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L'autonomie pour tous

Le Monde (20/11/2001)

MORALE ET JUSTICE SOCIALE, de Denis Collin, Seuil, 385 p., 22 E,144,31 F

Encore un livre de morale ?!! Pourquoi pas ? A condition qu'il ne sacrifie pas au « Moloch de l'abstraction », comme disait Nietzsche. Si la morale sans la politique est une impasse, la politique sans la morale un cul-de-sac, le défi consiste toujours à les penser ensemble sans les confondre ; la morale n'est pas soluble dans la politique, la réciproque, aussi, est vraie. Denis Collin, philosophe de formation et auteur de plusieurs ouvrages de philosophie politique, a tenté de naviguer entre ces écueils. Il s'est demandé comment penser l'« articulation » entre la morale et l'Etat. Sa thèse ? L'égalité est un genre d'idée politique en danger. Il est urgent « de redonner sens à cet idéal multiséculaire d'émancipation, liberté-égalité fraternité, menacé de devenir simple formule morte au fronton de nos monuments. » Le problème de l'égalité est le suivant: elle est une norme juridique (un principe abstrait). Elle est aussi un fait. La seule égalité devant la loi aboutit souvent, on le sait, à des inégalités insupportables. Mais trop d'égalité tue la liberté. Le problème de la justice est celui du Mal (sujet d'actualité). Envie, jalousie, ressentiment, frustrations... Le Mal est banal, c'est devenu - aussi - une banalité de le dire. Pourquoi un penseur aussi avisé qu'Hayek considérait-il la question de la morale en économie (et de la justice sociale) comme « non pertinente » ? Parce que le Mal n'a pas de place dans la théorie économique. John Rawls, l'auteur de la Théorie de la justice, l'atteste: « Un individu rationnel n'est pas sujet à l'envie, du moins quand il pense que les différences entre lui-même et les autres ne sont pas le résultat de l'injustice et qu'elles ne dépassent pas certaines limites. » La politique moderne veut supprimer l'envie, c'est son honneur, et sa limite. Pour elle, l'immoraliste n'est plus l'avare ou le jaloux, mais le passager clandestin, le «free rider ». Tartuffe, plutôt qu'Harpagon ou Alceste. L'égoïste qui profite du système, au lieu de coopérer (par exemple, qui abuse de l'assurance-chômage). Mais le libéralisme seul est impuissant à justifier l'une ou l'autre des deux attitudes. L'égoïsme rationnel se justifie. Le marché est incapable de produire une morale positive. Mais n'est-ce pas, aussi, profondément rassurant ? Alors quel est le vrai, le seul tabou des sociétés libérales ? C'est la propriété, affirme Denis Collin. Le tort de Rawls, selon lui, est de ne pas aborder la question des rapports de propriété. « Rawls fait abstraction de la structure sociale. » Or la propriété est aujourd'hui la première source d'inégalités. Alors oui, pour l'auteur, il faut affirmer, à l'heure des fonds de pension et de l'actionnariat salarié, que « la propriété capitaliste [n'est pas] l'horizon indépassable dans lequel devrait s'inscrire toute pensée ». Mais comme « le socialisme est mort », que les libéraux font du keynésianisme sans le savoir, que celui-ci a montré ses limites, la question se pose: que faire ? Emboîtant le pas au Prix Nobel d'économie Amartya Sen, l'auteur se demande sur quoi peut porter aujourd'hui une exigence d'égalité concrète (« égalité de quoi ? »). Il répond: l'économie devrait pouvoir parvenir à égaliser « les conditions d'accès à l'autonomie ». Ce serait déjà beaucoup.


Ecrit par Philippe Arnaud le Vendredi 25 Mars 2005, 22:59 dans "Publications" Lu 5307 fois. Version imprimable

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