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Le Manifeste du Parti Communiste a 150 ans.

Commémorations et enterrements.

" Un spectre hante l'Europe : c'est le spectre du communisme. " Ainsi commençait un petit texte publié pour la première fois en février 1848, " Le Manifeste du Parti Communiste ". Commandé par la Ligue des Communistes en fin novembre 1847, ce texte était appelé à devenir un " best seller " mondial, concurrent direct de la Bible. Cent cinquante ans après, on a célébré en grand appareil les funérailles du communisme, et comme pour toutes les funérailles sous nos latitudes, le noir sied mieux que le rouge. Ainsi, sous l'égide de l'historien (sic !) Stéphane Courtois, il ne reste plus du communisme qu'un énorme " livre noir ", lancé à sons de trompettes sur toutes les ondes et tous les fenestrons.

Cédant nous aussi à la superstition des chiffres ronds, faut-il apporter notre pierre aux quelques (rares) cérémonies commémoratives dédiée au cher disparu ? Ou faut-il laisser les morts enterrer leurs morts ? Disons-le tout net : les 150 ans ne sont qu'un prétexte pour réaffirmer que le Manifeste reste pour nous un acte vivant et non un témoignage émouvant d'un passé à jamais révolu. Mais comme nous ne sommes pas des " talmudistes ", nous savons que la seule manière de faire vivre une tradition, c'est de la critiquer, la retravailler, la réinterpréter. Les vieux outils peuvent rendre encore de bons et loyaux services à condition de les dérouiller et de les aiguiser convenablement. Retrouver ainsi la pensée vivante de Marx, débarrassée des scories accumulées par les décennies de luttes, de trahisons et de tragédies : c'est pour cette tâche qu'il faut recommencer par le commencement, c'est-à-dire par le Manifeste, glorieux acte inaugural, défi héroïque lancé à la face du vieux monde, dont toute l'actualité montre qu'il est urgent de le renouveler.

Texte et contexte

Incontestablement, le Manifeste est un texte daté. Daté dès l'introduction par ce rappel des décisions de la Ligue des Communistes ; daté par des affirmations comme celles-ci : " Le communisme est reconnu dès maintenant, et par tous les gouvernements européens, comme une puissance. " Daté par la critique des diverses formes de socialisme dont ne survivent que quelques idées éparses et quelques représentants égarés. Daté aussi dans l'itinéraire intellectuel de Marx : Marx, en effet, n'est pas encore en possession de sa théorie. Le Manifeste, sur ce plan, est plus un programme de travail qu'un condensé d'une théorie qui n'aurait plus qu'à être développée. La théorie des classes et celle de l'État n'y sont qu'esquissées. Si le problème de l'exploitation est posé, à cette époque Marx n'a pas encore élucidé le " mystère " de la plus-value. Beaucoup d'affirmations seront rectifiées ou abandonnées par la suite. Marx et Engels, du reste, le disent explicitement. Lors de la nouvelle publication allemande de 1872, ils définissent le Manifeste comme une " document historique " qu'ils ne se reconnaissent plus le droit de modifier, bien que nombreuses remarques se trouvent " vieillies ". Ce sont seulement les " principes généraux ", " dans leurs grandes lignes " qui gardent toute leur validité.

La difficulté tient justement à séparer clairement ce qui dépend du contexte, ce qui n'est qu'une élaboration inachevée et ces principes généraux qui gardent toute leur validité. Difficulté aggravée 1° par l'utilisation faite par les marxistes de l'œuvre de Marx ; et 2° par l'incertitude concernant la nature de certaine des propositions du Manifeste qui peuvent parfaitement êtres acceptés en tant que formules algébriques générales mais doivent se remplir d'un contenu concret pour que leur seul en soit déterminé.

Bourgeois et prolétaires

Philosophie de l'histoire

" L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, c'est l'histoire de la lutte des classes ". La première partie du Manifeste commence par cette affirmation qu'on doit immédiatement nuancer. Cela suppose en effet que soit rejetées hors de l'histoire les formes de " communisme primitif " et plus généralement les " sociétés sans classes " dont nous savons aujourd'hui qu'elles ne sont pas pour autant des sociétés sans histoire. Du reste, Marx et Engels le savent bien, qui ont déjà abordé ce problème du " communisme primitif " dans L'Idéologie allemande et sur lequel ils reviendront à de nombreuses reprises, aussi bien sous une forme détournée quand Marx s'attaque à la question russe à partir de sa correspondance avec Vera Zassoulitch, que directement, quand Engels reprend les travaux de Lewis Morgan dans L'origine de la famille, de la propriété et de l'État.

En second lieu, si la lutte des classes domine bien l'histoire des sociétés où se développe le mode de production capitaliste, il n'est pas certain que cette formule ait la même portée quand il s'agit de comprendre les sociétés antérieures. L'opposition millénaire des opprimés et des oppresseurs, de ceux d'en haut et de ceux d'en bas, ne recoupe pas nécessairement des oppositions de classes au sens précis du terme, si on définit les classes comme ce qui est constitué à partir des rapports de production. Ainsi l'opposition de la bourgeoisie à la noblesse n'est qu'une opposition relative, fortement tempérée par la possibilité ouverte à la bourgeoisie de s'intégrer à la noblesse et par le relais que les intérêts des grands bourgeois trouveront assez rapidement dans la monarchie, pas seulement dans la monarchie à l'agonie du XVIIIe siècle, mais dans la monarchie montante (voir Louis XI comme exemple emblématique de cette situation). L'opposition entre les paysans et les féodaux n'est à proprement parler une opposition de classe, au sens restreint, puisque le rapport du paysan à son seigneur n'est pas fondamentalement un rapport économique mais un rapport politique dont l'extorsion par le seigneur du surproduit social n'est qu'une conséquence. Très vite, on trouvera des paysans bien plus riches que certains chevaliers en haillons. Là encore, tant la littérature que les travaux des historiens (Duby par exemple) pourraient sérieusement enrichir nos connaissances et rendre plus complexe notre approche de l'histoire qui ne se laisse pas réduire à un schéma désincarné. Il faudrait également parler des sociétés situées en dehors de l'espace européen : quid du système des castes ? du rôle du mandarinat en Chine ?

Bref, la valeur de cette première phrase du Manifeste n'est pas de fournir une théorie ou une philosophie de l'histoire, valable en tous temps et en tout lieu, mais de soulever la question centrale dans les formations sociales dominées par la bourgeoisie moderne. C'est seulement en ce sens, plus restreint, que nous ne sommes pas sortis du contexte du Manifeste.

La révolution bourgeoise

Le Manifeste a souvent été compris comme une véritable apologie du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie par opposition au caractère réactionnaire qu'elle prend dès qu'elle a accaparé tous les pouvoirs. On y trouvera même une description enthousiaste de ce qu'on appelle aujourd'hui la mondialisation. Or tout ce passage a souvent été mal interprété.

1. On a interprété la révolution bourgeoise comme une étape nécessaire du développement historique, que tous les pays devaient suivre pour arriver enfin au communisme. Ce " parcours du combattant " de l'histoire universelle (communisme primitif, esclavagisme, féodalisme, capitalisme et enfin communisme) s'apparente à tous les conceptions téléologiques (c'est-à-dire théologiques) de l'histoire. Or Marx devait rectifier sérieusement cette conception, toujours à propos de la question russe. Vera Zassoulitch s'adresse à Marx pour lui demander si " l'histoire, le socialisme scientifique, en un mot tout ce qu'il y a de plus indiscutable ", condamnent ou non la commune paysanne russe, ainsi que l'affirment les " marxistes " russes. Or la réponse de Marx se garde bien d'invoquer " l'histoire " ou le " socialisme scientifique ". Il y parle de la " fatalité historique " en mettant des guillemets et en soulignant que cette " fatalité " est restreinte à l'Europe occidentale. Dans le brouillon de sa réponse, il précise qu'il n'a aucun rapport avec les gens qui prêchent cette vision fataliste sous le nom de socialisme scientifique. Dans une autre voie, la théorie de la révolution permanente, que Trotsky élabore dès 1905, refuse, elle aussi, ce fatalisme historique qui suppose une étape bourgeoise obligatoire. Mais de même que les écrits de Marx qui contrevenaient à l'orthodoxie ont souvent été laissés sous le boisseau, de même la théorie de la révolution permanente fut-elle tenue en suspicion ou ouvertement combattue comme une hérésie.

2. " La structure économique capitaliste est sortie des entrailles de l'ordre économique féodal " maintient Marx. Or son raisonnement contredit cette phrase puisqu'il affirme que le mode de production capitaliste ne peut se développer que sur " la base de la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production ". Or ce qui caractérise le féodalisme c'est bien que le producteur n'est pas séparé des moyens de production mais leur est, au contraire, enchaîné. Il faut donc qu'une intervention brutale – et non organique – opère cette séparation contre les tendances fondamentales du féodalisme. C'est cette intervention brutale que Marx nomme accumulation primitive. Le caractère non organique de tout ce développement est souligné indirectement par Marx. En effet, rappelant que ce processus d'accumulation primitive qui se présente comme expropriation des producteurs constitue une histoire " écrite dans les annales de l'humanité en lettres de sang et de feu indélébiles ", Marx ajoute : " Mais les chevaliers d'industrie n'ont supplanté les chevaliers d'épée qu'en exploitant des événements qui n'étaient pas de leur propre fait. Ils sont arrivés par des moyens aussi vils que ceux dont se servit l'affranchi romain pour devenir le maître de son patron. " L'analogie de Marx avec la dislocation de l'empire romain et du mode de production sur lequel il reposait est révélatrice. Elle confirme qu'il ne s'agit pas d'un processus organique, mais d'une décomposition sociale combinée avec des événements catastrophiques – dans le cas de l'empire romain, les invasions – et donc d'un processus qui n'est pas purement économique, ni par conséquent prévisible selon des lois simples, mais au contraire de l'irruption de l'inattendu et de la capacité de certains groupes à exploiter cet inattendu. Bref, pas de fatalité historique d'une révolution bourgeoise dont la fonction ne serait que de préparer la révolution prolétarienne.

3. Le caractère progressiste de la révolution bourgeoise est lui-même sujet à caution. Dans le Capital, ce n'est pas le mode de production capitaliste en tant qu'il est en voie d'être historiquement dépassé qui est le plus violemment critiqué ; c'est au contraire le mode de production capitaliste naissant, l'accumulation primitive, qui suscite les plus grandes indignations chez Marx. Ainsi les longs déve-lop-pements sur l'extermination de la petite paysannerie libre anglaise (les " yeomen "). Mais ne s'agit pas seulement d'une sympathie avec des classes sociales appartenant à des temps révolus. Marx sera constamment fidèle à la défense de la cause irlandaise (alors que du point de vue des lois historiques telles que la vulgate les conçoit, l'Irlande représentait un état arriéré par rapport à l'Angleterre capitaliste.) Il en va de même à l'égard de la Pologne où l'on ne pouvait guère discerner l'esquisse d'un mouvement prolétarien moderne – en l'occurrence c'est l'héroïsme de la noblesse polonaise en lutte contre la domination de l'empire russe qui emporte la sympathie de Marx.

4. Enfin de nombreuses affirmations ne peuvent être prises que cum grano salis. Par exemple, parlant de l'œuvre de la bourgeoisie, le Manifeste affirme : " Aux relations familiales, elle a arraché leur voile de touchante sentimentalité ; elle les a réduites à un simple rapport d'argent. " cela ne signifie pas que la voie est désormais libre pour se débarrasser de la famille. Bien au contraire, dans leurs textes ultérieurs, Marx et surtout Engels envisageront dans le communisme la possibilité d'une famille " rénovée ", c'est-à-dire débarrassée de ces liens de l'argent qui la pervertissent dans la société de classe.

5. S'il est un progrès décisif, longuement analysé dans le Manifeste, c'est l'universalisation de l'existence sociale humaine dont la bourgeoisie produit les prémices, avec la constitution d'un marché mondial et de la division mondiale du travail. Mais cette universalisation effective n'est pas une fin en soi. Elle n'a d'importance que dans la mesure où elle est la condition du développement de l'individu. Marx laisse entendre que le développement du mode de production capitaliste en arrachant les individus à leurs déterminations sociales traditionnelles a posé dans les faits la possibilité (mais seulement la possibilité) de l'existence réelle de cet individu autonome qu'avait posé la philosophie classique, avec Rousseau ou avec Kant. Il arrive même que ces questions puissent trouver un écho dans la grande presse. Consacrant un papier aux 150 ans du Manifeste sous le titre " Le spectre hante à nouveau ", Mathias Greffath souligne l'importance de cette phrase du Manifeste dans laquelle le communisme est décrit comme une " association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. " La pensée de Marx est pour l'auteur un " véritable individualisme " dont il fait remonter les sources à la dissertation de doctorat sur Démocrite et Epicure.

La structure des classes

Tout le Manifeste est pénétré de cette idée que le mode de production capitaliste implique la disparition des classes " moyennes " traditionnelles et conduit à la simplification de la structure de classe des sociétés modernes. Il est assez clair que le processus analysé par Marx a trouvé sa confirmation pour ce qui est de la disparition des classes moyennes traditionnelles (paysannerie, commerçants et artisans, etc.) et que la concentration et la centralisation du capital atteignent chaque jour, sous nos yeux, de nouveaux sommets. Pourtant cela ne se traduit pas mécaniquement, loin de là, par une homogénéisation croissante du prolétariat. Si on définit le prolétaire comme celui qui pour vivre ne dispose que de sa force de travail, le prolétariat est bien aujourd'hui la classe sociale majoritaire dans les sociétés capitalistes avancées. Mais c'est un prolétariat très différencié, dans lequel la classe ouvrière, stricto sensu, n'est plus nécessairement majoritaire. Il est d'ailleurs remarquable que les dernières grandes luttes en France ou aux États-Unis ont été le fait, non des ouvriers directement exploités, c'est-à-dire directement producteurs de plus-value, mais de couches d'employés qui ne sont exploités que dans la mesure où ils permettent à leur patron de s'accaparer une partie de la plus-value produite dans le secteur productif. Cette différenciation au sein du prolétariat est aussi une différenciation des conditions de vie, de la situation dans les rapports de production, et, par voie de conséquence, une différenciation dans l'appréhension des nécessités de la lutte des classes. La concentration du capital ne s'accompagne pas d'une concentration du prolétariat. Ce qui n'est pas une des moindres questions que nous ayons à résoudre.

Des perspectives visionnaires

Comme tous les grands esprits dont le regard porte loin, il est normal que Marx et Engels commettent un certain nombre d'erreurs dans le détail. Mais avant de passer à la deuxième partie, il est nécessaire de souligner avec quelle force le Manifeste expose certaines des tendances fondamentales du mode de production capitaliste. Ainsi ce passage : " De toute évidence, la bourgeoisie est incapable de demeurer la classe dirigeante et d'imposer à la société comme loi suprême, les conditions de vie de sa classe. Elle ne peut régner car elle ne peut plus assurer l'existence même de l'esclave à l'intérieur de son esclavage ; elle est forcée de le laisser déchoir si bas qu'elle doit le nourrir au lieu d'être nourrie par lui. La société ne peut plus vivre sous la bourgeoisie ; c'est-à-dire que l'existence de la bourgeoise et l'existence de la société sont devenues incompatibles. " Description d'une décadence irrémédiable dont la frénésie actuelle des classes dirigeantes d'un côté, le développement du chômage et de la décomposition sociale de l'autre, sont des manifestations évidentes. Ce qui se passe dans les " banlieues " et ailleurs rappelle cette " pègre prolétarienne, ces basses couches de la société qui se pétrifient sur place " et que " tout dans son existence dispose à se laisser acheter pour des menées réactionnaires. " Le Manifeste espérait que même cette couche pourrait se laisser emporter par le mouvement grâce à une révolution prolétarienne. C'était sûrement trop optimiste. Dans toutes les grandes phases de l'histoire, la " pègre prolétarienne " s'est bien laissé acheter par les " menées réactionnaires " et aujourd'hui encore, le contrôle d'une grande partie de la jeunesse la plus exploitée et la plus exclue par les dealers et les diverses formes de voyoucratie d'un côté, par les fanatiques islamistes de l'autre n'est guère encourageant.

Ainsi le Manifeste continue-t-il de nous parler de notre situation.

Prolétaires et communistes

Après l'analyse, il faut passer à la définition du programme. Question qui, elle-même, se divise en deux : la question du nom du mouvement (pourquoi " communisme " ?) et la question des mesures pratiques qui doivent être mises en œuvre dans le cadre de la victoire du mouvement prolétarien.

Le communisme. Communisme et socialisme

Le communisme comme désignation générale de certains mouvements révolutionnaires est déjà assez ancien au moment où le Manifeste est publié – on peut remonter à la " conjuration des Égaux " de Babeuf. Engels est déjà " communiste " alors que Marx se méfie des dogmes socialistes ou communistes. C'est sous l'influence de son ami Moses Hess qu'il se familiarise avec les doctrines de penseurs français comme Fourier, Leroux, Considérant et Proudhon. Mais il faudra attendre 1843-1844 pour que Marx s'oriente résolument vers le communisme, encore que dans les Manuscrits de 1844 ce communisme soit encore un essentiellement une désignation particulière d'un humanisme éthique, largement inspiré par Feuerbach et donc on pourrait montrer assez aisément les rapports avec le schéma chrétien de la rédemption, ce que les théologiens appellent la kénose. Dans le Manifeste, les choses sont claires : " Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu'exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d'une lutte de classes qui existe, d'un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. […] les communistes peuvent résumer par cette seule formule : abolition de la propriété privée. " La suite du texte précise ce dont il s'agit. Ce n'est pas la propriété en général qui est visée – ce qui serait absurde – et le livre I du Capital ira jusqu'à préciser que " l'expropriation des expropriateurs " doit rétablir " non la propriété privée du travailleur mais sa propriété individuelle, fondée sur les acquêts de l'ère capitaliste, sur la coopération et la possession commune de tous les moyens de production, y compris le sol. "

Si la définition du communisme, quoique très générale, est sans ambiguïté. Le terme " socialisme " dans le Manifeste est rejeté indirectement ; il renvoie seulement à la " littérature socialiste " que la troisième partie passe en revue pour en faire une critique expéditive. Le socialisme est soit une utopie (un projet de réformateur plus ou moins halluciné, sans rapport avec le mouvement réel) soit une tentative réactionnaire de revenir à un monde englouti. Dans la tradition postérieure à Marx, le mot " socialisme " a généralement désigné une phase intermédiaire entre la société capitaliste et le communisme. Mais Marx, s'il ne réfute pas le terme de " socialisme " (quand il s'agit de répondre aux économistes bourgeois) s'en tient généralement à la qualification de " première phase du communisme. " Il s'agit d'un genre de société communiste qui n'est " pas celle qui s'est développée sur ses bases propres, mais au contraire, celle qui vient d'émerger de la société capitaliste ; c'est donc une société qui, à tous égards, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l'ancien ordre où elle a été engendrée. "

Mais, de la société communiste dans sa deuxième phase, Marx ne nous en dit pas grand-chose, lui qui ne faisait pas de cuisine dans les marmites de l'avenir, et pensait que l'humanité ne se pose que les problèmes qu'elle peut résoudre. Sauf si on est satisfait par des formules générales (de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins, abolition de la division entre travail manuel et travail intellectuel, fin de l'opposition entre la ville et la campagne, etc.) Or ces grandes formules sont à peu près vides. Chacun des successeurs de Marx a essayé de les remplir avec ses propres lubies sans que cela nous aide beaucoup. On a surtout gardé quelques souvenirs pas très agréables de leur application par la bureaucratie maoïste.

Il semble donc que le meilleur parti à prendre est de s'en tenir à la formulation du Manifeste : le communisme comme mouvement pratique qui abolit la propriété privée ou la propriété capitaliste. Il est vrai que ce beau mot de communisme (qui renvoie à commune, communauté, action commune, bien commun, etc.) a servi de couverture à tant d'ignominies qu'il n'est pas très facile à porter aujourd'hui. On peut en choisir un autre si on veut, puisqu'il faut parfois savoir changer la chemise sale. Mais " socialisme " ne vaut guère mieux : après tout, on a bien eu un " national-socialisme " ! Ce qui importe, en tout état de cause, c'est de garder vivante l'idée que la question centrale est bien celle des rapports de propriété et qu'aucune solution ne peut être trouvée à la crise de l'humanité sans mettre en cause la propriété capitaliste elle-même.

Les revendications transitoires

Curieusement, la liste des revendications transitoires qui figure à la fin de la deuxième partie n'est pas nécessairement ce qui est le plus daté dans le Manifeste. Du moins certaines de ces revendications restent des éléments indispensables de tout programme anticapitaliste sérieux.

" 1° Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'État. " Cette mesure n'est pas en elle-même une mesure " communiste " puisqu'elle pourrait très bien coexister avec une agriculture de fermiers capitalistes, mais elle permettrait d'envisager sérieusement une politique d'aménagement du territoire, en particulier pour l'installation de jeunes agriculteurs ou pour la gestion de la forêt. S'il y avait des écologistes sérieux, ce serait aussi une des premières revendications de leur programme.

" 2° Impôt sur le revenu fortement progressif. " Nous avons bien un impôt sur le revenu fortement progressif, au moins dans les pays de l'Europe continentale, mais il représente une part toujours plus faible des recettes fiscales, si bien qu'au total, l'impôt est dégressif ; en tenant compte de tous les impôts indirects (TVA, TIPP, TVA sur les taxes etc.), des impôts locaux, et des avantages fiscaux (immatriculez vos bateaux à la Martinique !), la part de ces prélèvements obligatoires diminue avec l'augmentation du revenu. La simple justice démocratique exigerait une baisse radicale de tous ces impôts indirects et l'augmentation en conséquence de l'IRPP.

" 3° Abolition du droit d'héritage. " Là encore ce n'est pas une mesure vraiment communiste. Un bon libéral devrait vouloir cette mesure qui permet de récompenser chacun selon ses propres aptitudes à la réussite et non seulement les aptitudes de son arrière-grand-père. La confiscation de l'héritage donnerait même à l'État les revenus nécessaires pour baisser, voire supprimer tous les autres impôts, conformément aux dogmes libéraux.

" 5° Centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale à capital d'État et à monopole exclusif. " Cette mesure est indispensable non seulement pour redonner à la communauté les moyens de contrôler l'économie et mais surtout pour orienter les investissements, par exemple en procurant un crédit à bon marché pour les petits entrepreneurs ou pour les coopératives ouvrières. "

" 6° Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport et de communication. " Cette mesure qui avait été réalisée presque entièrement dans de nombreux États européens est aujourd'hui démantelée un peu partout. Elle n'en garde pas moins sa validité.

On sera plus réservé – c'est le moins qu'on puisse dire – sur d'autres propositions comme le " travail obligatoire " avec " constitution d'armées industrielles ". Marx d'ailleurs n'en parlera plus et il faudra attendre le " communisme de guerre " pour voir ressurgir cette idée qui est une véritable aberration, vestige du socialisme utopique en contradiction absolue avec les éléments rationnels de l'analyse marxienne. Certaines propositions, qui ne sont pas forcément fausses en elles-mêmes, seront également regardées avec méfiance, comme celle qui demande une " éducation combinée avec la production matérielle ".

La question politique

Le point crucial dans le Manifeste et, à bien des égards, le plus étonnant, c'est qu'au fond, on n'y parle pas de politique. C'est-à-dire que la question de l'organisation commune n'est y abordée que dans des termes si généraux qu'ils montrent bien que la Ligue des Communistes ne se préparait nullement à la conquête du pouvoir et que Marx et Engels ne concevaient pas la révolution prolétarienne comme aussi imminente que les accents martiaux du Manifeste pourraient le laisser croire.

Dans les 10 revendications transitoires, aucune ne porte sur le pouvoir politique. Par exemple, rien sur la nécessité du renversement les monarchies et les empires. Singulière cécité quand on sait que ce texte est écrit juste avant les grands mouvements qui embraseront toute l'Europe en 1848. Même si on peut expliquer cette cécité par la nécessité pour Marx et Engels de rompre clairement le cordon entre le mouvement ouvrier et les divers mouvements démocratiques petits-bourgeois.

Rien non plus sur la question nationale ; ou plutôt ce qui y est, savoir que " le prolétariat au pouvoir fera disparaître [les particularités et contrastes nationaux des peuples] " est une bêtise assez manifeste, que Marx abandonnera assez vite, lui qui s'intéressera tant à la question nationale (irlandaise ou polonaise) et aux particularités et contrastes nationaux des peuples.

Mais aussi, et c'est plus sérieux, rien sur les formes d'exercice du pouvoir du prolétariat. On apprend simplement que " lorsque, dans le cours du développement, les antagonismes de classes auront disparu et que toute la production sera concentrée entre les mains des individus associés, le pouvoir public perdra son caractère politique. " C'est la formule du dépérissement de l'État qui est annoncée ici, à laquelle Lénine redonnera toute sa vigueur dans L'État et la Révolution. Cette formule dit aussi qu'entre Marx et les anarchistes, la divergence ne porte que sur les moyens et non sur la fin.

On devra pourtant admettre que cette question, loin de définir clairement une position marxiste sur la question de l'État, ainsi que les marxistes l'ont cru, est une des sources majeures de difficulté et d'obscurité dans la pensée de Marx.

D'une part, l'idée que le gouvernement puisse ne plus avoir de caractère politique vient en ligne directe de Saint-Simon dont l'État industriel devait remplacer le gouvernement des hommes par l'administration des choses. Idée dont on ne comprend pas pourquoi Marx n'en a pas perçu le caractère profondément idéologique puisqu'elle est exactement le prolongement de l'idéologie spontanée du capitaliste qui transforme les hommes en choses et qui ne voit dans sa propre puissance qu'une capacité d'administration technique. L'État capitaliste contemporain est l'exacte application du principe de Saint-Simon, puisque toute réflexion toute action politique y est soumise à ce que Habermas appelle la " rationalité instrumentale " .

Il faut clairement refuser cette idée d'un pouvoir public non politique qui n'est que la trace de la domination du socialisme utopique sur la pensée de Marx. Et ce d'autant plus que l'explication que Marx donne à cette formule la contredit : en disant que la société communiste repose sur les individus associés, Marx ne pouvait pas ignorer qu'il reprenait exactement la définition du Contrat Social chez Rousseau : le contrat c'est l'association des individus qui forment un " corps politique ". Autrement dit, le " dépérissement de l'État " chez Marx ne signifierait pas la fin de l'État politique mais la fin de l'État fondé sur la force, de l'État au service d'une partie de la société contre l'autre, qui devrait être remplacée par la seule puissance légitime, celle de la volonté générale des " individus associés ".

En corrigeant Marx dans ce sens, nous sommes donc invités à faire un peu de nettoyage dans la doctrine, mais c'est être fidèle à son esprit. Retravailler Marx au moyen de la philosophie politique contractualiste présente non seulement des avantages théoriques, mais aussi des conséquences pratiques importantes : c'est permettre que le prolétariat se constitue véritablement en parti politique et non simplement en groupe de pression économique. C'est aussi restaurer dans son importance la question de la loi et de l'ordre juridique du point de vue de la lutte des classes, et sur ce plan, tant l'action pratique de Marx dans les trade-unions que sa réflexion théorique dans Le Capital, à propos du droit du travail et de la limitation légale de la journée de travail, auraient dû depuis longtemps nous alerter et susciter notre méfiance à l'égard des formules simplistes du marxisme sur le " droit bourgeois ".

Conclusion

Cent cinquante ans après sa première parution, le Manifeste garde donc une valeur immense. Une valeur historique d'abord, parce qu'il formule théoriquement ce que cette année 1848 va exprimer pratiquement, à savoir la première irruption du prolétariat comme force politique indépendante sur la scène politique. La lecture du Manifeste devra donc se compléter de celle de ces deux grandes œuvres de la littérature politique que sont Les luttes de classes en France et Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte. Une valeur pratique aussi : parce qu'il reste un vibrant appel à la lutte et désigne très clairement l'obstacle à abattre qui se dresse toujours devant nous, menaçant d'engloutir la civilisation humaine.

Mais si on veut faire du Manifeste la théorie achevée, dont il ne resterait plus qu'à trouver la mise en œuvre concrète dans les conditions d'aujourd'hui, on fait visiblement fausse route et l'on remplace la pensée politique par une forme de pensée religieuse. On peut et l'on doit encore penser après Marx.

Denis Collin - Février 1998.

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Ecrit par dcollin le Vendredi 25 Mars 2005, 20:38 dans "Marx, Marxisme" Lu 9934 fois. Version imprimable

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