Du républicanisme au socialisme
A nouveau la question de la propriété.
Sommaire
République : le retour
Hors jeu il y a quelques années, l'idée républicaine a
fait un retour remarqué dans le débat politique français. Il est vrai que la
république semble là dans sa terre d'élection. La république contre l'empire,
la république contre la monarchie, la république contre l'État corporatiste, la
république contre l'État français : voilà ce qui scande la vie politique française
pendant un siècle et demi. Le consensus autour de l'État social, le « modèle
1945 » dont parle le chef du patronat, a placé la question de la république en
dehors du débat dominé par les enjeux sociaux et l'affrontement droite/gauche.
C'est avec la remontée de l'extrême droite et l'abandon par la gauche de ses
velléités de transformation sociale que la question de la république est
revenue au centre des préoccupations. Mais il faut remarquer qu’elle est plus
l'objet d'un usage rhétorique qu'un véritable concept politique. Au demeurant,
en France et depuis déjà très longtemps, s'opposent la « république
bourgeoise » et la « république sociale ». Il suffit de rappeler
que les journées de juin 48 ont creusé entre la classe ouvrière et la
république bourgeoise un fossé qui marque profondément l’histoire sociale et politique
de ce pays : anarcho-syndicalisme et tendances autoritaires ont joué,
parfois simultanément, contre l’enracinement de la social-démocratie.
Mais l’opposition de la république bourgeoise et de la
« sociale » semble maintenant appartenir au folklore : après
tout la constitution française actuelle définit la France commune république «
laïque, démocratique et sociale ». Pourtant, le renouveau d’intérêt pour
l’idée républicaine devrait être pris au sérieux par tous ceux qui gardent les
yeux fixés sur l’horizon d’une émancipation politique et sociale. La puissance
évocatrice du mot même de république doit rester forte. Reste à savoir si elle
peut avoir un sens politique réellement opératoire.
République, républicanisme et propriété
Le républicanisme est clairement identifié comme un
courant spécifique de la philosophie politique depuis les travaux de John
Pocock, Quentin Skinner, Philip Pettit dans le monde anglo-saxon, ou d’auteurs
comme Jean-Fabien Spitz en France. La liberté politique aux temps modernes prend
bien deux figures distinctes et souvent opposées : le libéralisme qui
définit la liberté comme non-ingérence et le républicanisme qui la pense comme
non-domination[1]. Alors que les libéraux,
en accord sur ce point avec la problématique de Hobbes, considèrent que
l’intervention de la loi constitue toujours, même si elle est nécessaire, une
limitation de la liberté, les républicains, au contraire, considèrent que la
loi protège la liberté contre les ingérences arbitraires et la domination – y
compris la tyrannie de la majorité. Je ne développe pas plus ces questions et
me contente de renvoyer aux travaux cités ou à mes propres articles.[2]
Si elle est prise au sérieux, la position républicaniste pousse
au radicalisme social, ainsi que l’affirme Pettit. Le libéral refuse
l’ingérence de l'État dans les relations contractuelles privées qui unissent
salariés et employeurs. Au contraire, le républicanisme promeut un droit du
travail visant à protéger les salariés dans la relation asymétrique qu’ils
entretiennent avec leur patron. Il en va de même en ce qui concerne les
relations entre hommes et femmes ou entre parents et enfants. Par ces aspects
le républicanisme semble donc très proche d’un socialisme réformiste.
Cependant, précise Pettit, le républicanisme est une doctrine politique que
peuvent adopter les défenseurs de la propriété privée et « la classe des
entrepreneurs et des professionnels dont les intérêts ont été si bien servis
par l’idéal libéral classique pourront trouver que l’idéal de liberté comme
non-domination convient également à leurs objectifs. »[3]
Le républicanisme et les objectifs traditionnels du
socialisme
Pettit aurait pu aller un peu plus loin : le
républicanisme traditionnel, de Harrington[4] aux
penseurs de la révolution française semble lié à la propriété privée. L’homme
libre est indépendant et c’est la propriété privée qui doit garantir cette
indépendance. Celui qui n’a pas de propriété dépend de la bonne volonté de
quelqu’un d’autre pour assurer sa survie et donc ne saurait être véritablement
libre. Chez Harrington, la république prend une certaine coloration
aristocratique et, de leur côté, les révolutionnaires français mettront en
musique la distinction entre citoyen actif et citoyen passif. Comme le fait
encore remarquer Pettit, « les républicains traditionnels envisageaient un
corps civique composé d’individus du sexe masculin, suffisamment à leur aise et
appartenant à la culture dominante. »[5]
Philip Pettit tente de montrer que le langage du républicanisme traditionnel
peut être adapté pour devenir un langage commun des courants et mouvements
sociaux progressistes. Mais cela exige qu’on ne fasse pas l’impasse sur la
question de la propriété. Le républicanisme est-il non compatible avec l’idéal
socialiste traditionnel d’arracher les principales forces productives des mains
des capitalistes pour les transférer aux producteurs associés ? Ou alors
faut-il redéfinir le socialisme différemment, en considérant que cette question
de la propriété est une question obsolète ?
Considérons tout d’abord l’idéal républicain
traditionnel : pour être véritablement citoyen il faut n’être pas dominé
et la propriété est une des conditions vitales de la non-domination. Dès lors,
pour que l’ensemble du peuple puisse participer à la citoyenneté, il faut que
tous les citoyens soient en quelque manière des propriétaires. La solution
classique à ce problème, dans les républiques impériales, comme Rome ou les États-unis,
consiste dans la guerre de conquête : les citoyens pauvres peuvent devenir
propriétaires en allant planter leurs choux un peu plus loin. Mais ce type de
solution n’a qu’un temps. La deuxième solution consiste à partager les
richesses entre tous les propriétaires potentiels : c’est la revendication
plébéienne de la réforme agraire qui joue un rôle si important dans la Rome
antique. Cette deuxième solution, le partage, sera défendue, à la révolution
industrielle, par les « partageux », l’un des noms les plus communs
que l’on donnera aux socialistes et aux communistes.
Partage et appropriation sociale
Une république non impériale et pacifique se pose
nécessairement la question de ce partage de la propriété. Les républicains,
entendus en ce sens, ne tiennent pas la propriété pour moins sacrée que les
libéraux. C’est précisément parce que la propriété est sacrée qu’aucun citoyen
n’en peut être privé ! C’est au fond ce que dit Rousseau quand il affirme
que personne ne doit être suffisamment riche pour acheter quelqu’un d’autre et
personne suffisamment pauvre pour être obligé de se vendre. Rawls défend une
idée assez proche quand il montra que l’égale liberté pour tous – premier
principe d’une société juste – exige une dispersion de la propriété.
Cependant, prise dans sa généralité, cette formule de partage
– tous propriétaires – paraît peu opératoire en ce qu’elle présuppose le retour
à une société de travailleurs plus ou moins indépendants, c’est-à-dire à une
société préindustrielle.
À la fin du livre I du Capital, Marx définit le
communisme comme la restauration de la propriété individuelle des travailleurs
sur la base des acquêts de l’ère capitaliste. Encore une formule bien floue.
L’association proudhonienne répond parfaitement à cette définition : au
lieu des travailleurs privés de toute propriété soient associés de force par le
despotisme capitaliste, on a des travailleurs indépendants qui s’associent
librement – comme par exemple dans une coopérative ouvrière de production.
Cette sympathique solution qui réconcilie Marx et Proudhon présente cependant
le grave défaut d’être totalement irréaliste. Si les travailleurs indépendants
avaient été capables de s’associer pour mettre en commun leurs forces
productives, on ne comprend pas bien pourquoi ils ne l’ont pas fait et pourquoi
le capitalisme a triomphé avec, somme toute, une grande facilité. Il y a dans
le rapport salarial quelque chose de spécifique qui rend précisément possible
cette socialisation des forces productives individuelles, laquelle ne pouvait
pas se faire spontanément ou sous la simple impulsion de la bonne volonté des
individus. Il faut noter également que la condition de travailleurs salariés
dans bien des cas n’est pas vraiment pire que celle des travailleurs
indépendants – les canuts de Lyon étaient des travailleurs indépendants.
En outre le salariat s’il présuppose l’homme privé de
propriété présente aussi, sous certains aspects l’avantage de décharger, cet
homme de sa propriété[6]. Il y
a quelque chose de très étonnant qu’on regarde l’histoire sociale des 30
dernières années. Alors que les années 60 et 70 avaient vu se multiplier les
expériences et même parfois les embryons de gestion socialiste ou sociale des
entreprises (Lip) des dernières décennies ont vu sur ce plan une véritable
régression. La question de la propriété semble avoir été mise de côté,
réduisant les luttes sociales à des manifestations purement défensives. Alors
que l’action des travailleurs de Lip montrait clairement l’opposition frontale
entre la propriété capitaliste et l’existence même de la classe ouvrière, les
actions les plus radicales de ces dernières années ont été les actions
désespérées, avec par exemple les menaces de destruction des usines ou de
déversement dans la rivière voisine de produits toxiques. D’un mouvement
ouvrier prêt à prendre son sort en main, on semble retourner aux manifestations
les plus primitives d’une révolte sans espoir comme l’étaient les révoltes des
briseurs de machines au début du XIXe siècle. Pourquoi en sommes-nous
venus là en si peu de temps ? Tout simplement parce que les expériences du
genre Lip se sont elles-mêmes révélées être des impasses, ou, au mieux, des
moyens transitoires de lutte. La raison en est que la question de la propriété
y était posée exclusivement sous l’angle social et économique, et non à partir
d’une conception d’ensemble de la vie politique.
Propriété et institutions politiques
L’appropriation sociale, c’est-à-dire la participation de
ceux qui n’ont que leur force de travail à vendre à la propriété, ne peut être
pensée comme une affaire privée, même si c’est une affaire privée commune à 500
ou 1000 ouvriers. La propriété sociale a son centre dans les institutions
sociales et politiques qui permettent aux plus défavorisés de bénéficier de la
protection que la propriété offre à son propriétaire.
En premier lieu, ainsi que le montre Robert Castel, le
système public de la protection sociale apparaît comme la propriété de ceux
n’ont pas de propriété. En effet, si la propriété semble la condition de la
liberté, de la possibilité même d’être citoyen dans la tradition républicaniste,
c’est parce qu’elle assure une sécurité sans laquelle aucune indépendance n’est
possible. En protégeant le travailleur contre la maladie, la vieillesse et le
chômage, le système de protection sociale fonctionne comme l’équivalent d’une
rente. Il rend ainsi les sans propriétés moins inégaux par rapport aux
propriétaires et leur permet appartenir complètement au corps civique. Sur ce
premier point, l’opposition entre la conception républicaniste et la conception
libérale est totale.
En second lieu, dès lors qu’elle cesse d’être la
propriété, le bien exclusif de l’aristocratie, de ceux que Machiavel appelle
les grands, la république devient le bien commun de tous, au sens strict la
chose publique. Le terme « public » est certainement ici meilleur que
le terme « commun » puisque ce qui est public ne peut pas être
l’objet d’une appropriation privée, fût-elle une appropriation privée en commun
par un grand nombre d’individus. Les biens publics sont des biens dont tous
peuvent jouir à égalité sans qu’ils puissent, d’une manière ou d’une autre,
être l’objet d’une appropriation privée : chacun peut jouir de l’ombre des
arbres centenaires et des bassins du jardin public comme s’il en était le
propriétaire mais personne ne peut exclure quiconque de cette jouissance,
précisément parce qu’il n’en est pas le propriétaire direct en tant que
personne civile, précisément parce qu’il n’en est le propriétaire que comme
membre du corps collectif de la république.
Dans le républicanisme de Rawls – car Rawls admet que sa
position plus être qualifiée de républicaniste – l’un des points stratégiques
est celui des biens sociaux primaires qui doivent être également partagés entre
tous les membres de la société. La répartition égalitaire des biens sociaux
primaires, c’est-à-dire des biens que toute personne raisonnable désirera,
quels que soient par ailleurs ses autres désirs, n’obéit pas seulement à des
considérations abstraites de justice sociale : elle constitue l’un des
fondements mêmes de la cohésion de la société et des institutions politiques.
Or, l’égalitarisme de Rawls suppose une intervention massive de l’État et des
mécanismes de redistribution qui nécessairement – et sur ce point les
libertariens ont raison – violent les sacro-saints droits de la propriété. Il
est d’ailleurs significatif que, dans la théorie de justice, la question de la
propriété ne figure pas au rang des principes d’une société bien ordonnée.
En troisième lieu, la république présuppose un espace
public, un espace dans lequel citoyens puissent se reconnaître dans leur
pluralité – on pourra sur cette question lire les développements intéressants
de Hannah Arendt. L’espace public ne se réduit pas au forum politique. Il
inclut toutes les institutions par lesquelles chacun peut avoir le sentiment d’appartenir
à un corps commun. Ainsi par exemple l’école, la culture, et plus généralement
tout ce en quoi la communauté de s’identifier. Sur ce troisième point, le
libéralisme est également antirépublicain puisqu’il se donne comme objectif de
réduire au minimum cet espace public et que, au cours des deux ou trois
dernières décennies, on a assisté à une privatisation massive de ce que les
Romains auraient appelé l’ager publicus. Les libéraux qui se veulent les
défenseurs de la propriété ont procédé à une expropriation massive de la grande
majorité des citoyens. Les grands services publics, jadis propriété de la
nation, c’est-à-dire propriété indivise de chaque membre de la nation, ont été
transformés en propriété privée d’une oligarchie financière.
De la république au socialisme : quelques
orientations
Les radicaux français, ceux de la IIIe
République, avait rêvé de la possibilité d’une république qui soit compatible
avec l’économie capitaliste et le libéralisme économique. Par ses efforts
individuels et grâce à des institutions comme l’école, chacun devait pouvoir
accéder à la prospérité et à la propriété et donc participer pleinement à la
vie de la nation. La période d’entre les deux guerres mondiales a ruiné cet
espoir. Sous la pression et la menace soviétique, l’État social modèle 1945
visait à combiner un « fond de sauce » capitaliste et les institutions
permettant l’intégration de tous à la prospérité générale à travers la
protection sociale et d’importants coups de hache portée contre le sacro-saint
principe de la propriété privée des moyens de production. Au point que dans
certains pays européens (la Grande-Bretagne ou l’Autriche) la majeure partie de
l’industrie, des transports ou du système bancaire (dans le cas de la France) a
été nationalisée. La fin de la menace soviétique et la chute symbolique du mur
de Berlin ont permis à l’oligarchie financière de se débarrasser des
contraintes du compromis de 1945 et d’engager un mouvement d’expropriation des
biens collectifs qui n’est pas sans rappeler les « enclosures »
britanniques, avec la volonté à peine déguisée de réduire toute une partie de
la population à l’état de clochards à qui l’on pourrait ensuite appliquer les lois
sur les pauvres et l’enfermement dans les maisons de travail. Les réductions
drastiques de l’assurance-chômage, les mesures dites d’insertion ou les plans
de retour à l’emploi ou la réforme Hartz défendue par Schröder en Allemagne
s’inscrivent pleinement dans cette perspective.
Évidemment, les effets pervers de cette contre-révolution
ne manquent pas et les incendiaires se plaignent des effets de l’incendie en se
lamentant sur le délitement du lien social, les progrès de l’incivilité et
autres calembredaines du même jus. Les invocations magiques au nom de la
république sont censées remédier à ces calamités qui ne frappent plus seulement
les pauvres mais aussi les classes moyennes supérieures et les bourgeois. Ce
nouveau républicanisme, celui de la droite et de la gauche libérales, est, à
l’évidence, une escroquerie intellectuelle. Certes cette escroquerie, pour
fonctionner, doit avoir un fond de vrai. Mais ce ne sont pas les pieux discours
sur la citoyenneté qui réintégreront les « sauvageons » dans la
communauté en leur inculquant le respect de la loi. C’est seulement la
reconstruction d’une communauté réelle qui le pourra. C’est en cela une
synthèse entre eux le républicanisme traditionnel et le socialisme pourrait
offrir un débouché, unissant les revendications sociales et la défense des
acquis d’un côté à l’aspiration à l’ordre et la sécurité républicaine de
l’autre.
Une telle synthèse demanderait en premier lieu que l’État
soit restauré dans sa fonction première qui est de garantir les individus
contre les aléas de la vie, de leur offrir donc la sécurité – et non la guerre
de chacun contre chacun – mais aussi la sécurité sociale, tant est-il que
l’économie capitaliste est une forme de cet état de nature hobbesien où chacun
peut affirmer son droit sur tous et sur toutes choses. On s’est beaucoup gaussé
de l’État-providence : la reconstruction républicaine doit réhabiliter
l’État protecteur.
En second lieu, la république présuppose la reconstruction
d’un espace public, l’existence d’une propriété publique et de services
publics. Il faudrait redonner vie à ce principe constitutionnel français qui
veut qu’on nationalise les entreprises qui, soit disposent d’un monopole, soit
remplissent des fonctions de service public, soit présentent un intérêt
stratégique pour la nation. Au demeurant, la nationalisation des monopoles
serait un bon moyen de garantir la concurrence, le monopole public étant, à la
différence du monopole privé, sous contrôle des représentants du peuple. Il est
assez curieux de noter que le mot même de nationalisation a disparu de
tous les programmes de gauche et même d’extrême gauche, alors même que
quelqu’un comme Tony Blair, qu’on ne peut pas soupçonner de gauchisme
théorique, a dû procéder à des nationalisations ou des renationalisations pour
éviter la catastrophe notamment dans les transports.
En troisième lieu, un État républicain devrait accorder
son soutien et ses encouragements, avec les aides nécessaires en matière
financière et en matière de formation, aux tentatives de remettre en route le
secteur coopératif. Il ne s’agit pas de créer un ghetto de l’économie sociale,
roue de secours pour ceux qui sont mis hors du système, mais bien de faire
émerger des entreprises non capitalistes puissantes et performantes dans les
secteurs de la production et de l’échange. Même aujourd’hui, par exemple dans
le secteur bancaire ou dans celui des assurances, les entreprises non
capitalistes parce que sans capital présentent un grand intérêt puisqu’elles
sont relativement à l’abri de « l’économie casino », tant du moins
qu’elles sont correctement gérées et dégagent un minimum de bénéfices.
La question la plus importante du point de vue républicain
n’est pas de savoir s’il existe ou des limites au droit de propriété : le
principe de l’expropriation pour raison d’intérêt général est admis à peu près
partout. De même existent encore des limites importantes à l’appropriation
privée de l’espace, même si, sous l’influence libérale elles tendent à
s’effacer. La question difficile est de fixer les limites entre ce qui peut
être approprié socialement et ce qui reste le domaine du droit de propriété
individuelle. La définition républicaniste de la liberté comme non domination
peut nous aider à fixer ce critère. La propriété est légitime tant qu’elle est
seulement un des moyens de protection de l’individu ; elle devient
illégitime dès l’instant où elle devient un instrument de domination. La
propriété, si elle se présente comme un rapport entre la personne et la chose
est toujours, en réalité, un rapport entre individus, un rapport social. Le
rapport capitaliste que Marx résume par la formule A-M-A’ est un rapport dans
lequel le vendeur de la force de travail est entièrement soumis à l’acheteur et
perd par là toute capacité d’action indépendante – sauf quand,
exceptionnellement et en rompant le contrat de travail, il se met en grève.
Ainsi, un républicaniste conséquent peut parfaitement
admettre la formule selon laquelle le citoyen actif est propriétaire. Mais les
républicains à l’ancienne interprétaient ce constat comme devant conduire à
séparer le peuple en deux fractions nettement distinctes et même parfois à
considérer comme Sieyès que la majorité des humains ne sont que des
« instruments bipèdes sans liberté », voués à la production, une
expression décalquée de la définition grecque de l’esclavage telle qu’Aristote
la rapporte dans Les Politiques. L’autre manière de poser cette
question, c’est de considérer qu’un régime de propriété qui réduit les citoyens
les nombreux à l’état d’« instruments bipèdes sans liberté » est
incompatible avec la République. Autrement dit, la seule véritable république,
la république achevée, serait la république sociale, instrument de la liberté
de tous.
La république sociale est-elle le seul socialisme que nous
puissions raisonnablement espérer ou, au contraire, doit-elle être conçue comme
une simple étape, une transition vers le socialisme ? C’est une autre question :
il faudrait pour cela débattre du rôle de la planification ou encore de la
place des choix collectifs, ainsi que le font les auteurs de Le socialisme
de marché à la croisée des chemins.[7]
Denis Collin.
[1] Voir Philip Pettit : Républicanisme,
une théorie de la liberté et du gouvernement (Gallimard, 2004, traduit de
l’anglais par J-F Spitz). Quentin Skinner : La liberté avant le
libéralisme (Seuil, Liber, 2000, traduit par Muriel
Zagha).
[2] On en trouvera le détail
sur mes pages web : http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/
[3] Pettit, Républicanisme
…, op. cit. p.176
[4] voir The Commonwealth
of Oceana, le programme de l’Angleterre républicaine, publié en1656.
Traduit en français par Claude Lefort et Didier Chauvaux et publié avec une
importante étude de J.G.A. Pocock sur L’œuvre politique de Harrington.
Belin, 1995.
[5] op. cit. p.181/182
[6] Que la propriété soit
aussi un fardeau, les capitalistes sont les premiers à s’en plaindre, c’est
pourquoi ils font ce qu’ils peuvent pour se débarrasser des ennuis de la
propriété. La domination du capital financier et le rôle croissant des fonds de
placement séparent radicalement le détenteur de capital des moyens de la
production capitaliste. À cet égard, le patron du MEDEF, M. Seillière est très
représentatif de cette nouvelle « race d’entrepreneurs » qui
n’entreprennent et se contentent de choisir les bons coupons à tondre.
[7] Ouvrage collectif sous la
direction de Tony Andréani. Éditions « Le temps des cerises », 2004.
Ecrit par dcollin le Samedi 26 Mars 2005, 08:25 dans "Morale et politique" Lu 5501 fois.
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