Hannah Arendt, Marx et le problème du travail
Un aperçu critique de "Condition de l'homme moderne"
Si ses analyses sur le système totalitaire (dernier volume des "Origines du totalitarisme") ont eu, malgré tout, un certain retentissement chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques, ce n'est peut-être pas qu'il y a de plus original chez Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens entre les années 30 et les années 50 sont, de ce point de vue, d'une richesse trop sous-estimée et la tentative de H. Arendt de conduire un parallèle systématique entre stalinisme et nazisme souffre de graves défauts de logique, défauts qui sont d'autant plus visibles qu'elle refuse les amalgames faciles devenus si courants dans la littérature d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du Communisme". Cependant "le Système totalitaire" ne constitue que la troisième partie d'un ensemble qui comprend aussi les essais sur "L'antisémitisme" et "L'impérialisme", œuvres à bien des égards passionnantes. Et les considérations sur l'État-nation et sa décomposition permettraient sans doute d'éclairer les débats contemporains sur la mondialisation et la dilution des pouvoirs des États.
Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas à la théorie politique. Ses articles sur "La crise de la culture" -- devraient être impérativement recommander à tous nos réformateurs de l'enseignement. Dans "La condition de l'homme moderne" qui constitue une confrontation stimulante avec la pensée de Marx sur un de ses points les plus ambigus, elle s'attaque au problème du travail et de sa place dans la hiérarchie des activités humaines.
Il me semble d'autant plus intéressant de revenir sur cette question qu'une partie importante des travaux publiés récemment sur le thème de la " fin du travail " s'inspirent souvent des analyses de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit même d'un pillage presque systématique quoique non avoué. Mais un pillage qui évacue les problèmes posés par Hannah Arendt pour s'en tenir à un exposé squelettique de ce qu'on prend pour ses thèses. Je laisserai de côté ces développements récents -- traités dans mon livre sur "La fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir à la question centrale de l'analyse du travail et de la confrontation avec Marx. Je voudrais montrer que les thèses de Hannah Arendt sont tout à la fois stimulantes -- elles tranchent dans le vif de l'économisme et du scientisme dominants -- mais aussi redoutablement ambiguës, qu'elles peuvent nourrir une critique pertinente de la modernité aussi bien qu'une impuissante nostalgie d'un monde à jamais disparu de l'artisanat et de la claire séparation de genres de vie. Je chercherai, à partir de là à mieux éclaircir le rapport en Arendt et Marx - Hannah Arendt prend Marx au sérieux mais je crois qu'elle reste prisonnière d'une lecture marxiste assez orthodoxe qui la conduit souvent à attaquer Marx là où elle est, de fait d'accord avec lui.
La crise du travail
Le prologue de la Condition de l'homme
moderne pourrait être écrit aujourd'hui. Après avoir souligné la portée
philosophique considérable de la conquête de l'espace, Hannah Arendt écrit :
" Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non
moins menaçant. C'est l'avènement de l'automation qui, en quelques décennies,
probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus
ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité.
Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu,
mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur ne sont pas
modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du
travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les
plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait simplement
qu'on s'est servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont
toutes les époques avaient rêvé sans pouvoir y parvenir. "
Hannah Arendt fait référence ici à une
tradition, qu'on peut faire remonter à l'Antiquité grecque, dans laquelle le
travail est dévalorisé et considéré simplement comme le genre d'activité propre
aux esclaves. Il s'agit pour elle, non de restituer la conception grecque, mais
de prendre appui sur cette tradition pour la faire jouer comme un outil
critique de la condition de l'homme moderne. On trouve, en effet, des
tentatives d'explication de cette conception du travail chez les grands auteurs
de la philosophie grecque classique. Ainsi, dans un passage très embarrassé des
Politiques, Aristote cherche à penser le problème de l'esclavage, se
demandant si cette institution n'est pas contraire à la justice. Or l'argument
central d'Aristote, ou, du moins, celui qui n'est jamais réfuté et reste le
seul solide, est l'argument selon lequel on ne sait pas comment faire pour se
passer de cette institution, indispensable à la vie de l'ensemble de la cité.
Aristote évoque l'hypothèse que "les ingénieurs n'auraient pas besoin
d'exécutants, ni les maîtres d'esclaves " si " les navettes tissaient
d'elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare." Mais
cette idée, dans laquelle Marx voit une des manifestations du génie aristotélicien,
lui paraît extravagante ; l'esclavage est donc reconduit comme une nécessité
éternelle. Les hommes libres doivent savoir user judicieusement des esclaves
s'ils veulent conserver leur temps libre, leur loisir au sens noble (la skolé),
pour la philosophie et la vie publique. Si travailler, c'est vivre la condition
de l'esclave, la liberté n'est donc possible que lorsqu'on mène une vie libérée
de la contrainte du travail : cette idée ancienne viendra jusqu'à nos jours,
portées par les anciennes classes dominantes (le travail est l'activité ignoble
par excellence). On retrouve aussi cette idée chez Nietzsche et chez d'autres
auteurs nostalgiques du passé grec et elle y est utilisée comme critique d'un
monde moderne soumis à la rationalité technicienne. Pour cette raison même, la
critique du travail comme étant, par essence, esclavage pourra se retrouver
dans les mouvements anticapitalistes, par exemple, dans certains courants du
socialisme utopique. Ainsi chez Fourier. Pour ces derniers courants - et Marx y
puise en partie son inspiration - l'avantage de la technique et du
développement de l'industrie moderne tient à ce qu'ils permettent d'envisager
comme une possibilité réelle la construction d'une organisation sociale libérée
du travail, d'une société dans laquelle, à la différence de la cité antique, la
skolé, loin d'être le privilège d'une minorité pourrait être envisagée
comme la skolé pour tous.
Mais la critique du travail opérée par Hannah
Arendt ne s'inscrit pas dans cette filiation. Elle réfute l'optimisme qui voit
dans l'automatisation moderne le moyen technique de la réalisation du grandiose
projet de la skolé pour tous. En effet : " L'époque moderne
s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à
transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait
se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que
mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes
du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et
plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette
liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail
fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie
politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres
facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres
voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et,
parmi les intellectuels, il ne reste plus que quelques solitaires pour
considérer ce qu'ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner
leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de
travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur
reste. On ne peut rien imaginer de pire. "
Bien avant que l'expression soit à la mode,
Hannah Arendt peut apparaître, ici, comme la véritable théoricienne de
"l'horreur économique". Elle perçoit, avec un sens très aigu de la
réalité historique, que le développement sans fin de la base productive du mode
de production capitaliste, loin de mener au bonheur et à la satisfaction des
besoins dans une société de loisirs et de consommation, ouvrira au contraire la
voie à une crise qui ne sera pas seulement une crise économique classique mais
une véritable crise de la vie humaine elle-même. Cette perception historique se
fonde sur une conception originale du travail, ou, plus exactement sur la
tentative de redonner vie et force à une conception que H. Arendt tire la
philosophie antique, de Platon et Aristote à saint Augustin.
Il faut donc commencer par la critique sans
concession de la conception moderne qui subsume sous le travail à peu près
toutes les sortes d'activités, tous les genres de la vie active, qu'il s'agisse
du travail agricole, de l'ouvrage des artisans, de la vie politique ou de
l'activité intellectuelle pure. H. Arendt ne se contente pas de tailler dans
cette confusion et de reconstruire des séparations conceptuelles entre les
divers genres de vie. Elle articule ces séparations conceptuelles sur un
système de trois partitions, ou de trois dichotomies, hiérarchiquement
ordonnées. Mais ce qui constitue le nœud où s'articulent ces dichotomies, le
point central qui donne son sens à tous les autres développements, c'est la
tentative de faire table rase de toute la philosophie moderne du travail, dont
Hannah Arendt postule qu'elle est commune aux économistes classiques anglais et
à Marx. Mais comme cette conception moderne du travail est articulée à la
conception de la science qui domine à partir de Galilée, Descartes et Newton,
c'est bien la remise en cause des " sciences européennes " qui se
profile. Évidemment, dans tout cela on trouvera de nombreux thèmes dont la
filiation avec la pensée de Heidegger n'est pas douteuse. Mais c'est là une
généralité trop vague pour être utile et pour caractériser ce qu'accomplit
véritablement Hannah Arendt. Du reste, si on peut dire que Heidegger vise trop
large quand il parle de la technique et du travail et, finalement, manque son
but, Hannah Arendt, au contraire, tente d'éviter ces généralités sans contenu
pour s'attaquer de front à notre condition, dans ce qu'elle a de tout à fait
spécifique à notre époque.
L'action
Cette confusion entre les divers genres
d'activité a des origines philosophiques lointaines : la tradition
platonicienne ou chrétienne, en donnant l'importance décisive à l'opposition de
la vie active et de la vie contemplative a tendu, par contrecoup, à effacer la
différence entre les divers genres d'activités de la vie active, puisque, en
dépit de leurs différences, ces divers genres de vie appartenaient à une sphère
inférieure, renvoyaient aux parties de l'âme les moins nobles. De même, la
traduction de la définition de l'homme selon Aristote comme " zoon
politikon " par " animal social " et non " animal
politique " efface toutes les frontières entre les diverses formes de la
" vie sociale " en général et dissout la spécificité de la cité dans
toutes les autres formes d'association : il n'y aurait plus de distinction de
nature entre la cité, comme entité proprement politique, et n'importe quelle
sorte d'association créée pour des buts particuliers. Ces confusions sont
menées à leur point culminant dans la conception moderne qui fait du travail la
valeur suprême, à quoi se ramènent toutes les activités sociales, pour autant
qu'elles aient une valeur ; ainsi la conception moderne, par exemple, valorise
l'action de l'homme politique en l'assimilant à un travail, et non parce qu'il
serait en soi noble de s'occuper des affaires de la cité.
Schématiquement, H. Arendt distingue, au sein
de la vie active, une première division essentielle entre les activités qui
concernent le domaine public et celles qui ont trait à la vie privée ; elle
rappelle que ce domaine privé, pour les Anciens, loin d'être comme pour nous
celui de la réalisation du bonheur individuel, était essentiellement celui du
besoin, de la nécessité imposée pour reproduire les conditions de la vie
humaine. Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui dans
lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des
rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du
bonheur , celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la mémoire de
la communauté et gagner ainsi sa part d'immortalité. Il est donc clair que
mener une vie uniquement privée, c'est, dans ce contexte, mener une vie privée
de l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette vie
publique, dans cette vie où les hommes entrent en rapport les uns avec les
autres par la médiation du langage et non par la médiation des choses. En
effet, et je crois que, sur ce point, les analyses de Hannah Arendt restent
tout à fait pertinentes, l'action publique ne peut pas, en droit, être
assimilée à un travail. Cette assimilation dans le monde moderne en dit long
sur nos représentations de la vie et renvoie à une conception de la vie sociale
qui tend à exclure le politique en tant que tel. L'action, au sens de H.
Arendt, est ce qu'on pourrait appeler un " agir communicationnel ".
Or la caractériser comme travail, c'est l'assimiler à l'activité qui porte sur
les choses et c'est donc transformer la vie politique en une technique, un
savoir-faire, reposant éventuellement sur une science, dont l'objet est une
société réifiée, transformée en chose. On connaît la formule de Saint-Simon,
reprise par Marx, " passer du gouvernement des hommes à l'administration
des choses ", ce qui est la formule même de la technocratie.
L'analyse de Hannah Arendt présente une
faiblesse qui tient à son idéalisme ; les évolutions de la réalité sociale,
l'assimilation de l'action au travail, l'abolition des séparations
traditionnelles entre les divers modes d'activité, sont expliquées, d'une part,
par des références vagues au " monde moderne " en général et, d'autre
part, par les confusions de ses théoriciens, les économistes classiques anglais
ou Marx. Or, la destruction des structures traditionnelles de l'activité n'est
pas le propre du monde moderne en général, car le " monde moderne ",
ça ne veut rien dire de précis ou, plus exactement, ça englobe trop de choses,
Galilée, Molière, la Compagnie des Indes orientales, l'Encyclopédie, la
démocratie, le " totalitarisme ", la physique quantique et des tas
d'autres choses encore. S'il y a destruction des structures traditionnelles de
l'activité, c'est la conséquence du développement du mode de production
capitaliste et c'est Marx qui, le premier, en a donné une analyse historique
précise.
Considérons d'abord le rapport entre la vie active et la vie contemplative. La science était pour les Anciens essentiellement théoria, c'est-à-dire contemplation ; elle tenait sa valeur de ce qu'elle était séparée de toutes les nécessités de la vie pratique ; cet idéal grec s'est maintenu assez longtemps et il y a encore quelques savants qui osent s'affirmer partisans de la science désintéressée. Le mode de production capitaliste se caractérise, au contraire, par l'intégration de la science aux besoins de la production. La rupture de la science et la philosophie est rendue nécessaire pour orienter la science exclusivement vers les besoins pratiques, directement opératoires. Dans la conception ancienne, sage, savant et philosophe représentaient trois dénominations pour un seul et même personnage. Dans le monde moderne, le savant doit être un ingénieur. La science est soumise aux principes de la division du travail et le savant doit produire des résultats qui peuvent être incorporés au fonctionnement de la production. De la même façon, si on reprend la définition que Tony Andréani donne du politique, comme " espace où s'effectue en dernier ressort la reproduction/transformation du système social " , l'action politique se trouve ainsi structurellement intégrée au fonctionnement d'ensemble du mode de production capitaliste. Pour un capitaliste, l'homme politique n'est pas un homme libre qui, par son action, assure son immortalité dans la mémoire des hommes ; c'est quelqu'un qui doit remplir des fonctions techniques, en assurant le maintien de l'ordre, en facilitant les échanges et en participant ainsi à la diminution des faux frais de la production. Les hommes politiques eux-mêmes ont si bien intégré cette conception que les organisations politiques sont de plus en plus souvent présentées comme des entreprises qui assurent des productions et des services et qui, sur le plan comptable comme sur celui de l'évaluation des actions publiques, doivent être soumise aux mêmes normes que l'entreprise.
Quand Hannah Arendt écrit que la fin du
travail pour une société de travailleurs est la pire des choses qu'on puisse
imaginer parce que nous ne savons plus rien des activités plus hautes et plus
élevées pour lesquelles il vaudrait la peine de se dispenser de travail, c'est
bien cette situation qu'elle vise. Mais cette appréciation pessimiste est fort
contestable : la plupart des individus savent bien qu'il existe des activités
plus élevées que celles que dictent les contraintes de la reproduction des
conditions de la vie ; l'expansion de la vie associative, par exemple, aussi
varié et aussi confus que cela puisse apparaître, exprime bien cette recherche
d'espaces où peut se déployer la véritable liberté qui suppose une activité
désintéressée. Hannah Arendt était une admiratrice de la révolution des
conseils ouvriers hongrois de 1956, et le " conseillisme " de Rosa
Luxemburg a toujours eu une influence souterraine sur sa conception de la
démocratie : elle pouvait donc parfaitement apprécier combien était puissante, dans
les masses populaires, cette aspiration à retrouver le vieux sens de l'action,
comme action politique libre. Le mouvement ouvrier est né tout simplement de
cette constatation que la vie humaine vraiment digne d'être vécue ne pouvait se
réduire à la simple reproduction des conditions de la vie. Les grèves débutent
toujours pour des motifs immédiats d'ordre matériel, mais elles comportent une
dimension morale et politique qui va bien au-delà de ces motifs immédiats : on
ne se fait pas trouer la peau pour quelques centimes d'augmentation.
Hannah Arendt présente ainsi comme un
mouvement général inéluctable, déterminé par des causes métaphysiques mystérieuses
- un changement de notre rapport au monde - ce qui est l'enjeu d'un combat, de
l'affrontement entre deux tendances contradictoires. Le mode de production
capitaliste tend à soumettre à sa loi toutes les sphères de la vie sociale, y
compris celles où les individus croient agir librement ; mais loin d'être une
fatalité, cette situation est précisément l'enjeu central, le plus fondamental,
de tous les mouvements sociaux ou de tous les mouvements qu'on pourrait appeler
du terme général de " mouvements antisystémiques ". L'histoire du
mouvement ouvrier est d'une part l'histoire d'une longue lutte pour limiter
l'emprise du " travail dicté par la nécessité et les fins extérieures
" (Marx) sur la vie individuelle des prolétaires. Mais elle est en même
temps l'histoire de la construction par les ouvriers de leur propre espace
public, de leur autonomie au sein même de la société capitaliste. On remarquera
aussi que c'est précisément cette question de l'autonomie de l'espace politique
qui a constitué la première ligne de démarcation entre le " parti Marx
" et les proudhoniens ; ces derniers s'opposent à Marx en affirmant que
l'action politique n'est qu'une pure duperie et que la modification des
conditions économiques, à l'intérieur même de la sphère économique, constitue
l'alpha et de l'oméga de la lutte des classes.
A ces remarques près, je veux bien reprendre
la distinction de Arendt entre la sphère de l'action et la sphère de la
production des conditions de la vie. Un peu plus loin, j'essaierai de montrer
que cette distinction est compatible avec la manière dont Marx voit l'avenir du
travail dans ses derniers textes.
Travailler et œuvrer
La distinction introduite par Arendt entre l'action, activité propre au domaine public, et la production des conditions de la vie elle-même, qui ressortit au domaine privé, se redouble d'une division à l'intérieur du domaine privé lui-même. Alors que nous avons tendance aujourd'hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu'il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu'elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d'activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l'importance et de l'ancienneté de la division entre travailler et œuvrer.
Le travail est l'activité qui correspond au
processus biologique le plus fondamental ; c'est, au sens le plus immédiat, ce
que Marx appelle, de son côté, la reproduction de la vie. " La condition
humaine du travail, c'est la vie elle-même " écrit H. Arendt. Mais c'est
précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter
la valeur humaine la plus importante. Le travail n'est pas encore ce qui est
spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de
l'homme, qui est pour H. Arendt la non-humanité de l'homme. Ce qui caractérise
le travail, c'est qu'il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît
jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le
besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu'en permanence la
nature menace d'envahir et de submerger le monde humain.
Hannah Arendt présente son analyse du travail
comme une critique des thèses de Marx, bien qu'elle refuse de joindre sa voie
aux " antimarxistes professionnels ". La critique de Marx porte
d'abord sur son refus de la distinction essentielle entre travail et œuvre,
cette distinction qu'on peut trouver chez Aristote opposant l'artisan, celui
qui œuvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui " tels les
esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de
la vie ", ou chez Locke quand il sépare " le travail de nos corps
" et " l'oeuvre de nos mains ". H. Arendt affirme que les
Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu'il était effectué par les
esclaves. C'est plutôt à l'inverse qu'il faut comprendre les choses : c'est
parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que
l'esclavage a été institué. Il fut en effet d'abord " une tentative pour
éliminer des conditions de la vie le travail " . Du même coup,
l'incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l'esclave (animal
laborans) telle qu'on la trouve chez Aristote, peut s'éclairer. Aristote ne
niait pas que l'esclave fût capable d'être humain. " Il refusait de donner
le nom d'hommes aux membres de l'espèce humaine qui étaient soumis à la
nécessité ". H. Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses
d'Aristote à son compte, mais, par l'importance qu'elle accorde à ces
réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré
fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de
l'esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode
de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que
composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il
s'agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant
qu'elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les
Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé
des événements qui s'intercalent entre la naissance et la mort, de ces
événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce
deuxième sens, proprement humain, la vie en ce deuxième sens ne s'exprime pas
dans le travail.
L'œuvre, pour Hannah Arendt, est exactement
l'antagoniste du travail. Elle est l'humanité de l'homme comme homo faber, ce
par quoi le monde dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde où la
marque de l'homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme
nature. " L'oeuvre fournit un monde artificiel d'objets. [...] La
condition humaine de l'oeuvre est l'appartenance-au-monde. " L'opposition
du travail et de l'œuvre, c'est, au fond, l'opposition entre le travail du
chasseur et de l'agriculteur et celui de l'artisan, entre celui qui, bien que
sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable
en cela encore aux animaux, et l'homme dont l'activité est " artifice
" et, donc, la marque propre de l'humanité.
A la différence du travail cyclique, l'œuvre
est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s'achève dans
un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre
existence, indépendante de l'acte qui l'a produite. Le produit de l'œuvre
s'ajoute au monde des artifices humains. " Avoir un commencement précis,
une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce
seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. " Il ne
s'agit pas ici d'une remarque faite en passant ; cette caractéristique de
l'oeuvre est de la plus haute importance. En effet,
(1) Elle définit l'œuvre comme l'objectivité
de la vie humaine qui s'oppose à ce que H. Arendt appelle la subjectivisation
de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus
radicale encore du monde moderne. "
(2) Elle est ce qui fait de l'œuvre
l'indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l'œuvre est ce qui
constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la
vie humaine.
Or " cette grande sécurité de l'œuvre se
reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de
l'action, n'est pas irréversible : tout ce qui est produit par l'homme peut
être détruit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument nécessaire
au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la
destruction. L'homo faber est bien seigneur et maître, non seulement
parce qu'il est ou s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est
maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l'homo
faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l'œuvre de ses
mains, il est libre de détruire. " C'est là, assurément, un passage
étonnant. Si l'action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme à
l'homme en tant qui cherche l'immortalité et veut agir conformément à sa nature
, à son tour l'œuvre présente, par certains côtés, une véritable supériorité
puisque, premièrement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non
pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine ; et,
deuxièmement, l'œuvre exprime la liberté humaine.
Cependant, remarque encore H. Arendt, si les
penseurs de l'Antiquité établissent la différence entre travail et œuvre, ils
la négligent en pratique, parce qu'ils sont dominés par l'opposition entre le
domaine public et le domaine privé. L'époque moderne en renversant la
hiérarchie ancienne ne peut pas plus distinguer homo faber et animal
laborans. Ainsi, H. Arendt définit-elle une problématique originale, non
point tant parce qu'elle vise à rendre son importance à une distinction pensée
et oubliée des Anciens et déniée des Modernes, que parce qu'elle retravaille
cette distinction pour son propre compte en lui faisant subir des inflexions
décisives qui la rendront apte à donner une grille d'interprétation de la
condition de l'homme moderne.
La distinction entre travail et œuvre a
évidemment un caractère stratégique dans l'analyse de H. Arendt : cette analyse
établit la véritable hiérarchie des genres d'activités au sein de la production
des réquisits de la vie humaine, et, ipso facto, c'est en fonction de ce
système de valeurs que sont évaluées les conditions modernes de la production.
Or, pour H. Arendt, ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les
objets qui constituent notre monde artificiel, c'est précisément qu'elle
s'accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société
industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut
donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l'œuvre. Mais
dans ce procès, l'individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce
mot : c'est pour lui une activité qui n'a ni début ni fin assignable parce que
le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à
son œuvre. En effet, l'activité de l'ouvrier moderne présente les caractères
suivants :
- l'ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s'il la connaît, c'est de manière contingente, cette connaissance n'est pas nécessaire à l'accomplissement de sa tâche.
- les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s'installe progressivement entre outil et machine (l'outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).
- il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l'homo faber cette distinction est indiscutable.
- l'automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, " la distinction entre l'opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l'opération (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin) n'ont plus de sens. "
Ainsi, dans le monde moderne, la différence, essentielle, entre travail et œuvre tend à disparaître, l'œuvre étant résorbée dans le travail, constatation que Marx fait à sa manière à la suite des économistes anglais : le mode de production capitaliste s'instaure sur la base de la destruction de l'artisanat et de l'organisation sociale dont l'œuvre était le but. La transformation de l'œuvre en travail exprime ainsi, selon H. Arendt, la pénétration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette pénétration " a brisé la finalité du monde. " L'automatisation transforme en effet la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontané, ce qui se fait sans l'intervention de l'homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait égarée, en cherchant à distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. " Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. "
La condition de l'homme moderne est ainsi
marquée par la destruction potentielle de l'œuvre, c'est-à-dire de
l'objectivité, au profit d'un processus naturel qui finit par expulser l'homme
lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des
Modernes a été de nier la spécificité de l'œuvre et de présenter le triomphe du
travail sur l'ancien monde de la production artisanal à la fois comme le
développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à
une maîtrise accrue de l'homme sur la nature. C'est pourquoi H. Arendt affirme
qu'il y a un socle commun aux classiques (Smith par exemple) et à Marx, par
exemple dans leur conception de la fertilité du travail et dans leur commun
mépris du travail improductif. Il serait nécessaire de montrer en quoi cette
position repose sur une interprétation biaisée et des classiques et de Marx,
interprétation abusive nécessaire, pour H. Arendt si elle veut conserver la
cohérence de son schéma explicatif. Ainsi, l'exemple du travail improductif a
été assez mal choisi, d'abord parce que la question de la distinction du
travail productif et du travail improductif reste chez Marx une source de
grandes difficultés. Ensuite parce que Marx ne reprend pas purement et
simplement la distinction de Smith ; il montre comment cette distinction
fonctionne à l'intérieur du mode de production capitaliste mais ne fait pas de
cette forme particulière une forme générale, anhistorique de la distinction
entre travail productif et travail improductif. Dans un passage qui doit être
pris cum grano salis, Marx dit clairement : "Le concept de travail
productif (partant, de son contraire, le travail improductif) repose sur le
fait que la production capital est production de plus-value, et que le travail
qu'elle emploie est du travail producteur de plus-value." Marx continue
par une digression comique sur le criminel producteur de crimes et de droit
criminel, passage qui est là avant tout pour montrer l'imbécillité des préjugés
et des prêchi-prêcha des économistes apologétiques. Parler comme H. Arendt de
mépris de Marx pour le travail improductif, mépris qu'il aurait en commun avec
A. Smith, c'est encore une fois se tromper du tout au tout sur la lecture de
Marx.
On pourrait également montrer que, sur de
nombreux points, il n'y a pas, entre les analyses de Marx et celles de Hannah
Arendt, le fossé qu'elle tend à creuser. Ce qui pose problème chez H. Arendt,
c'est la transformation de l'opposition entre travail et œuvre en une
opposition absolue à laquelle elle donne un caractère métaphysique, puisqu'il
s'agit de l'opposition de la nature et du monde de l'homme et qu'elle fait de
la domination moderne du travail une destruction du monde de l'homme et une
remise en cause de son appartenance au monde. Par conséquent, cette opposition
absolue ferme toutes les issues. D'un côté, la soumission de la fabrication à
l'automatisation prépare la catastrophe d'un monde de travailleurs sans
travail. D'un autre côté, tout espoir d'échapper à cette catastrophe doit être
abandonné puisque l'idée marxienne de l'émancipation du prolétariat repose sur
une erreur radicale concernant l'essence du travail. Comme, par ailleurs, il
est impossible de retourner en arrière, de revenir à l'antique séparation des
genres de vie, la seule issue est dans une tentative purement intellectuelle de
restaurer une échelle de valeurs plus conforme à la dignité de l'esprit humain.
Ainsi, en dépit de la fécondité de beaucoup
de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse théorique et
pratique, dont les auteurs récents, spécialistes en matière de "fin du
travail", ne sont pas sortis. Or, cette impasse découle de deux erreurs
centrales :
(1) l'opposition entre travail et œuvre est
pensée comme opposition absolue alors qu'elle n'a qu'un caractère relatif ;
elle peut être éclairante, à condition de n'en point faire le schéma explicatif
unique.
(2) il est impossible de comprendre
sérieusement la condition de l'homme moderne au travail en faisant abstraction
des rapports sociaux déterminés dans lesquels elle se situe.
Considérons d'abord le premier point. La
réduction du travail au cycle vital, ou encore la réduction de l'homme à l'animal
laborans, n'est pas le fait de Smith ni de Marx. C'est d'abord le fait de
Hannah Arendt qui se refuse à analyser la différence essentielle entre les
activités par lesquelles l'animal assure sa survie et sa reproduction et la
manière dont l'homme produit les conditions de sa vie et produit ainsi, "
indirectement " dit Marx, sa vie elle-même. Ce qui caractérise le travail
humain, au sens courant du terme (et non au sens restreint que lui donne H.
Arendt), c'est qu'il est production. Ce terme, si on suit Marx, est précisément
l'unité de deux aspects contradictoires. " Le travail est de prime abord
un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même
vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont le
corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de
s'assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. " Marx
définit donc bien ici le travail comme condition naturelle de l'homme à la
manière de Arendt. Mais il ajoute qu'il ne faut pas s'en tenir à cette forme
purement instinctive. En effet, " Une araignée fait des opérations qui
ressemblent à celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses
cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès
l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a
construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le
résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du
travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les
matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a
conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit
subordonner sa volonté. " Ce passage est très connu, mais il pourrait être
appuyé par des dizaines d'autres du même genre. Marx y définit le travail dans
ce qu'il a de spécifiquement humain comme fabrication et la polémique que mène
Arendt contre Marx est ainsi, pour une large part, dénuée de fondement.
Produire ses conditions de vie pour l'homme,
c'est donc à la fois travailler et fabriquer au sens de Hannah Arendt. C'est à
la fois pourvoir avec son corps aux besoins de la vie et oeuvrer avec ses mains.
Si, d'ailleurs, on s'échappe des considérations métaphysiques générales, on
peut facilement voir que toute activité fabricatrice comporte une large part de
travail, de pure peine, d'incessante lutte contre l'envahissement du procès de
production par les forces naturelles. Inversement, il n'y a pas de travail pur,
au sens de Hannah Arendt, sauf quand l'homme est réduit en esclavage dans le
but de servir de moteur, de simple source d'énergie, comme aux galères ou quand
les esclaves étaient utilisés pour actionner les machines archaïques. Il est
d'ailleurs très curieux que H. Arendt ne s'aperçoive même pas que la séparation
stricte entre travailler et œuvrer correspond en réalité à une séparation
sociale propre à tous les systèmes esclavagistes antiques et que c'est
précisément la généralisation du travail " libre " qui tend à abolir
cette distinction. Ou plutôt, si H. Arendt perçoit l'existence d'un lien entre
l'esclavage et le mépris dans lequel les Grecs tenaient le travail, c'est un
lien compris sur un mode entièrement idéaliste : l'institution de l'esclavage
découlerait du mépris grec à l'égard du travail...
Il y a aussi, semble-t-il, dans l'analyse de H. Arendt, une méconnaissance de la réalité de la production moderne, méconnaissance compréhensible car l'époque où elle écrit La condition de l'homme moderne est celle de l'apogée du taylorisme et du " travail en miettes ". Cette méconnaissance repose aussi sur une des faiblesses majeures de la tentative de Hannah Arendt, à savoir la tentative d'écrire quelque chose de pertinent sur le travail comme condition de l'homme moderne sans s'appuyer sur des études empiriques. Ainsi, elle ne saisit pas l'essence du machinisme dans lequel elle ne voit qu'un accélérateur du travail, alors que le travailleur change de position à l'égard du procès de travail . Elle se contente de constater d'ailleurs que les robots ménagers travaillent moins bien qu'une bonne, ce qui est un point de vue assez étroit pour juger de l'évolution technique de notre siècle. Mais, de manière significative, elle manque totalement ce qui se passe dans l'agriculture. Elle y verrait pourtant comment le travail soumis au rythme biologique fait place à une activité de type industriel, dans laquelle la peine du paysan est remplacée par l'habileté et la connaissance du pilotage scientifique et technique du fermier moderne. Loin de se soumettre au processus biologique, le fermier moderne est un véritable fabricant, un fabricant de produits qui pour certains seront consommés rapidement, mais pour d'autres seront aussi des produits durables (par exemple dans les productions destinées à l'industrie ). De plus, et de tous temps cela a été vrai, le travail agricole, bien qu'il vise directement les besoins biologiques humains, construit indirectement le monde humain qui ne se compose pas que de choses produites par les artisans, mais comprend aussi des paysages, des routes, des chemins, etc. qui rendent la campagne tout simplement habitable et dont que la nature que nous connaissons le plus souvent est une nature humanisée. Tout cela, Hannah Arendt le reconnaît parfois. Ainsi elle admet que " le travail apporte aussi à la nature quelque chose de l'homme " mais c'est pour ajouter que les choses produites par le travail " ne perdent jamais complètement leur naturalité complètement leur naturalité : le grain ne disparaît pas dans le pain comme l'arbre dans la table. " Ces remarques sont tout à fait arbitraires et ne visent qu'à maintenir une thèse qui prend eau de toutes parts. On peut facilement rétorquer à Hannah Arendt que la trace du grain de blé dans un biscuit a totalement disparu alors que la trace de l'arbre, de ses veinures et de ses noeuds est toujours bien visible dans le meuble en bois brut et que les pierres dont sont faites les maisons gardent toujours leurs propriétés naturelles. Mais cette discussion sans fin serait dépourvue de sens si elle ne révélait chez Hannah Arendt la persistance d'un préjugé vitaliste qu'elle reprend, sans jamais s'interroger à son sujet, dans l'ontologie aristotélicienne. Ce qui est naturel, pour Hannah Arendt, c'est ce qui appartient " au monde de la génération et de la corruption ", ce qui croit, vit et meurt, ce qui est proprement de l'ordre de la physis au sens grec, à quoi s'oppose la matière brute inanimée, qui doit être informée par la main de l'homme.
Sans quitter le domaine de l'industrie, il
faut aussi remarquer, avec H. Arendt, que les robots et les machines
automatiques, bien qu'ils servent le travail, sont cependant des produits de
l'œuvre. Mais cette remarque est incohérente avec le reste de l'argumentation
de Arendt, puisque les robots sont également produits de manière industrielle
par les dispositifs automatisés. En outre, l'automatisation et le développement
des robots contiennent, en puissance - même si ce n'est pas ce qui se passe
effectivement, en raison des rapports sociaux qui séparent le producteur des
moyens de production - une véritable révolution qui peut réduire massivement le
travail au sens de Arendt pour faire place à nouveau à l'œuvre. La machine automatique
moderne, et non les automatismes frustres qui marquent la grande industrie
tayloriste, élimine la pure dépense de peine sans commencement ni fin pour
dégager la place à l'activité de planification et de pilotage ou de commande,
c'est-à-dire à l'activité orientée en vue d'une fin consciente. Qu'il s'agisse
d'une activité ne demandant plus une habileté manuelle précise mais une
connaissance technique élevée ne change rien à cette évolution, bien au
contraire.
En ce qui concerne le second point, il est
parfaitement clair que, pour partie, les raisons que Hannah Arendt avance à
l'appui de sa thèse concernent non pas le machinisme et l'automatisation en
général mais le machinisme et l'automatisation dans le mode de production
capitaliste. Ainsi la confusion des fins et des moyens dans le processus de
production n'existe que pour l'ouvrier transformé en serviteur de la machine ;
l'entrepreneur capitaliste, au contraire, sait très bien que le processus de
production a pour fin la production d'objets qu'il faudra vendre. Évidemment,
ces objets sont à leur tour, pour le capitaliste, des marchandises et ils ne
sont donc que des moyens d'accumuler du capital en réalisant la plus-value,
mais, dès qu'on est entré dans la production marchande, il en va déjà ainsi.
Car, à moins de sombrer dans un mystique obscurantiste du travail manuel, le
fait de passer des outils anciens du forgeron aux machines à usiner
automatiques, par exemple les machines-outils à commande numérique, n'est pas
une transformation de la situation ontologique. La véritable transformation est
d'ordre social : elle est celle qui a transformé le travailleur indépendant
possesseur de ses moyens de production et donc maître de l'ensemble du
processus de fabrication en un prolétaire moderne contraint de se vendre pour
vivre. Ce n'est pas la machine qui empêche l'ouvrier de maîtriser l'ensemble du
processus de fabrication, ce sont les rapports sociaux de production. Bien sûr,
les moyens techniques du travail ne sont pas indifférents, et ce n'est pas par
hasard si Marx répète que le machinisme est la forme adéquate du capital fixe.
Mais l'étude des développements à l'intérieur du mode de production capitaliste
ne doit pas conduire à escamoter ce premier changement décisif qu'a été
l'expropriation du travailleur individuel au profit du capitaliste.
Une société de consommation ?
L'élimination de toute référence aux
structures sociales conduit H. Arendt à passer de la critique du travail à la
critique de la société de consommation. Si le monde moderne a réduit l'homme
d'action et l'homme de métier au travailleur, l'animal laborans, c'est
la destruction même du monde qui se profile à l'horizon, à travers le
développement d'une société de consommation. Pour H. Arendt, en effet, "
les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation,
et, plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants,
insatiables. " C'est pourquoi existe " la menace qu'éventuellement
aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement
par la consommation. " D'où provient cette menace ? La réponse de Arendt
est d'une clarté terrifiante : " La désagréable vérité, c'est que la
victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l'émancipation
du travail, c'est-à-dire au fait que l'animal laborans a eu le droit
d'occuper le domaine public " . Le caractère réactionnaire de ces propos
saute aux yeux. Bien sûr, la société moderne n'est pas une société de
consommation, elle reste une société dans laquelle la production tend toujours
à se développer pour une consommation solvable beaucoup trop étroite : le
développement d'une nouvelle misère dans les pays capitalistes les plus riches
apporte un démenti cinglant aux thèses de Arendt. Sans parler de la misère
endémique qui frappe des centaines de millions de personnes dans les pays les
moins développés.
Quand H. Arendt parle de l'émancipation du
travail comme si c'était un fait accompli, la confusion atteint un niveau
supplémentaire. Ce qu'elle appelle " émancipation du travail " ,
c'est le fait que les préoccupations économiques ont envahi le domaine public,
autrement dit que le mode de production capitaliste a intégralement soumis à
ses besoins la sphère du politique et encadré toute action dans les limites que
fixent les besoins de la reproduction du capital. Mais, précisément, la
domination des préoccupations économiques est la domination des préoccupations
concernant la circulation, et non la domination des préoccupations concernant
la production. La circulation, en effet, semble avoir conquis une indépendance
à peu près complète, alors même que la production disparaît de l'horizon des
économistes - par exemple dans le passage de l'économie politique classique aux
théories marginalistes et aux diverses écoles néoclassiques. Autrement dit, H.
Arendt parle d'émancipation du travail là où s'effectue en réalité un processus
qui tend à effacer la question même de l'émancipation du travail.
Encore une fois, l'élimination de toute
analyse des rapports sociaux conduit H. Arendt à transformer l'apparence
immédiate en réalité métaphysique. La pensée de Hannah Arendt n'a sans doute
pas grand chose à voir avec la critique réactionnaire du mode de production
capitaliste et pourtant, par la logique même de son analyse du travail, elle
les rejoint dans une apologie de l'artisanat ancien, la dénonciation de la vie
moderne et de la consommation, presque prête à entonner la ritournelle connue
sur le " matérialisme sordide des masses ". On devrait pourtant rappeler
que la recherche du bien-être matériel et l'amélioration du confort de la vie
quotidienne est reconnu comme une préoccupation légitime par toute la tradition
philosophique, ancienne aussi bien que moderne, que seule est condamnée la
passion de l'argent pour lui-même, ce que Aristote appelle "
chrématistique ". En outre, le développement de la " civilisation
matérielle " va de pair avec le développement de la culture : le livre de
poche ou le disque sont sans doute des produits typiques de la " société de
consommation " qui n'ont pas la durabilité du livre de jadis et qui "
profanent " l'œuvre d'art, au sens où on la concevait autrefois, mais le
premier à commencer cette entreprise de profanation fut Martin Luther qui
utilisa l'imprimerie et la Bible en langue vulgaire pour propager la révolution
dans la chrétienté.
Au total, l'œuvre de Hannah Arendt se révèle
contradictoire. Il y a une volonté d'introduire des distinctions conceptuelles
précises, de redonner vie à la tradition philosophique pour comprendre le monde
moderne. Il y a aussi la défense vigoureuse du sens de la vie publique et de
l'action, c'est-à-dire de ce rapport direct entre les hommes qui ne se réduit
pas aux rapports de production et d'échanges ; mais ces vues pénétrantes, qui
constituent le point de départ d'une critique virulente de la condition de
l'homme dans le mode de production capitaliste se combinent avec une
incompréhension de la réalité concrète, l'hypostase de quelques traits de la
réalité, transformés en absolus métaphysiques, et le refus de relier ces
constatations à une analyse sérieuse des relations sociales dissimulées sous
ces apparences - refus justifié indirectement, dans la dernière partie de La
condition de l'homme moderne, par la critique des sciences sociales.
Si le travail de H. Arendt est important, ce n'est pas seulement par sa valeur intrinsèque ; c'est aussi et surtout parce qu'il démontre de manière presque chimiquement pure comment la critique du travail en général, considéré de manière abstraite et indépendante des rapports sociaux conduit dans une impasse au bout de laquelle il ne reste plus qu'à s'emporter contre l'avidité des masses qui engloutissent tout et engloutissent le monde, et à prôner un retour à la frugalité antique, les savants et philosophes ayant déterminé eux-mêmes que nous avions trop de tout et que nos besoins doivent désormais être limités. Retour du refoulé de la morale chrétienne, entre autres, ces positions se retrouvent très souvent dans les utopies contemporaines, y compris les utopies écologistes. Et comme cette volonté de limiter a priori les besoins et la consommation contredit en son fonds la conception moderne de la liberté, face à l'utopie, le libéralisme apparaît comme le libérateur, le défenseur des conquêtes de la modernité.
Ecrit par dcollin le Samedi 26 Mars 2005, 23:21 dans "Morale et politique" Lu 10217 fois.
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Commentaires
Zoê ou Bios
Lévêque Frédéric - le 28-09-06 à 15:45 - #
Bonjour,
Je parcours votre article, et je tombe sur l’explication que vous écrivez à propos de la distinction que font les Grecs, entre Zoé et Bios !
Dans son Cours de philosophie morale, que vient de publier le Seuil, et que je suis en train de lire, Jankélévitch contredit la traduction que vous en proposez. Pour lui c’est Zoé qui est la vie consciente d’elle-même et Bios la vie seulement organique, voir page 49 de ce livre. Qu’en dites-vous ? Jankélévitch est un peu helléniste, je crois.
Tout cela n’enlève rien à l’intérêt de votre étude et j’espère y revenir.
Cordialement.
F. Lévêque.
← Re: Zoê ou Bios
dcollin - le 10-11-07 à 18:01 - #
Le "Vocabulaire européen des philosophies" confirme la traduction de H. Arendt:en désignant par zôê toute vie animale et bios le genre de vie, qui ouvre sur la vie consciente.
Le "Bailly", dictionnaire classique de grec ancien définit ainsi bios: "la vie en soi", "l'existence", "la durée de la vie", "condition de vie," "genre de vie". Pour "zôê", on trouve "vie", "genre de vie", "ressources de la vie".