Exploitation capitaliste
A PROPOS DE "TEMPS MODERNES, HORAIRES ANTIQUES"
Pietro BASSO : Temps modernes, horaires antiques. Editions page deux. Lausanne 2005. 26€ - ISBN 2-940189-19-6 Sous-titré La durée du travail au tournant d’un millénaire, cet ouvrage de Pietro Basso, professeur de sociologie à Venise, pourrait fournir un utile complément au Capital de Marx. Les mieux disposés à l’encontre de ce maître éminent sont prêts à reconnaître la pertinence de ses analyses "à l’âge de la machine à vapeur", mais, c’est bien connu, nous n’en sommes plus là et Marx serait définitivement dépassé ! Pietro Basso montre avec force qu’il n’en est rien et que rien n’est plus actuel que le livre I du Capital et notamment en son chapitre central (le chapitre X) consacré à la journée de travail.
Retour aux sources
L’analyse marxienne de l’exploitation capitaliste trouve son centre névralgique dans l’analyse de la journée de travail et des luttes qui déroulent autour de sa limitation.
Le capitaliste - et son porte-plume l’économiste vulgaire [1]
- considèrent qu’en employant un travailleur, il s’agit simplement de
l’achat d’un "facteur" comme un autre. La force de travail est une
marchandise comme les autres, du point de vue du capitaliste et il la
paie à sa valeur, c’est-à-dire qu’elle lui coûte l’équivalent du temps
de travail nécessaire à sa production, par exemple quatre heures
d’équivalent temps de travail social moyen. Ces quatre heures
représentent la valeur des produits nécessaires à l’entretien de la
force de travail (alimentation, logement, entretien des enfants qui
participent eux aussi de la reproduction de la force de travail ).
En recevant son salaire (équivalent en argent de ces quatre
heures de temps de travail), le vendeur de force de travail a eu son
dû, c’est-à-dire de quoi remplacer la force de travail qu’il vient de
céder. De son côté, le capitaliste a acquis une marchandise dont il
peut user comme il l’entend. Il pourrait garder le travailleur à ne
rien faire, mais il peut - et c’est qu’il fait généralement - le faire
travailler une journée durant, disons pour l’exemple huit heures.
Pendant les quatre premières heures, le travailleur produit
l’équivalent de son salaire : les produits de ces quatre heures ont une
valeur d’échange égale à celle des matières premières, de l’usure des
moyens de travail (une quote-part de leur valeur totale) auxquelles il
faut ajouter les quatre heures de travail qui y sont maintenant
incorporées. Il en va de même pour les quatre heures suivantes, à la
différence notable que celles-ci ne coûtent plus un centime au
capitaliste. C’est du travail gratis qui appartient au capitaliste en
vertu même des particularités que présente la consommation de la force
de travail. Comme le dit Marx :
L’ouvrier travaille sous le contrôle du
capitaliste auquel son travail appartient. Le capitaliste veille
soigneusement à ce que la besogne soit proprement faite et les moyens
de production employés suivant le but cherché, à ce que la matière
première ne soit pas gaspillée et que l’instrument de travail n’éprouve
que le dommage inséparable de son emploi.
En second lieu, le produit est la propriété du capitaliste et non du producteur immédiat, du travailleur. Le capitaliste paie, par exemple, la valeur journalière de la force de travail, dont, par conséquent, l’usage lui appartient durant la journée, tout comme celui d’un cheval qu’il a loué à la journée. L’usage de la marchandise appartient à l’acheteur et en donnant son travail, le possesseur de la force de travail ne donne en réalité que la valeur d’usage qu’il a vendue. Dès son entrée dans l’atelier, l’utilité de sa force, le travail, appartenait au capitaliste.
Ce travail gratis représente la plus-value qui tombe dans la poche du capitaliste propriétaire des produits du travail. Au début de la journée, le capitaliste a avancé une somme correspond aux matières premières, au moyen de travail et au salaire et à la fin de la journée il se trouve en possession de produits dont la valeur est égale à la somme avancée augmentée de la part correspondant au travail gratis que procure la consommation de la force de travail.
Ce processus, Marx l’appelle exploitation. On voit immédiatement que le capitaliste a le droit d’user comme bon lui semble de la marchandise qu’il vient d’acquérir. Et comme tous les "facteurs", la force de travail doit être utilisée au maximum. Inversement, pour l’ouvrier, il y a un droit intangible à se protéger comme vendeur de force de travail.
Discutant des luttes pour la journée de 10 heures et des arguments des uns et des autres, Marx écrit :
Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit,
tous deux portant le sceau de la loi qui règle les échanges de
marchandises. Entre deux droits, qui décide ? La force. Voilà pourquoi
la réglementation de la journée de travail se présente dans l’histoire
de la production capitaliste comme une lutte séculaire pour les limites
de la journée de travail, lutte entre le capitaliste, c’est-à-dire la
classe capitaliste et l’ouvrier, c’est-à-dire la classe ouvrière.
C’est pourquoi la lutte de classes se concentrent sur la question de limitation légale de la journée de travail. Le mot d’ordre de la journée de 8 heures que l’Internationale Ouvrière va populariser à partir de 1889 était déjà celui des ouvriers en luttes qui se rassemblent à Haymarket Square à Chicago, le 1er mai 1886, une manifestation qui termine tragiquement : une bombe est lancée, sans doute par un provocateur, qui donne prétexte à répression sauvage et à l’arrestation de huit militants qui seront condamnés à mort. Journée de 8 heures et semaine de 40 heures, c’est encore la question clé du grand mouvement de grève générale avec occupation de juin 36.
Idéologie dominante
L’idéologie dominante, ressassée depuis plusieurs décennies, tient en une expression : "Fin du travail" [2]. Il y aurait une tendance séculaire à la baisse du temps de travail. Avec les nouvelles technologies, le capital ne serait plus ce Moloch assoiffé du travail vivant que dépeint Marx. Et le travail lui-même se transformerait profondément : du travail ouvrier à la chaîne on passerait à un travail plus "immatériel" [3] doté d’une plus grande autonomie.
Pietro Basso met en pièces ce discours idéologique, au sens marxien du terme idéologique, c’est-à-dire ce discours qui donne une représentation exactement inversée de la réalité.
Concernant la prétendue "tendance
séculaire" à la baisse du temps de travail, Basso commence par mettre
les choses au point. Elle n’existe que dans l’esprit des apologistes du
système capitaliste. Il rappelle les "prophéties" de Keynes : une fois
les malentendus de la lutte des classes dissipés et les capitalistes
convaincus de leur véritable intérêt, "nos petits-enfants", disait
Keynes, pourront se contenter de travailler trois heures par jour. Les
petits-enfants de Keynes ont depuis longtemps des cheveux blancs et les
trois heures par jour sont aussi loin de nous que dans les années 30.
Si on prend l’exemple américain, on constate en effet que la durée
quotidienne ou hebdomadaire du travail [4]
n’a pratiquement pas varié depuis les années d’entre les deux guerres.
Elle aurait même plutôt tendance à augmenter, notamment avec la
diffusion du modèle "Wal-Mart".
Basso met en garde contre les illusions qui pourraient naître de
certaines avancées formelles dans ce domaine : les 35 heures (par la
loi) en France ou les 35 heures en Allemagne par les accords de branche
dans la métallurgie et l’imprimerie. C’est à la réalité qu’il faut
s’attaquer : la multiplication heures supplémentaires, de plus en plus
souvent non payées, le "présentéisme" — les travailleurs se rendent au
travail en avance et partent en retard par crainte d’être licenciés,
ils vont au travail malades, etc. —, la multiplication des doubles
emplois (aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, évidemment, mais de plus en
plus courants dans les autres pays d’Europe), l’intensification du
travail, toutes données auxquelles il faut ajouter la mise au travail
massive et dans les conditions les pires de centaines de millions de
pauvres des pays "émergeants". Basso analyse l’exemple édifiant de
cette entreprise vietnamienne où les équipes sont de 24 heures !
Deuxième angle : l’intensification du travail. On sait que les maladies professionnelles se multiplient. Les accidents du travail causent, bon an mal an, 300.000 morts : un "génocide silencieux" qui n’intéresse visiblement pas les médias. Les conditions de travail sont au coeur de ce phénoméne. Et Basso donne une analyse pénétrante du "toyotisme", ce successeur ultra-moderne du fordisme. Sur une chaîne "fordiste" traditionnelle, on a calculé que le temps de travail effectif était au mieux de 47 sec. par minute (le reste du temps étant lié à l’attente de l’arrivée de la pièce ou à la lenteur du processus global.) Le toyotisme avec son slogan du "juste à temps" est d’abord une réorganisation du travail qui permet d’éliminer dans le détail tous ces micro-temps morts. Dans l’atelier toyotiste on peut atteindre 57 sec. par minute de travail effectif. Le travail comme pure dépense de la force de travail : on retrouve ici la théorie de la valeur-travail de Marx dans toute sa pureté et ceux qui la confirment, ce ne sont pas les économistes de profession (qui n’ont que mépris pour cette théorie "métaphysique") mais les capitalistes et leurs fonctionnaires quand ils s’occupent de production.
Basso s’intéresse également aux discours sur la "dématérialisation du travail" et la croissance des services. Là encore ses démonstrations, dûment étayées par des rapports et des données chiffrées, emportent la conviction. Le secteur des services, c’est d’abord la croissance du travail matériel, souvent déqualifié, mal payé et précaire. Il nous invite à regarder dans l’arrière-cour des grands centres financiers... Mais surtout, les "miracles" vantés ici et là ne concernent jamais les secteurs des services. Evidemment les pays émergeants émergent par l’industrie. Mais aussi à l’intérieur des grands pays capitalistes, c’est encore l’industrie [5] qui, seule, peut "faire des miracles" : ainsi l’exemple de l’Italie du Nord-Est dont le développement est fondé sur l’industrie, l’exploitation forcénée du travail et l’atomisation de la classe ouvrière.
Enfin, Pietro Basso donne une analyse rigoureuse des "contre-exemples" allemand et français. Premier constat : dans les deux cas, c’est la lutte des travailleurs qui a imposé la réduction du temps de travail et nullement une tendance immanente à la baisse du temps de travail. Deuxième constat : là où la réduction du temps de travail a été imposée, elle est très loin d’avoir touché tous les secteurs et le temps de travail hébdomadaire moyen, en Allemagne comme en France,reste largement au-dessus des 40 heures. Troisième constat : les capitalistes ont d’ores et déjà entamé le démantèlement de cette réduction du temps de travail. En imposant des heures supplémentaires non payées avec le chantage à la délocalisation, ils ont fait que les 35 heures allemandes ne sont presque plus qu’un souvenir. Quant à la France, entre "assouplissments" et "contournements", la limitation de la durée de travail s’avère n’être qu’un leurre. En France comme en Allemange, elle a été payée de l’amputation des temps de pause, de la "flexibilité" des horaires, du développement du travail de nuit [6] et du travail des samedis et dimanches. Le soi-disant "travail choisi" n’est jamais que le travail choisi par les patrons. Concernant la France, Basso analyse également le sens de la loi Aubry et de l’opération 35 heures du gouvernement Jospin. En pesant ses mots, il la définit comme une opération corporatiste. Le "donnant-donnant" cher à la bientôt ex-maire de Lille, vise à monnayer une réduction nominale du temps de travail contre l’intensification de l’exploitation du travail (extraction de la plus-value relative, dirait Marx). Une opération dont Aubry a elle-même défini l’objectif : augmenter la productivité.
A lire d’urgence, donc !
Il y aurait encore beaucoup aspects à développer. Bien sûr, ce livre a un intérêt théorique évident : dans la bataille qui se mène sur le terrain des idées, il apporte une confirmation éclatante de la validité des analyses marxiennes du mode de production capitaliste. Mais il a aussi un intérêt pratique : il replace les "discussions programmatiques" sur le terrain qui devrait être le leur, celui de la lutte des classes et de l’exploitation capitaliste. Le développement même de l’accumulation du capital, les progrès de productivité engendré par les nouvelles technologies, loin de rendre le travail vivant marginal, poussent au contraire le capitaliste a être de plus en plus avide de "chair fraîche", car c’est seulement le travail vivant qui produit du profit. Une fois qu’on est arrivé à ce point, on est obligé de constater que la "lutte" ( ?) entre les "libéraux" et les "anti-libéraux" n’est qu’un attrape-nigaud, parce que les remèdes néo-keynésiens des anti-libéraux se situent exactement dans le même schéma inviolable du mode de production capitaliste que leurs prétendus adversaires libéraux. Ce dont il faudrait commencer à tirer les conséquences.
[1] C’est-à-dire l’immense majorité de ces laquais intellectuels qui alimentent les "brains trusts" gouvernementaux et les conseils d’administration du grand capital
[2] Voir notre livre La fin du travail et la mondialisation. Idéologie et réalité sociale. L’Harmattan, 1997.
[3] A gauche - si on ose dire - cette thèse est défendue par Hardt et Negri dans leur Empire. Pour une critique du "negrisme", voir notre Revive la République, chapitre III.
[4] Basso montre bien que le calcul annuel du temps de travail est typiquement le point de vue du capitaliste qui alloue sur une année ses "facteurs", alors que, du point de vue de la vie subjective de l’ouvrier, c’est la journée qui compte. Encore une bonne occasion de comprendre ce qu’il en est de la prétendue objectivité des "sciences économiques"
[5] Il faudra analyser précisément l’abime auquel le choix américain d’abandonner l’industrie au profit des "services" conduit ce pays...
[6] Rappelons que les "socialistes" et les laquais CFDTistes du patronat ont célébré comme une grande victoire de l’égalité hommes/femmes la suppression de l’interdiction du travail de nuit des femmes...
Ecrit par dcollin le Mardi 4 Juillet 2006, 07:57 dans "Marx, Marxisme" Lu 7869 fois.
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Commentaires
Christophe B - le 05-10-06 à 13:32 - #
Sur le rapport de l'exploitation des classes et sur la notion de république, je vous invite à voir la série "Rome" riche d'enseignement.
Saison I de la série américaine
" Rome "
Un Peuple, une République
" Ceux qui auraient les plus justes motifs de provoquer des séditions, et qui pourtant le font le moins, ce sont ceux qui l’emportent en excellence, car c’est ceux-là seuls qu’il est raisonnable de tenir avant tout pour inégaux absolument " (
A partir de -133, les tensions politiques montent, des ambitieux et des intrigants luttent pour le pouvoir : Marius contre Sylla, Cinna, Pompée, contre Jules César, Octave contre Marc-Antoine La République romaine aristocratique d’une implacable oligarchie et d’une illusoire démocratie va vaciller en faveur d’un putsch militaire de César. Voici comment s’amorce l’excellente série " Rome " ou l’histoire ambitieuse des querelles intestines entre les sénateurs, les tribuns progressistes et les populistes dictateurs, l’histoire de la plèbe patriarcale et des esclaves conquis, la décadence des valeurs et de la sexualité dépravée, les fièvres obscurantistes religieuse et païenne qui rappellent et renseignent étrangement sur des faits historiques actuels. Une trame qui offre une double critique : celle de la déchéance d’un empire, celle de l’implosion d’institutions et de classes sociales. Depuis plus d'un siècle, Rome se trouvait dans la même situation que la Grèce d'avant Solon. Les arrivages massifs d'esclaves avaient permis aux grands propriétaires romains d'accroître leurs propriétés et de chasser les petits paysans du domaine agricole. La dynamique d’exploitation engendrait une radicalisation des classes sociales et une dérive de l’accumulation et du travail productif agraire. La concentration des moyens de production d’une part, la radicalisation de l’exploitation des esclaves et l’éviction paysanne d’autre part ont polarisé une société " opposant une plèbe économique inutile et une ploutocratie prédatrice " (Emmanuel Todd, Après l'Empire). Ces écarts d’exploitations ont permis à une " minorité gavée de richesses " de surplomber une " population prolétarisée ". Ce qui conduisit à une classe sociale moins nécessaire, moins utile et moins bon marché que les esclaves carthaginois.
" Rome " est une série réaliste qui jette un regard juste sur le quotidien antique, sur les ruelles, la morale de l’époque, sur les sanctions, l’autorité (militaire ou conjugale), sur la sévérité et l’horreur des actes (trépanation, torture, crucifixion…), du langage, des croyances et des rites, sur la dureté, le vice et la perversité des conditions de vie sociale et politique dans la république aristocratique (trahison, meurtre, assassinat, alliance...). C’est cru, véridique et filmé sans manichéisme. " Rome " relate des faits, des événements politiques ayant conduit à la chute de la république romaine. Non pas causée par les barbares mais par des plébéiens, par l’armée militaire de César. L'action débute lorsque Jules César revient de Gaule à la fin de son mandat de proconsul. Il refuse de libérer ses légions selon l'ordre du Sénat et franchit le Rubicon à la tête de ses légions pour marcher sur Rome. On suit les luttes de pouvoir entre Pompée et César, jusqu'à l’assassinat de ce dernier aux ides de mars en 44 avant J-C. Deux personnages principaux de l'histoire, cités dans les commentaires sur la guerre des Gaules par Jules César, Lucius Vorenus et le légionnaire Titus Pullo, de retour à Rome, croisent et mêlent sans cesse leur destin avec les grandes figures de la Rome antique : Pompée, César, le jeune Octave (futur Auguste) et sa mère, Atia Julii, la nièce de César, Cicéron, Marc-Antoine, Brutus, Caton le Jeune et Cléopâtre. Des querelles de sang et de pouvoir qui annonceront XV siècles plus tard celles des Borgia et les traîtrises shakespeariennes. En ce sens, " Rome " raconte parfaitement l’histoire quotidienne et politique du peuple romain par deux plébéiens au lieu de la vision classique d’un patricien romain. A l’image d’un superbe générique en 3D, animation remarquable de graffitis (tags politiques), de dessins grossiers, semblables à ceux que les romains gravaient sur les murs, dans les ruelles commerçantes de Pompéï. Loin des marbres du Panthéon, c'est dans les ruelles sombres, bestiales et commerçantes que se joue parfois l'histoire. Au fond, cette Rome antique est bien plus proche des rues de Kolkata et du sable des arènes que des stucs du Forum.
Les Gracques aux verbes hauts, tribuns et chefs du parti populaire ont parlé avec justesse et critique de ces conditions de vie romaine, des réformes agraires et de l’exploitation militaire. Tiberius parlait des " bêtes sauvages devant l'assemblée qui se répandaient dans toute l'Italie ". Elles avaient leur " trou, leur tanière et leur repaire ". " Sans air, sans lumière, sans maison, sans demeure fixe, les soldats errent avec leurs enfants et leurs femmes " disaient-ils à l’assemblée. Les Gracques pointaient les généraux qui mentaient lorsque, " dans les batailles, ils engageaient les soldats à combattre les ennemis pour la défense des tombeaux et des temples : parmi tous ces Romains, il n'y en a pas un qui ait un autel paternel, un tombeau d'ancêtres. Ils font la guerre et ils meurent uniquement pour le luxe et l'opulence d'autrui : on les appelle maîtres du monde et ils n'ont pas à eux une motte de terre ". Voilà qui à le mérite de recadrer les privilèges insolents de la noblesse démocratique républicaine. C’était un grand obstacle de n’être point noble sous cette république romaine. Tout se transmettait pour des générations dont la richesse et la gloire venaient en dormant.
Des tribuns, des tyrans, des dictateurs, des populistes qui épousent les idées du peuple ? Rien de plus actuel. César épousa la cause du peuple efficacement en combinant habilement ruse et force. Il devait soumettre le Sénat avec sa force militaire qu’il acquit en faisant la conquête des Gaules. Il doubla l'autorité du Sénat, qui délibérait habituellement secrètement, en affichant chaque matin sur les murs du forum leurs transcriptions (Acta Diurna). La propagande populaire mit une claque aux oligarques. Grâce à César, le peuple romain avait accès à l'information en possédant un journal, une sorte de publication des actes officiels. A chaque exploitation, à chaque classe dominante, son populisme. La prise des pouvoirs au cœur des républiques manifeste les plus grands dangers mais surtout découvre les flancs et l’aile d’un progressisme que nombre de factions ne veulent observer au profit de leurs propres intérêts. Jouer la comédie de la démocratie bourgeoise ou plonger dans la réaction reste les deux valeurs sures pour maintenir les intérêts des oligarques au pouvoir.
Au nom de la République française, Robespierre a bravé les dualismes pour dépasser à la fois l’idéologie féodale et l’idéologie bourgeoise des Lumières (Etre suprême /volonté générale)(Clouscard, Critique du libéralisme libertaire). César était disposé, comme les Gracques, à faire appliquer la lex iulia agraria. Il fut assassiné par des sénateurs. Robespierre condamné par la Convention. Chez les romains le sang se lave avec le sang pas avec les larmes. César rêvait-il, comme St Just, Robespierre, voire Napoléon, d'une république idéale plutôt que d'un pouvoir personnel ? Pour sceller la pérennité des valeurs républicaines, la sécurité intérieure (intrigues, complots, coup d’Etat) et le danger extérieur, les empires républicains protègent souvent leurs acquis révolutionnaires par conservatisme et réactionnisme. Et quand le pouvoir populaire, celui des citoyens, doit passer par un choc avec des constitutions aristocratiques et bourgeoises puis par une domination et une dictature provisoire, le but populaire, l’intérêt commun et les destins mystiques s’effritent, se pervertissent et se corrompent dans l’avidité et la traîtrise. Et les " droits de l’homme " passent avant ceux du " citoyen " et le pouvoir du citoyen toujours derrière celui des hommes de droits.
Ce qu’on observe dans cette série, c’est une hyperpuissance romaine à l’image des Etats Unis. " Rome " est l’histoire d’un quotidien, celui des conquêtes et des empires. Les pays conquis représentaient autant de réserves en terres, en blés importés d’Egypte et en argent pour l’empire romain. Ce qui importe dans cette série c’est de voir ce qui oppose la plèbe économique inutile qui peut être évincée et la ploutocratie dominatrice et sanguinaire qui ne se prive de rien pour asseoir son pouvoir. " Rome " montre le surplus et le marché des esclaves, cette surpopulation prolétarisée et sous-prolétarisée. Cette domination militaire met parfaitement l’accent sur la sphère de la domination économique. Etat politique, république et expansion économique son intimement liés. Voilà où achoppe parfois les critiques républicaines (Gallo, Debray) qui ne lient pas dans leur totalité les faits économiques et historiques, ce qui aurait pour conséquence de reconnaître le lien entre bourgeoisie/esclavagisme, conquête militaire/libéralisme, exploitation arabe-africaine/libéralisme, communautarisme sociale/libéralisme économique. Tout ce qui montre au fond la globalisation comme un phénomène politique. Et on remarquera ainsi que la constitution de l’économie mondiale conquérante, liée à la globalisation, résulte bien d’une emprise politico-militaire.
Alors que la République française exige le respect de ses fondements elle doit aussi dépasser le dualisme libéral qui oppose idéologie libérale et idéologie intégriste qui jouent toutes deux contre les valeurs universelles républicaines. Moins contre la " démocratie " qui est le terme dévoyé de la "société de consommation " pour l’un et le "contrôle des masses " pour l’autre. Sarko, en bon stratège de presse, muselle et fournit sa "com " qu’il faut ou peuple qu’il faut, fomente son meurtre politique et s’arme comme Brutus. Les blés comme pétrole, l’empire joyeusement mondialisée (Goupil), la " tolérance " comme format uniforme de la globalisation, les esclaves indigènes arabes/noirs/asiatiques exploités face à des prolétaires autochtones exclus et reniés par leur propre classe dominante rappellent aux américains la proximité de la déchéance antique. Le passage de la république aristocratique à la dictature militaire de César n’était pas qu’un simple renversement de régime, mais le produit de l’implosion des classes moyennes qui ne jouaient plus leur rôle régulateur (Aristote, les Politiques) dans le dispositif économique et social romain. Rome " disposait de ressources illimitées en terres, en argent, en esclaves. Elle prélevait dans l’ensemble de la sphère des ressources monétaires " pour " importer en masse des produits alimentaires et manufacturés " écrit Emmanuel Todd. Seuls les militaires plébéiens représentaient encore une forme d’ascension républicaine. Entre les militaires et l’insolente ploutocratie, un monde de prolétaires, de paysans, d’artisans, de sous-hommes, d’esclaves inutiles étaient maintenus sous perfusion grâce aux distractions, aux pains et aux jeux. En nous renseignant sur la décadence de l’empire, sur la pauvreté sociale, la culture virile et passionnante, la série américaine " Rome " permet de comprendre que la république peut résulter d’un double processus politico-militaire et politico-religieux. En actualisant ce processus on observera qu’actuellement une opposition mondiale entre " libéralisme radical " d’un côté et " intégrisme libéral " de l’autre (voir article précédent sur le libéralisme/intégrisme) affectent violemment l’économie globalisée ainsi que les fondements politiques et les valeurs universelles des nations républicaines.
" Nous avons perdu, mon cher ami, non seulement ce qui faisait la force et la réalité des lois mais jusqu'à leur apparence et leur ombre. Il n'y a plus de gouvernement ; il n'y a plus de république " (Cicéron)
Christophe BRAUD-Gennevilliers