Philosophie et politique

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Hannah Arendt : égalité moderne et économie politique

(extrait de Condition de l'homme moderne, pages 80-83)


La victoire de l'égalité dans le monde moderne n'est que la reconnaissance juridique et politique du fait que la société a conquis le domaine public, et que les distinctions, les différences sont devenues affaires privées propres à l'individu.

Cette égalité moderne, fondée sur le conformisme inhérent à la société et qui n'est possible que parce que le comportement a remplacé l'action comme mode primordial de relations humaines, diffère à tous les points de vue de l'égalité antique, notamment de celle des cités grecques. Appartenir au petit nombre des " égaux " (homoioi), c'était pouvoir vivre au milieu de ses pairs; mais le domaine public lui-même était animé d'un farouche esprit de compétition : on devait constamment s'y distinguer de tous les autres, s'y montrer constamment par des actes, des succès incomparables, le meilleur de tous (aien aristeuein). En d'autres termes, le domaine public était réservé à l'individualité; c'était le seul qui permettait à l'homme de montrer ce qu'il était réellement, ce qu'il avait d'irremplaçable. C'est pour pouvoir courir cette chance, par amour d'une cité qui la leur procurait à tous, que les citoyens acceptaient de prendre leur part des charges de la défense, de la justice et de l'administration.

C'est le même conformisme, supposant que les hommes n'agissent pas les uns avec les autres mais qu'ils ont entre eux un certain comportement, que l'on trouve à la base de la science moderne de l'économie, née en même temps que la société et devenue avec son outil principal, la statistique, la science sociale par excellence. L'économie - jusqu'aux temps modernes chapitre assez secondaire de la morale et de la politique, fondé sur l'hypothèse que les hommes agissent par rapport à leurs activités économiques comme ils agissent à tout autre égard - l'économie ne put prendre un caractère scientifique que lorsque les hommes furent devenus des êtres sociaux et suivirent unanimement certaines normes de comportement, ceux qui échappaient à la règle pouvant passer pour asociaux ou pour anormaux.

Les lois de la statistique ne sont valables que pour les grands nombres ou les longues périodes; les actes, les événements ne peuvent apparaître statistiquement que comme des déviations ou des fluctuations. Ce qui justifie la statistique, c'est que les événements et les grandes actions sont rares dans la vie quotidienne et dans l'Histoire. Et, cependant, le sens des rapports quotidiens se révèle en de rares actions et non dans la vie quotidienne, de même que la signification d'une époque de l'Histoire ne se manifeste que dans les quelques événements qui l'éclairent. L'application de la loi des grands nombres et des longues durées à la politique ou à l'Histoire signifie tout simplement que l'on a volontairement oublié l'objet même de l'Histoire et de la politique et il est absolument vain d'y chercher une signification, un sens, après en avoir éliminé tout ce qui n'est pas comportement quotidien ou tendances automatiques.

Cependant, comme les lois de la statistique sont parfaitement valables quand il s'agit de grands nombres, il est évident que tout accroissement de la population entraîne un surcroît de valeur pour les statistiques et une diminution très nette des " déviations ". Politiquement, cela signifie que plus la population sera nombreuse dans un ensemble politique donné, plus le social aura de chances de l'emporter sur le politique pour y constituer le domaine public. Les Grecs, dont la cité fut la plus individualiste, la moins conformiste que nous connaissions, savaient fort bien que leur polis, mettant l'accent sur le langage et l'action, ne pouvait survivre qu'à condition de maintenir toujours restreint le nombre des citoyens. Une foule de gens entassés inclinera bientôt presque irrésistiblement au despotisme, celui d'une personne ou celui de la majorité. Et si la statistique, le traitement mathématique du réel, était inconnue avant les temps modernes, les phénomènes sociaux qui autorisent ce traitement - les grands nombres, responsables du conformisme, du béhaviorisme et de l'automatisme dans les affaires humaines - étaient précisément les traits qui, aux yeux des Grecs, distinguaient de la civilisation hellénique la civilisation perse.

La regrettable vérité, en ce qui concerne le behaviorisme et la validité de ses " lois ", c'est que plus il y a de gens, plus ils ont tendance à " bien se conduire ", et à ne point tolérer le non-conformisme. Dans la statistique, le fait est mis en évidence par le nivellement des fluctuations. Dans la réalité, les actions ont de moins en moins de chance de refouler la marée du comportement de masse, les événements perdent de plus en plus de leur signification, c'est-à-dire leur pouvoir d'éclairer l'Histoire. L'uniformité statistique n'est en aucune façon un idéal scientifique inoffensif, c'est l'idéal politique désormais avoué d'une société qui, engloutie dans la routine de la vie quotidienne, accepte la conception scientifique inhérente réellement à son existence.

Le comportement uniforme qui se prête aux calculs statistiques et, par conséquent, aux prédictions scientifiques, ne s'explique guère par l'hypothèse libérale d'une " harmonie " naturelle " d'intérêts ", fondement de l'économie " classique "; ce n'est pas Karl Marx, ce sont les économistes libéraux eux-mêmes qui durent introduire la " fiction communiste ", c'est-à-dire admettre qu'il existe un intérêt de l'ensemble de la société grâce auquel une " main invisible " guide la conduite des hommes et harmonise leurs intérêts contradictoires. La seule différence entre Marx et ses prédécesseurs, c'est qu'il prit au sérieux la réalité du conflit tel qu'il se présentait à la société de son époque, tout autant que la fiction hypothétique de l'harmonie; il eut raison de conclure que la " socialisation de l'homme " harmoniserait immédiatement tous les intérêts, et il fit seulement preuve de plus de courage que ses maîtres libéraux lorsqu'il proposa d'établir dans la réalité la " fiction communiste " sous-jacente à toutes les théories économiques. Ce que Marx ne comprit pas (et ne pouvait comprendre à son époque), c'est que les germes de la société communiste se trouvaient déjà dans la réalité d'une économie nationale, et que ce n'étaient pas des intérêts de classe en soi qui les empêchaient de se développer, mais seulement la structure monarchique déjà périmée de l'État-nation. Ce qui, évidemment, s'opposait au bon fonctionnement de la société, c'étaient seulement certains résidus traditionnels qui intervenaient et exerçaient encore une influence dans le comportement des classes " arriérées ".


Ecrit par dcollin le Samedi 26 Mars 2005, 23:25 dans "Morale et politique" Lu 8383 fois. Version imprimable

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Commentaires

Anonyme - le 30-09-05 à 08:43 - #

Il n'y a plus d'humanité à avoir, l'homme et à la fin de son auto-destruction

il n'y a plus d'avenir pour le systeme capitaliste dominant,  son influence à deja afecter toutes les civilisation, l'individualisme regne

or on ne peut rechercher un ideal collectif basé sur le soi-disant bonheur de chacun

on oublie tro vite la nature de l'homme

le plu emotionels des etres à besoin d'amour, de comprehension d'egalité et de liberté

la constante peur d'etre seul aux yeux des autres continue a etre cultiver par une societe selective, la "sociabilité" n'est aujourd'hui qu'un jeu d'hypocrisie

cette peur nous oblige à etre nous meme selectif dans nos relations a etre juge des comportements depassant notre mode de fonctionnement (definis par un mode de consomation)

une intolerance cultivé par le systeme de consomation par la propagande par la specialisation economique

chacun a un role a jouer et si notre penser s'eloigne de l'ideal economique/social d'aujourd'hui ....on ne peut s'exprimer correctement

le conformisme à limiter notre liberté de penser

en  bon pessimiste

Yannick 18 ans lyceen


réponse

Matthieu (17 ans) - le 27-11-05 à 21:02 - #

Ne nous soussions plus de l' avenir puisqu' il ne sert a rien de prévoir ce qui n' est pas prévisible et il serait rationel de croire à ce que j' avance bien que raisonnable de s' inquièter de la situation. L' épiphanie(apparition) d' un nouveau système humain ne ferait qu' enclencher une nouvelle auto-destruction alors soyez en sûr le système changera par lui même peu importe le temps qu' il faudra, car l' homme ne peut certainement pas vivre sans se détruire. Ainsi on cherchera à détruire le prochain système dans lequel nous vivrons.


réponse

Matthieu (17 ans) - le 27-11-05 à 21:06 - #

Ne nous soussions plus de l' avenir puisqu' il ne sert a rien de prévoir ce qui n' est pas prévisible et il serait rationel de croire à ce que j' avance bien que raisonnable de s' inquièter de la situation. L' épiphanie(apparition) d' un nouveau système humain ne ferait qu' enclencher une nouvelle auto-destruction alors soyez en sûr le système changera par lui même peu importe le temps qu' il faudra, car l' homme ne peut certainement pas vivre sans se détruire. Ainsi on cherchera à détruire le prochain système dans lequel nous vivrons.