrain qu’elle avait en quelque sorte laissé aux sciences humaines. Face à l’instrumentalisation de la sociologie par exemple, on voit les sociologues qui refusent cette instrumentalisation faire retour sur la philosophie morale et politique. Je pense aux gens du MAUSS par exemple avec des gens comme Alain Caillé ou le dernier livre de Philippe CHANIAL " Justice, don et association " qui s’inscrit délibérément dans une optique aristotélicienne en faisant de " l’amitié ", la " philia " l’essence délicate de la vie sociale.

Le problème de la société est en effet d’abord le problème d’un ordre juste dans les relations humaines. C’est pourquoi la théorie de la société apparaît d’abord dans l’histoire de la pensée comme doctrine éthique, morale ou théorie du droit. Le passage d’une pensée normative à une discipline fondée sur une méthode scientifico-causale, ce passage dont les sociologues du XIXe siècle sont les théoriciens, vise à remplacer l’interrogation sur la justice par une description des comportements réels des hommes. Hans Kelsen juge assez sévèrement cette évolution des sciences sociales :

" Toute cette évolution de la théorie sociale, d’un questionnement normatif à un questionnement faisant appel au principe de causalité, ne signifie ni plus ni moins que la dénaturation de l’objet de connaissance. (…) La transformation qu’a déjà accomplie en grande partie aujourd’hui la théorie des relations humaines, évoluant d’une théorie de la justice à une sociologie expliquant de façon causale les actes réels du comportement effectif, et, de ce fait, pure de toute valeur, est au fond une dérobade de la connaissance devant un objet qu’elle a perdu l’espoir de maîtriser, l’aveu – involontaire – par une discipline vieille de plusieurs siècles qu’elle abandonne, peut-être seulement provisoirement, le problème qui lui est propre comme étant insoluble.

Autrement dit le passage de l’ancienne philosophie politique et morale aux sciences sociales modernes ne serait pas la preuve d’un progrès dans la connaissance, comme le prétendaient les positivistes, mais l’expression d’une " dérobade " et d’une véritable défaite de la connaissance. Le retour des " sciences sociales normatives ", c'est-à-dire de la philosophie, satisferait ce grand maître de la philosophie du droit.

Évidemment, cela suppose qu’on ne retombe pas dans la morale moralisante, dans la " moraline " dont Nietzsche dénonçait déjà les fâcheuses conséquences pour la santé mentale. Cela suppose aussi qu’on ne laisse pas s’installer de nouveaux dogmes, par exemple le " sous-Rawls " qui a souvent cours en France et qui se réduit au " droit à la différence " (en remplacement sans doute du principe de différence) et à des discours vaseux sur l’équité opposée à l’égalité. Mais ça, ça nous ramène peut-être aux problèmes de notre enseignement.

 

(c) Denis Collin - 2 mars 2002

Ecrit par dcollin le Mercredi 16 Mars 2005, 15:06 dans "Publications" Lu 7360 fois. Version imprimable

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