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Les sources du moi

la formation de l'identité moderne, par Charles TAYLOR.

(Sources of the self,1989, traduit de l'anglais par Charlotte MELANÇON, Seuil, 1998)

Une des théoriciens les plus importants du multiculturalisme et du communautarisme nord-américain, Charles Taylor cherche dans Les sources du moi à expliquer la formation de l'identité moderne, c'est-à-dire de la conception de soi dominante dans les sociétés issues de la tradition occidentale. Comment nous nous concevons nous-mêmes, cela est étroitement lié aux conceptions du bien que nous avons, c'est-à-dire aux formulations des distinctions essentielles. Il s'agit donc de comprendre la formation historique de nos conceptions modernes du bien.

Nous devons tenter de retracer le développement de nos perspectives modernes. Et puisque nous avons affaire non seulement aux doctrines des philosophes mais aussi à tout le non dit qui caractérise des attitudes très répandues dans notre civilisation, l'histoire ne peut pas être uniquement celle des croyances explicites et des théories philosophiques, elle doit également inclure ce qu'on a appelé les mentalités. (144)

Les questions morales ne peuvent être traitées par la recherche d'un " hyperbien " qui s'imposerait automatiquement face aux autres biens, mais par la découverte d'une procédure déterminant l'action obligatoire. Il va s'agir au contraire de comprendre la représentation du moi est l'espace des questions des morales (cf.153).

Projet ambitieux dont il s'agit d'abord de justifier le sens. Puisque la formation de l'identité renvoie aux conceptions morales, il faut d'abord définir l'ampleur du champ de la morale. Refusant la définition restrictive issue de la tradition kantienne, Taylor définit trois axes de la vie morale (cf. 30) :

  1. La conception que nous faisons de nos devoirs et obligations à l'égard d'autrui ;
  2. La conception que nous avons de la " vie bonne " ;
  3. Tout ce qui se rapporte à la dignité, c'est-à-dire à ce que nous croyons bon de faire pour imposer le respect à ceux qui nous entourent.

Ces trois axes définissent un cadre de référence à l'intérieur duquel se fixent nos évaluations et se déterminent nos actions. Ainsi on peut comprendre la pensée morale de Platon comme celle qui rompt avec une éthique de l'honneur et de la gloire pour construire une éthique de la raison et de la maîtrise de soi.

Ce que j'ai appelé cadre de référence comprend un ensemble de distinction qualitative déterminantes. Penser, sentir, juger à l'intérieur d'un tel cadre, c'est agir avec l'idée que certaines actions, certains modes de vie ou certains sentiments sont incomparablement supérieurs à d'autres qui nous sont plus aisément accessibles. (36)

L'argumentation de Taylor se déploie à partir d'une double critique :

  1. Critique du réductionnisme et du naturalisme qui éliminent la dimension proprement morale en faisant de nos conceptions du bien des comportements déterminés selon des lois naturelles.
  2. Critique des conceptions modernes de la moralité fondées sur une conception atomistique de l'individu. L'utilitarisme et le kantisme, selon l'auteur, se rejoignent ainsi au-delà de leurs oppositions.

La force de conviction de l'utilitarisme et du naturalisme tient à ce que ces doctrines entrent parfaitement en résonance avec une des affirmations centrales de la conscience morale moderne, l'affirmation de la vie ordinaire.

Le refus des conceptions réductionnistes et naturalistes découle de ce que le moi ne peut pas être un objet d'étude scientifique. Les traits essentiels de la connaissance scientifique sont inapplicables au moi.

  1. Il faut considérer l'objet d'étude " dans l'absolu ", c'est-à-dire non pas dans la signification qu'il revêt pour nous ou pour tout autre sujet, mais en tant que tel (" objectivement ").
  2. L'objet est ce qui reste indépendant de toute description ou interprétation que peut en donner une sujet.
  3. On peut, en principe, saisir l'objet dans une description explicite.
  4. On peut, en principe, décrire l'objet sans référence à son environnement. (54)

Il est évident que le moi se satisfait à aucun de ces réquisits.

Le deuxième axe est la critique de la conception individualiste moderne de l'identité. Cette conception est celle d'un individu " détaché ", détaché des communautés historiques, des réseaux donnés par la naissance et par l'histoire. (cf. 58)

… l'idéal de détachement nous vient des deux côtés de notre héritage. Dans les écrits des prophètes et les psaumes, s'adressent à nous des personnages qui ont bravé l'opprobre à peu près unanime de leurs communautés afin de transmettre le message de Dieu. Selon un développement parallèle, Platon décrit un Socrate qui était assez fermement ancré dans la raison philosophique pour être capable d'imposer indépendance face à l'opinion athénienne. (58)

La conception de l'individualité dans le développement de certaines conceptions erronées de soi et du langage. Nos conceptions de l'indépendance des individus restent " enchâssées " dans des " rapports d'immersion " – l'individu détaché est caractéristique de l'appartenance à un certain type de communauté historique. Taylor donne l'exemple de l'éducation américaine : les jeunes doivent quitter leur parent, rompre assez tôt pour acquérir l'autonomie, mais cette rupture est conforme aux attentes des parents ! L'incompréhension de ce problème chez les Modernes se retrouve dans les conceptions du langage.

… à travers le langage nous restons liés à des interlocuteurs, que ce soit dans des échanges directs réels ou dans des confrontations indirectes. La nature de notre langage et la dépendance fondamentale de notre pensée par rapport au langage rendent l'interlocution sous l'une de ces formes, inévitable pour nous. (60)

Or, les philosophes modernes (Hobbes, Locke ou Condillac) présentent le langage comme un outil que nous aurions pu inventer. Et

Cette idée continue de mystifier à notre époque. Il suffit de penser au sentiment que nous éprouvons de conquérir de nouvelles pensées ou, au contraire, à notre résistance ou à notre incrédulité lorsque nous lisons pour la première fois les célèbres arguments de Wittgenstein contre la possibilité d'un langage privé. (60)

Cette remarque est particulièrement pertinente. Malheureusement, Taylor en reste à des généralités qui ne peuvent pas vraiment convaincre. Que nous formions notre identité dans l'interlocution, dans le rapport avec les autres par le medium d'un langage qui est " déjà là " et qui définit donc un certain nombre de règles et de représentations indépendantes des interlocuteurs, c'est parfaitement exact et constitue l'objection majeure contre les conceptions atomistes de l'individu. Mais il y a une difficulté. Cette proposition générale peut s'entendre de deux façons : soit comme une proposition anthropologique générale à laquelle il assez aisé de souscrire, soit comme une proposition plus particulière qui ancre, à travers la langue, la pensée et les conceptions générales de soi dans des communautés historiques particulières. Ce serait alors la reprise sous une autre forme de l'idée que la métaphysique grecque n'est compréhensible que dans la langue grecque, etc.. Donc, dans cette deuxième hypothèse, l'idée défendue par Taylor peut servir de fondement à une relativisme radical fort discutable. Il y a ici une ambiguïté qui n'est jamais vraiment dissipée chez Taylor. D'un côté l'affirmation que toutes les conceptions du bien sont ancrées dans des communautés historiques mais en même temps la reconnaissance que la conception du bien fondée sur le respect universel de l'humanité, la valeur de la démocratie, etc. est supérieure aux conceptions du bien qui ignorent ces valeurs. Il y aurait donc une conception du bien qui transcenderait les communautés particulières ?

Poursuivons. Comment définir un " cadre de référence " ? Pour Taylor, chaque cadre de référence renvoie à une " question absolue " qui porte sur l'orientation de notre vie, qui tend vers le bien ou qui s'en détourne. (p. 69) Cette question absolue se pose obligatoirement pour nous. Le problème de l'orientation de nos vies

… concerne notre motivation la plus fondamentale, notre allégeance de base, ou ce qui limite objectivement le champ de nos possibilités, et par conséquent la direction que nos prennent ou peuvent prendre. (70)

Ainsi Taylor en vient-il à l'exposé de sa thèse de base :

Ma thèse de base est qu'il existe une relation étroite entre les différentes conditions de l'identité dont j'ai parlé ou de ce qui donne sens à la vie. On pourrait formuler la question ainsi : parce que nous ne pouvons que nous orienter vers le bien, et déterminer ainsi notre situation relative par rapport à celui-ci, et donc déterminer l'orientation de nos vies, nous devons inévitablement concevoir nos vies dans une forme narrative comme une " quête ". (77)

Taylor tente d'éviter le relativisme. Affirmant que le bien et le mal ne peuvent être compris quand un contexte (82-83), il s'empresse de préciser le sens de cette affirmation :

Ce qui ressort sans aucun doute de tout ce qui précède, c'est que le bien et le juste ne sont pas des propriétés de l'univers que l'on pourrait traiter comme si elles n'avaient aucun rapport avec les êtres humains et leur vie. (…) nous pouvons affirmer que le bien et le juste ne font pas partie du monde tel que l'étudient les sciences de la nature.

Mais c'est faire un saut injustifié que d'affirmer sur cette base qu'ils ne sont, par conséquent, pas aussi réels, objectifs et non relatifs que tout autre élément du monde naturel. (83)

Par conséquent,

Des théories comme le béhaviorisme et certaines transpositions contemporaines du modèle de l'ordinateur en psychologie cognitive, qui proclament que la " phénoménologie " n'a, pour des raisons de principe, pas de pertinence, reposent sur une erreur fondamentale. Elles " changent de sujet ", selon l'heureuse expression de Donald Davidson. Nous devons expliquer la façon de vivre des gens ; nous ne pouvons pas retirer de l'explanandum les termes dans lesquels ils ne peuvent ne pas vivre leur vie, à moins d'en proposer d'autres dans lesquels ils pourraient la vivre avec plus de clairvoyance. On peut tout simplement par court-circuiter ces termes sous prétexte que leur logique ne répond pas à un modèle scientifique dont nous posons a priori qu'il doit expliquer les êtres humains. (86)

La question la plus difficile concerne la hiérarchie des biens, le classement des fins à l'intérieur d'une culture. Par exemple, chez Kant, c'est l'impératif catégorique qui occupe la place la plus élevée. Taylor définit comme compréhensive une théorie qui évite, le plus possible, la distinction d'une classe de biens jugés comme essentiels. Il essaie lui-même de construire une telle théorie – et critique les théories morales modernes précisément à cause de leur exclusivisme. Mais, même les théories morales les plus compréhensives (par exemple, celle d'Aristote) ne peuvent éviter une certaine classification.

Nous avons trop conscience qu'il a existé et qu'il existe des sociétés et des modes d'échange social qui sont corrompus ou incompatibles avec la justice et la dignité humaines. Et nous ne sommes guère encouragés à suivre la voie aristotélicienne si nous nous souvenons que le Stagirite lui-même a justifié l'esclavage pour ne rien dire de la subordination des femmes. (96)

Cette reconnaissance des limites de la stratégie compréhensive réduit singulièrement la portée des critiques que Taylor adresse aux conceptions de type rawlsien fondées sur la priorité du juste sur le bien ou à ce qu'il appelle les " éthiques de l'informulation ", c'est-à-dire les éthiques qui refusent de formuler la conception du bien à partir de laquelle elles se construisent.

La critique du naturalisme moral – qui n'est pas très éloignée de la fameuse critique du sophisme naturaliste par GE Moore ne pose guère de problème, car du point de vue naturaliste des choses telles que des " biens supérieurs " sont des entités bien étranges :

Où peuvent-elles bien trouver place dans le mobilier de l'univers tel que le décrit, par exemple, la physique ? (113)

Mais Taylor pousse plus loin cette critique puisqu'il estime que le naturalisme a fini par influencer toute la pensée morale moderne et contemporaine en centrant la réflexion morale exclusivement sur la question de l'action alors qu'elle devrait aussi s'intéresser à ce qu'il est bon d'être ou d'aimer (113). Autrement dit, et c'est une des thèmes centraux de l'ouvrage, la distinction entre morale et éthique telle que la font de nombreux auteurs contemporains est, selon Taylor, profondément erronée. C'est évidemment cette contamination du naturalisme qu'on retrouve dans l'utilitarisme. Mais l'utilitarisme, à son tour contamine la morale kantienne par l'indistinction des biens qu'il prône.

Il a par conséquent été facile pour les successeurs de Kant d'étendre le rejet des distinctions qualitatives dans l'ordre de l'être à un rejet total de toute distinction, et d'oublier ou de reléguer dans l'ombre la doctrine kantienne de la dignité des agents rationnels. Cela a encore été facilité par le lien qui existe entre l'affirmation de la liberté moderne et le rejet de ces distinctions que répand le naturalisme des Lumières, et cela été soutenu et encouragé par les doutes épistémologiques et métaphysiques que celui-ci a consolidés dans la pensée moderne. (119)

L'image de l'homme qui est familière en philosophie morale contemporaine est donc le résultat de ce mélange de conceptions naturalistes et kantiennes. Il est vrai chez Rawls on peut trouver cette tentative de mélanger les conceptions utilitaristes modérées (Hume ou Mill) avec le kantisme non transcendantal qui constitue le substrat de sa pensée. Mais on ne peut guère l'accuser d'avoir relégué dans l'ombre la doctrine kantienne de la dignité des agents rationnels.

La réduction des conceptions morales à des théories procédurales est la conséquence et l'expression de ce refus des distinctions qu'a entraîné le naturalisme. Taylor critique particulièrement Hare et Habermas (123). À ces théories procédurales, Taylor oppose l'idée qu'il y a chez Kant une conception du bien : c'est la rationalité qui forme le bien constitutif.

La construction d'un sujet désengagé et les théories procédurales rendent possible la critique nietzschéenne, telle qu'elle exposée particulièrement dans La Gai Savoir. Taylor critique sévèrement les théories néo-nietzschéenne, représentées particulièrement par Michel Foucault. Cette position revient en fait aux " formes les plus grossières du naturalisme. (138)

Les théories néo-nietzschéennes, tout comme celles de l'action obligatoire, possèdent leur propre ensemble de motivations épistémologiques et morales sous-jacentes. (…) Les auteurs de cette tendance nous ont rendu particulièrement conscients de la façon dont les visions du bien peuvent être liées à certaines formes de domination. (138-139)

À partir de là, et jusqu'à l'avant dernier chapitre, Taylor procède à une reconstruction de la genèse de l'identité contemporaine à partir de l'histoire de la philosophie mais aussi des mentalités – une place importante est accordée aux conceptions de la vie sociale et spécialement du mariage – et de l'art (spécialement pour la dernière partie traitant du XIXe et du XXe siècle.

Avec Platon s'affirme une éthique de la raison et de la maîtrise de soi contre l'éthique traditionnelle de la gloire qui est celle du monde d'Homère. Mais la conception platonicienne, comme la philosophie grecque dans son ensemble – peut-être en en exceptant Épicure – reste ancrée dans la coïncidence de la conduite humaine avec un ordre cosmique préexistant. C'est seulement avec saint Augustin – où Taylor analyse la présence d'un proto-cogito – et surtout Descartes que va s'affirmer la séparation du moi et du cosmos et l'existence de l'intériorité comme véritable siège du moi. C'est avec Descartes que va s'affirmer clairement l'éminente dignité de la personne humaine en même temps qu'est affirmée la valeur instrumentale de la raison.

Au-delà des oppositions quant à la théorie de la connaissance, ce mouvement se poursuit avec Locke, chez qui se développe une conception subjectiviste de la personne humaine. Locke " refuse d'identifier le moi ou la personne avec toute substance matérielle ou immatérielle, mais la fait dépendre de la conscience " (227). C'est subjectivisme qui va caractériser toute la conscience moderne. Mais cette conception est paradoxale au plus haut point.

La philosophie du désengagement et de l'objectivation a contribué à créer une image de l'être humain, à son degré le plus extrême dans certaines formes de matérialisme, dont on a expulsé, semble-t-il, les derniers vestiges de subjectivité. C'est l'image d'un être humain d'un point de vue qui appartient complètement à la troisième personne. Le paradoxe est que ce point de vue austère se rattache au fait d'accorder un rôle essentiel à la première personne ou plutôt qu'il se fonde sur ce fait. L'objectivité radicale n'est intelligible et possible que par la subjectivité radicale. (232)

Taylor accorde une place importante à Montaigne comme affirmation de l'individualisme moderne en ce qu'il met au centre de sa pensée la recherche par le moi d'un accord avec soi-même (239). Au risque d'une lecture anachronique, on peut y voir un point de départ de ce qui va se déployer à travers la culture protestante de l'introspection et sa forme laïcisée dans les confessions (Rousseau).

Un autre trait important de la conscience moderne est l'affirmation de la vie ordinaire. Là encore c'est un des traits les plus développés par le protestantisme :

En refusant toute forme particulière de vie comme lieu privilégié du sacré, ils [les protestants] refusaient du coup la distinction entre le sacré et le profane et affirmaient par conséquent leur interpénétration. (281)

Taylor tout en reconnaissant les rapprochements entre philosophie grecque et christianisme (rôle du platonisme chez les pères de l'Église, liens avec le stoïcisme) note qu'il y a sur ce point une différence importante. Le christianisme n'oppose pas le monde sensible et le monde intelligible et tout en affirmant l'effort pour dépasser les contraintes de la vie affirme en même temps comme un bien ce à quoi on renonce. Taylor insiste sur l'énorme différence entre la mort de Socrate et celle du Christ (283). Socrate est impassible alors que la mort du Christ est une passion (" Seigneur, pourquoi m'as tu abandonné ? ").

Il va s'agir ensuite d'expliquer le processus qu'on appelle sécularisation. Deux étapes importantes sont soulignées : la formation de la théologie rationnelle (dont on trouve d'importants éléments chez Locke, puis Toland, etc..) et d'autre part le mouvement des Lumières. Dans tout ce mouvement, Taylor met l'accent sur la dynamique interne du christianisme et l'importance qu'il accorde à la bienveillance.

Il existait à l'intérieur de la culture chrétienne un stimulus qui a permis d'engendre de telles vues [celles de l'éthique autonome] qui se situent au seuil de celle-ci. L'intériorité augustinienne se trouve derrière le tournant cartésien, et l'univers mécaniste était à l'origine une exigence théologique. Le sujet désengagé occupe une place qui avait été préparée pour Dieu ; il adopte à l'égard du monde une position qui convient à l'image de la déité. La croyance en une chaîne de la nature découle de l'affirmation de la vie ordinaire, idée judéo-chrétienne centrale, et porte plus loin cette notion essentiellement chrétienne que la bonté de Dieu consiste dans son abaissement qui vise le bien des êtres humains. (402)

C'est ainsi qu'on peut comprendre le lien étroit existant entre l'humanisme laïque et la tradition judéo-chrétienne. Mais aussi, bien que Taylor ne fasse qu'esquisser cette réflexion, l'extrême difficulté de la laïcisation de sociétés qui pourtant possèdent toutes les prémisses matérielles de la " sécularisation ", par exemple dans le monde islamique.

Le matérialisme du XVIIIe siècle n'est que l'achèvement sur une certaine direction de ce processus. Il est à la fois " l'expression ultime de la raison autonome " (413) mais aussi " le moyen d'être intégralement sincère envers les exigences de la nature ". Mais ce matérialisme est " sous-déterminé " du point de vue éthique (425). C'est chez Diderot qu'on trouve la critique de l'égoïste rationnel développé par Helvétius dans " De l'esprit ". C'est aussi chez Diderot qu'on trouve une critique sévère de La Mettrie (cf. 423). L'utilitarisme est, en effet, une doctrine étroite et menaçante, à laquelle il faut chercher une alternative :

Étroite, parce que l'édification requiert un certain sens des biens en faveur desquels on se prononce et pas uniquement contre lesquels on s'affirme. Menaçante, parce que le refus de définir tout bien autre que celui, reconnu, de l'efficacité instrumentale dans la recherche du bonheur peut mener à une destruction effarante du mode de la société, au nivellement et à l'élimination de tout ce qui ne s'accorde pas à cette vision étroite, ce dont les conséquences modernes de la rationalité bureaucratique offrent un ample témoignage, de la Poor Law Act de 1834 à la catastrophe de Tchernobyl. (430)

Le radicalisme des Lumières va trouver sa critique dans des mouvements qui aujourd'hui sont encore vivants. C'est Rousseau ici qui occupe la place centrale. Le " retour à la nature " de Rousseau n'est pas un primitivisme, c'est

Son adhésion sans réserve à l'austérité contre une civilisation qui ne cesse d'accroître les besoins de la consommation. (451)

C'est sur la base de choix qu'il peut réconcilier l'humanisme civique et l'éthique de la vie ordinaire (à la différence de Aristote et Arendt pour qui il y a toujours un hiatus entre la vie de citoyen et la poursuite des moyens de la vie). (cf. 452) Taylor insiste ensuite sur la filiation de Rousseau à Kant et sur la place de Kant dans la naissance d'une filiation qui de Fichte à Hegel et Marx

refuse d'accepter ce qui est simplement " positif ", ce que l'histoire, la tradition ou la nature proposent comme guide de valeur ou d'action, et qui insiste sur la génération autonome des formes par lesquelles nous vivons. Cette aspiration vise ultimement à la libération totale. (457)

À côté de cette tendance, représentée par Kant, qui trouve le bien dans la motivation intérieure apparaît une autre tendance qui va représenter la nature comme une source intérieure – on peut dire que Rousseau est dans les deux tendances. C'est ce que Taylor appelle le " tournant expressiviste " qui s'affirme dans le romantisme. Le romantisme part du refus de l'attitude instrumentale à l'égard de la nature. " Le naturalisme neutralise la nature, à la fois en nous et hors de nous " (480). Et cette attitude de séparation nous paralyse.

Ainsi, parmi toutes celles qui nous viennent de l'époque romantique, se trouvent les grandes aspirations à la réunification : reprendre contact avec la nature, cicatriser les divisions internes entre la raison et la sensibilité. (481)

Taylor réfute la thèse du caractère réactionnaire du romantisme opposé aux Lumières. Il y a une aile réactionnaire dans le romantisme, mais il remarque en contrepoint le caractère réactionnaire du positivisme comtien dans l'évolution des idées au XIXe siècle.

C'est à l'intérieur du courant romantique que Taylor situe ce qu'il appelle le millénarisme de Hegel, c'est-à-dire l'attente d'une rupture radicale, qu'on retrouvera chez Marx.

La dernière partie de l'ouvrage nous conduit à l'époque contemporaine. Taylor montre que c'est à l'époque victorienne (" nos contemporains victoriens ") que se sont forgées les idées centrales de la conscience contemporaine : le caractère central de la liberté – le sujet autonome – et l'exigence de bienveillance universelle.

… ces idées de liberté et dignité, associées à la promotion de la vie ordinaire, ont érodé de façon continue la hiérarchie et promu l'égalité – dans toute les dimensions, entre classes sociales, races, groupes. (496)

C'est le siècle de l'essor de l'incroyance dans le monde anglo-saxon. Le scientisme dévore la morale et Taylor analyse comme archétype ce qui va se développer la sociobiologie de Edward O. Wilson. Il s'agit de mener une double critique, contre la conception atomiste de l'individu et contre le romantisme (où Taylor décèle le germe du nationalisme (cf.520).

Les 150 dernières pages sont consacrées aux conceptions modernes de l'art. La conception qui prévaut est qualifiée d' " épiphanique ".

Il y a là une conception non seulement de l'art mais aussi du rôle qu'il joue dans la vie et du rapport qu'il entretient avec la morale. En fait, il s'agit d'une exaltation de l'art, car il devient le lieu capital de ce que j'ai appelé les sources morales. Produire une épiphanie offre un exemple paradigmatique de ce que j'ai appelé " reprendre contact avec les sources morales ". (533)

Des développements particuliers sont consacrés à la critique du post-modernisme. La conclusion reprend le chemin parcouru et c'est seulement à ce moment que Taylor prend clairement position contre le subjectivisme et pour la défense du communautarisme. Il s'appuie partiellement sur Christopher Lasch dans la critique du subjectivisme et du " thérapeutique ".

Au total, un livre important qui tente de redonner une cohérence à l'évolution de la civilisation occidentale, mais sans échapper à la téléologie – en dépit des précautions de langage.

© Denis Collin – août 2000

Ecrit par dcollin le Dimanche 27 Mars 2005, 15:12 dans "Bibliothèque" Lu 17424 fois. Version imprimable

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