Les raisons de la science (Le ragioni della scienza)
par Ludovico Geymonat et Giulio Giorello, avec la participation de Fabio Minazzi. (Sagittari Laterza, 1986)
Sommaire
Le ragioni della scienza se compose
- d’un essai introductif de Geymonat (Dialectique scientifique et liberté) ;
- d’un autre essai de Giorello (Le conflit et le changement) ;
- d’une discussion entre Geymonat, Giorello et Minazzi, articulée autour de cinq thèmes : images de la science et vicissitudes de la philosophie, science et expérience, croissance de la connaissance et dialectique, rationalisme et/ou historicisme, une polémique sur le réalisme et la liberté ;
- d’un essai de Fabio Minazzi placé en appendice : épistémologie, criticisme et historicité.
INTRODUCTION DE GEYMONAT
Le fil directeur de ces essais et de ce débat réside dans le redéfinition de la tâche de la philosophie à l’égard de la science et dans la défense d’une approche historique de l’épistémologie. Ce qui est récusé, c’est la distinction rigide opérée par Popper entre le contexte de découverte et le contexte de justification. Ainsi Geymonat écrit-il : « Si donc nouspensons que la rigueur, ou la recherche de la rigueur, est ce qui caractérise le plus le discours scientifique relativement aux autres types de discours, nous devons admettre que cette caractérisation ne constitue pas quelque chose de méta-historique. En d’autres termes, aucune théorie ne peut être jugée rigoureuse dans l’abstrait ; elle mérite en effet le titre de scientifique seulement respectivement aux exigences de rigueur admises à une époque déterminée et qui peuvent être notablement différentes de celles acceptées à une autre époque. Ici réside la raison principale du caractère intrinsèquement historique de la science et, par conséquent, la non-acceptabilité de la conception de Comte qui considère la phase scientifique de notre connaissance comme une phase absolument différente des autres, c'est-à-dire considérait la science comme un absolu (neutre et atemporel). » (p.8)
l’esprit humain. Geymonat met en garde contre le formalisme et les mirages de l’axiomatisation. « La rigueur formelle, bien que constituant l’un des facteurs principaux qui
distinguent la science de la non-science, n’est certainement pas l’unique constituant de la science elle-même. » (p.13)
Théorie et expérience
Il s’agit de justifier, à nouveaux frais, l’usage des mathématiques comme moyen adéquat pour rendre compte de l’expérimentation scientifique. Geymonat rejette la thèse pythagoricienne – platonicienne selon laquelle l’extraordinaire usage qu’on peut faire des mathématiques pour décrire et expliquer les phénomènes naturels viendrait du fait que l’univers est par essence ordonné mathématiquement. « Cette thèse se révèle manifestement incompatible avec l’exigence de rigueur dont nous avons dit qu’elle constituait l’une des principales caractéristiques de la science moderne » (p.14).
« Le traitement mathématique d’un phénomène est ce qui nous conduit à comprendre la signification du concept ‘d’approfondissement’ du phénomène lui-même. En effet, le traitement mathématique en question réussit à encadrer le phénomène examiné dans un schéma plus abstrait qui nous permet de nous en faire une idée plus générale, moins liée à la contingence : et justement, c’est en ceci que consiste l’approfondissement du phénomène.
Ainsi, par exemple, nous disons que la théorie de la relativité a approfondi le phénomène déjà connu de l’identité numérique entre la masse gravitationnelle et la masse inertielle parce qu’elle a réussi à l’encadrer dans une théorie générale où elle perd son caractère contingent, purement factuel pour la rendre nécessaire. Pour le scientifique ordinaire, approfondir un résultat signifie l’expliquer, ce qui équivaut à le déduire d’une théorie plus générale, et ceci justifie le fait que les deux concepts d’approfondissement et de mathématisation soient étroitement liés entre eux. » (p.17)
Geymonat propose d’étendre les principes de la rigueur scientifique aux discours autres que le discours scientifique. La philosophie des sciences permet de combattre le dogmatisme et pas seulement dans le domaine de la religion, mais aussi dans le champ de presque toutes les «institutions les plus respectables». Ainsi du discours politico-économique dominant : « quant à ceux qui invoquent les soi-disant ‘enseignements’ de l’expérience pour soutenir que les méthodes capitalistes de la production et de la distribution sont les seules à avoir réussi, il n’y a rien d’autre à faire désormais qu’à les renvoyer à un secteur désormais bien assis de la plus moderne critique épistémologique, selon laquelle l’expérience n’est jamais en mesure de nous dicter quelque conclusion absolument valide. » (p.20)
CRITIQUE DU MAÎTRE PAR LE DISCIPLE
Giorello, ancien élève de Geymonat soumet les principales thèses de son ancien maître au feu de la critique, une critique qui souvent se rapproche des conceptions développées par Imre Lakatos. Giorello commence par rappeler que toutes les théories antiques et médiévales cherchaient à sauver les phénomènes, c'est-à-dire à rendre compte du témoignage des sens. Au contraire avec Galilée et Copernic, il s’agit de « faire violence au sens ». « À tous ceux qui soutiennent que c’est à l’expérience de « suggérer » les principes d’une théorie nouvelle et révolutionnaire, Galilée est là pour rappeler que dans le cas de la révolution copernicienne, c’est le contraire qui est arrivé : non seulement Ptolémée mais aussi Copernic était « réfuté par les faits ».
Rappelant la démarche de Galilée et notamment les dialogues, Giorello fait de la controverse le véritable moteur du progrès scientifique : « la controverse fonctionne donc comme un stimulant décisif qui permet de découvrir – sur un mode que Peirce aurait appelé abductif2 – une raison assez plausible pour convertir un contre-argument en argument en faveur de. » Giorello en donne un exemple dans la deuxième journée du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde,3 où Galilée discute les prétendues réfutations mécaniques du mouvement de la terre. «À la base de ces ‘réfutations’ se trouve l’idée, encore acceptée par Tycho Brahe, que 1) les graves tombent perpendiculairement à la surface de la Terre, et 2) ils devraient tomber obliquement, si la Terre se mouvait. Pour éluder l’objection, Galilée devait montrer que la conjonction de 1) et 2) n’est pas conclusive contre le mouvement de la Terre. Comme on le sait, le jeu de Galilée a consisté dans l’introduction du principe appelé plus tard ‘principe de relativité galiléenne’. Contre le soi-disant argument du navire – une pierre qui tombe du sommet du grand mât devrait tomber visiblement loin de la base de ce même mât si le navire se mouvait d’une ‘course rapide’ – Galilée soutient qu’il est impossible à l’intérieur d’un système de déterminer s’il se trouve en repos ou en mouvement rectiligne uniforme.
Giorello donne un deuxième exemple avec la manière dont Galilée soutient l’atomisme contre les aristotéliciens – à propos de la lumière dans les Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nove scienze.4
« Dans le Saggiatore (1623) Galilée avait conçu la lumière comme composée d’atomes absolument indivisibles alors que la chaleur était composée « d’ignés très petits » et les différents corps de ‘quanta très petits’5. Dans les Discorsi (1638) cette conception atomiste est reprise mais avec un important glissement : pour expliquer tant la cohésion des corps que les changements d’état (la glace fond, le métal entre en fusion, l’eau s’évapore) la structure fine
de la matière est représentée comme formant un réticule formé d’un nombre infini d’atomes séparés par un nombre infini de vides. Et puisqu’il s’agit toujours de portions de matières limitées, les atomes ne sont plus les ‘très petits quanta’ de 1923 mais des parties ‘sans quantité’6 et les vides eux-mêmes sont décrits comme des ‘vides non quanti’7. Un glissement s’est donc produit, de l’intuition de segments très petits à l’idée d’un continuum linéaire composé soit de ‘points’ soit de ‘segments’ infiniment petits (cette dernière dichotomie, implicite chez Galilée, bifurquera bien vite chez les partisans de la théorie des indivisibles et se trouvera encore chez les créateurs du calcul infinitésimal8). Ce glissement qui, à première vue, pousse Galilée à nier un des présupposés des aristotéliciens – la divisibilité d’un continu à l’infini – n’est cependant pas arbitraire. Avant tout, les parties ‘non quante’ de Galilée prétendent non seulement ‘sauver les phénomènes’ (cohésion, pénétration, changement d’état, etc.) mais aussi fournir in nuce une structure mathématique qui rende possible une interprétation physique des calculs en éludant les objections classiques contre l’atomisme. En
second lieu, Galilée semble épouser deux thèses distinctes : un continuum (soit pour fixer les idées un continuum linéaire) terminé (c'est-à-dire fini) 1) est divisible en un nombre arbitraire
(indéterminé) de parties ‘quante’ ; 2) est composé d’un nombre infini de parties ‘non quante’ et indivisibles. En soi, la 1)ne suspend pas tout à fait un aspect de la cosmologie aristotélicienne, pourvu qu’on accepte de traduire les partes semper divisibiles de l’aristotélisme scolastique par parties ‘quante’. En même temps, elle prépare l’acceptation des
‘atomes’ (« vous ne voyez pas que dire que le continu consiste en parties toujours indivisibles comporte que, en le divisant et en le subdivisant, on n’arrive jamais aux premiers composants.
Les premiers composants donc sont ceux qui ne sont plus divisibles et ceux qui ne sont plus divisibles sont les indivisibles. ») On pourrait par conséquent dire que Galilée introduit la 2)
sur un mode abductif pour justifier la 1). » (34-35)
Il est intéressant de noter que, bien qu’ayant rejeté le marxisme de son maître, et donc toutes les références au « matérialisme dialectique », Giorello, au nom d’une « théorie libérale » de la connaissance se révèle ici un dialecticien passionnant. Poussant l’analyse, il remarque que, sur cette question du continu, « Galilée a délimité de fait une sorte de compromis entre la ‘thèse’ et ‘l’antithèse’ du second conflit de la raison avec elle-même dont Kant parle dans la Dialectique transcendantale. » Cette dialectique, on le sait, est celle de l’illusion et elle contribue à définir les limites de l’usage théorique de la raison pure. Mais Giorello refuse ce kantisme trop orthodoxe. « Est-ce que, en fin de compte, une illusion ‘indestructible’ ne finit pas par constituer véritablement pour cela même un authentique problème ? » (39) Et de citer le « surprenant » appendice à la Dialectique transcendantale consacré à « l’usage régulateur des idées de la raison pure », qui pose la possibilité d’un « bon usage » des idées transcendantales.
Cette façon de considérer la « logique de la découverte scientifique » conduit naturellement à admettre qu’il est « difficile de tracer de manière rigide une ligne de démarcation entre science et métaphysique (ou entre science et théologie) » (43)
AUTRES QUESTIONS
La discussion aborde bien d’autres questions, celle de l’incommensurabilité des théories (on retrouvera la critique de Kuhn), celle du réalisme, celle des rapports entre science et technique, etc. Alors que Geymonat défend la valeur du matérialisme dialectique, contre l’empirisme logique, Giorello défend la valeur heuristique de la philosophie libérale, en se plaçant du point de la science. Cependant la longue discussion sur le marxisme apparaît tout à la fois obsolète – en ce sens que plus personne ne soutient le marxisme comme une grande théorie de tout, à la mode du « matérialisme dialectique développé dans l’environnement stalinien – et faible, dans la mesure où elle semble ignorer à peu près toutes les réflexions qui se sont développées hors de cet environnement stalinien.
© Denis Collin – 1er juin 2003
Notes
1. On peut trouver un analyse de ce cheminement dans « Dal neo-positivismo al materialismo dialettico », un essai publié dans le recueil « Reflessioni critiche su Kuhn e Popper » (edizioni Dedalo – Bari, 1983)
2 C.S. Peirce fait de l’abduction une des formes logiques essentielles de la découverte scientifique. Stricto sensu, de (p->q) et q, on ne peut déduire p. Mais si (p -> q) , et q, alors p est une hypothèse explicative possible pour q.
3 publié en français dans la collection Points au Seuil.
4 PUF, 2000, collection Épiméthée.
5 Je traduis naturellement « quanto » par « quantum » en utilisant « quanta » pour le pluriel. Ce qui n’est pas si anachronique qu’on le pourrait croire.
6 Je traduis « non quante » par « sans quantité ».
7 Cette conception de la structure fine de la matière est exactement celle que soutient Spinoza – voir, en particulier, Éthique, II.
8 Note de G.Giorello : Pour ces développements, on peut se reporter à G.Giorello : Lo spettro et il libertino. Teologia, matematica et libero pensiero, Mondadori, Milano, 185, pp. 187-91;
Ecrit par dcollin le Dimanche 27 Mars 2005, 14:43 dans "Philosophie italienne" Lu 9982 fois.
Article précédent -
Article suivant