Épistémologie des sciences sociales: Quelques réflexions préliminaires
Sommaire
D’un côté, il est clair que les sciences humaines ont apporté à la philosophie des matériaux précieux. Ainsi, l’ethnologie a singulièrement enrichi notre réflexion sur l’humain. Ou, du moins, a fourni des éléments empiriques qui permettaient apparemment de confirmer quelques unes des grandes thèses philosophiques les plus anciennes. Les exigences de la méthode des sciences ont également contraint les philosophes à un effort de clarté bien utile, dont on voit les effets dans la philosophie morale américaine contemporaine par exemple. Mais d’un autre côté, il est évident que les sciences humaines ne sont des sciences que dans le sens très général de savoir rationnel, soumis à l’exact critique, mais nullement dans le sens précis et moderne des sciences de la nature. A fortiori la prétention de certaines sciences humaines à être en quelque sorte des sciences architectoniques, des sciences qui ordonnent tous les autres savoirs, est-elle des plus vaines. Or cette prétention on la retrouve souvent dans la sociologie – par exemple chez Bourdieu – ou dans l’économie.
Il fut une époque, encore pas si lointaine, où les sciences humaines s’interrogeaient sur leurs propres fondements, où la scientificité des sciences humaines était encore discutable. Il semble que cette époque soit bien révolue. Non parce que le problème aurait été résolu et que les sciences humaines se seraient mises dans « la voie sûre de science », mais tout simplement parce qu’on a jugé bon d’enterrer purement et simplement le problème, l’officialisation de ces sciences, leur intégration au fonctionnement du pouvoir politique et économie servant ici de garantie. Le résultat est que les sciences humaines sont le plus souvent un mélange de pure discours idéologique non questionné – c’est particulièrement le cas en économie – ; de recherches empiriques dont les manques graves ou les limitations sont masquées par un discours méthodologique aussi pompeux que vide ; de reprises, sous une forme nouvelle, de questionnements philosophiques fort anciens où les sciences humaines, sans le savoir le plus souvent, retombent dans des apories connues de tout étudiant en philosophie.
Je n’ai pas l’intention de faire ici la véritable critique (au sens kantien du terme) des sciences humaines qui serait nécessaire. Je ne peux que tenter de donner les prolégomènes à une telle critique. Tout d’abord ? (I) je montrerai que les sciences telles que nous les comprenons depuis le début des temps modernes (depuis Galilée, disons) reposent sur un certains nombres de présuppositions dont pratiquement aucune n’est vérifiée par les sciences humaines. Je reviendrai ensuite (II) sur la question centrale de la causalité qui constitue à l’évidence une ligne de clivage centrale entre sciences humaines et sciences de la nature. J’en déduirai (III) la nécessité de revenir à la théorie des deux sciences, telle qu’elle fut formulée par des philosophes comme Dilthey ou Rickert. Je conclurai (IV) par quelques considérations sur le caractère irréductiblement normatif des sciences humaines.
Présuppositions de la scientificité
§1
Les sciences humaines naissent de la volonté de construire pour ce qui est des « affaires humaines » un savoir qui puisse avoir la même force théorique que la gravitation newtonienne. Raisonner en ces matières comme s’il s’agissait de lignes, de figures ou de mouvements, voilà l’ambition des rationalistes du xviie siècle qui va tenter de se concrétiser dans les siècles suivants par des disciplines nouvelles, calquées sur le modèle des sciences de la nature, puisque c’est le seul modèle que nous ayons de sciences qui peuvent se targuer de réussites incontestables et de preuves si nombreuses qu’elles énoncent ce genre de propositions qui peuvent être caractérisées par ce que nous entendons depuis les Grecs sous le nom de vérité.
Quels sont donc les principes qui, de prime abord, permettent l’essor prodigieux des sciences européennes ? J’en distinguerai cinq :
1. l’adoption de la méthode analytique, si bien résumée par Descartes dans un passage fameux du Discours de la Méthode : « diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre » ;
2. la liquidation des causes finales aristotéliciennes au profit d’un causalisme strict, dont Kant explicite l’essence : ordonner les phénomènes par des lois générales réglant leur enchaînement ;
3. La renonciation aux questions « métaphysiques du type « pourquoi » au profit de l’explication des phénomènes particuliers au moyen de lois générales (« lois de couverture » comme dirait Hempel), c'est-à-dire ce qu’on désigne souvent du nom de positivisme ;
4. La mathématisation de ces lois ; la physique théorique est entrée dans « la voie sûre de la science », dit encore Kant, parce ses lois sont des lois mathématiques ;
5. L’indépendance des sciences à l’égard des considérations de valeurs en général, et à l’égard des dogmes religieux en particulier. C’est la revendication de Weber de « neutralité axiologique », qui implique notamment la séparation radicale entre les sciences et de la métaphysique ou des religions.
§2
Disons quelques mots d’abord de ce qu’implique pour les sciences sociales l’hypothèse d’analycité. La mécanique moderne est née le jour où la trajectoire de l’obus tiré par un canon peut être décomposée en deux mouvements simples, le mouvement rectiligne uniforme suivant l’axe du canon et le mouvement rectiligne uniformément accéléré vers le sol, c'est-à-dire le mouvement de la « chute des graves » pour parler dans le langage du Moyen âge et des débuts de la science moderne. Cette capacité de penser la complexité des phénomènes réels à partir d’abstractions simples – ici les mouvements rectilignes uniformes ou uniformément accélérés – c’est cela la méthode analytique et elle constitue, aujourd’hui encore, l’essence même de la pensée scientifique. C’est elle qui est développée philosophiquement par Descartes, dans le Discours de la méthode,1 par Spinoza2, ou par Leibniz3.
On fera sans doute remarquer que les méthodes analytiques s’opposent aux méthodes systémiques, que les démarches holistiques ne manquent pas dans les sciences de la nature : Claude Bernard4 au fond définit, le premier, la cellule comme système au sens de la systémique telle la défend Ludwig von Bertalanffy. Ce dernier défend la nécessité d’une théorie générale des systèmes comme moyen de dépasser les limites des méthodes analytiques de la science classique. Selon lui,
L’application des procédures analytiques dépend de deux
conditions. La première, c’est que les interactions entre les
« parties » soient inexistantes ou assez faibles pour être négligées
dans certaines recherches. Sous cette condition seulement, les parties pourront
être « isolées » véritablement, logiquement et mathématiquement, puis
ensuite « réunies ». La seconde, c’est que les relations qui
décrivent les comportements des parties soient linéaires ; dans ce cas
seulement on aura la condition de sommativité, c'est-à-dire que l’équation qui
décrit le comportement de l’ensemble a la même forme que celles qui décrivent
les comportements des parties ; les processus partiels peuvent être
superposés pour obtenir le processus total, etc.
Ces conditions ne sont pas remplies par êtres qu’on
appelle systèmes, c'est-à-dire formés de parties en « interaction ».5
On sait, depuis assez longtemps, que même les objets de la science classique ne répondent à ces conditions d’application de la méthode analytique : la théorie newtonienne marche bien pour deux corps célestes, mais Poincaré a montré à la fin du siècle dernier qu’il n’était pas possible de trouver une solution stable à l’interaction de trois corps. Von Bertalanffy fait donc une constatation assez banale : les idéalisations de la science classique ne permettent pas de décrire précisément des systèmes même aussi simples que le problème de trois corps. Mais cela condamne-t-il la méthode analytique ? Cela implique-t-il qu’on y renonce pour une méthode « holistique » qui reste assez mystérieuse ? Les équations de Newton (F = km1m2/d²) ne permettent pas de prédire l’évolution à longtemps terme du système, mais on ne peut pas, pour autant, dire qu’elles ne l’expliquent pas. En décrivant une méthode analytique idéale et en la sommant de résoudre tous les problèmes les plus complexes, on place la barre si haut qu’il n’est pas difficile de prétendre ensuite que cette méthode – appelée aussi « cartésienne » – est trop limitée pour nous.
Sans développer ce point, il me semble que l’opposition des méthodes analytiques et des méthodes systémiques que l’on retrouve chez certains auteurs, est peu pertinente, les méthodes systémiques s’avérant le plus souvent … d’excellents outils d’analyse. En effet, une fois qu’on a dit que les éléments d’un système sont non séparables, comment peut-on comprendre le fonctionnement du système sans séparer idéalement ces éléments de manière à modéliser ces interactions ? Personne ne peut se contenter de considérer un système, aussi complexe soit-il, comme une boîte noire dont seule nous intéresseraient les relations entre les entrées et les sorties. Pour la vie courante, je peux me contenter de savoir que la montre donne l’heure à condition qu’elle soit régulièrement remontée ou alimentée par une pile. Mais ce qui intéresse tout scientifique, c’est de démonter la montre, de regarder ce qu’il y a dans la boîte noire. Les concepts de l’analyse systémique présentent l’immense avantage, non pas de remplacer l’analyse, mais d’aider à effectuer les découpages et les idéalisations pertinents.
On ne peut donc certainement pas renoncer à cette méthode analytique sans renoncer à la science elle-même, du moins à la science telle que nous la comprenons depuis Galilée. Ainsi les sciences du vivant doivent très largement leur prodigieux essor dans notre siècle à la biologie moléculaire et, avec tous ses excès, la génétique se tient rigoureusement dans ce courant. On peut, certes, considérant un organisme vivant comme un « boîte noire » dont seules les propriétés réglant les rapports entrées/sorties sont pertinentes puisque ces rapports décrivent les propriétés émergentes ; il reste que personne ne peut renoncer à comprendre comment les propriétés des molécules composant l’organisme se combinent pour donner naissance à ces propriétés émergentes, de la même manière que les physiciens expliquent les propriétés physiques à notre échelle par les propriétés quantiques de la matière au niveau de la microphysique. Claude Bernard posait déjà assez clairement ce problème :
[…] la science des phénomènes de la vie ne peut pas avoir
d'autres bases que la science des phénomènes des corps bruts et […] il n'y a
sous ce rapport aucune différence entre les principes des sciences biologiques
et ceux des sciences physico-chimiques. (Introduction à l'étude de la
médecine expérimentale - II,I,1)
Ce qui fait des êtres vivants des systèmes, c’est, pour Bernard, non pas tant l’inséparabilité des composants que la séparabilité de leur environnement :
Le corps inerte subordonné à toutes les conditions
cosmiques se trouve enchaîné à toutes leurs variations tandis que le corps
vivant reste au contraire indépendant et libre dans ses manifestations ;
ce dernier semble animé par une force intérieure qui régit tous ses actes et
qui l'affranchit de l'influence des variations et des perturbations
physico-chimiques ambiantes. […] (op. cit. II,I,2)
On retrouverait ici la définition que Spinoza donne de l’individu.
Quand un certain nombre de corps, de même grandeur ou de
grandeur différente, sont pressés par les autres de telle sorte qu’ils
s’appuient les uns sur les autres ou bien s’ils sont en mouvement à la même
vitesse, qu’ils se communiquent les uns aux autres leurs mouvements selon un
rapport précis, ces corps nous les dirons unis entre eux, et nous dirons qu’ils
composent tous ensemble un seul corps ou Individu qui se distingue de tous les
autres par cette union entre corps.6
À quoi Claude Bernard fait écho en affirmant :
Chez tous les êtres vivants, le milieu intérieur, qui est
un véritable produit de l'organisme, conserve les rapports nécessaires
d'échanges et d'équilibres avec le milieu cosmique extérieur ; mais, à
mesure que l'organisme devient plus parfait, le milieu organique se spécialise
et s'isole en quelque sorte de plus en plus du milieu ambiant. (II,I,3)
Mais cette compréhension du caractère systémique des êtres vivants ne relègue pas la « science classique » au placard. Bien au contraire :
Mais si on y réfléchit, on verra bientôt que cette
spontanéité des corps vivants n'est qu'une simple apparence et la conséquence
de certain mécanisme de milieux parfaitement déterminés ; de sorte qu'au
fond il sera facile de prouver que les manifestations des corps vivants aussi
bien que celles des corps bruts sont dominées par un déterminisme nécessaire
qui les enchaîne à des conditions d'ordre purement physico-chimiques. (II,I,2)
C’est pourquoi Claude Bernard est hostile au vitalisme sous toutes ses formes :
quand un physiologiste invoque la force vitale ou la vie,
il ne la voit pas, il ne fait que prononcer un mot ; le phénomène vital
seul existe avec ses conditions matérielles et c'est la seule chose qu'il
puisse étudier et connaître. (II,I,4)
Qu’ajouter à ces prises de position si claires ? À la lumière de ces textes anciens, il est à craindre que la théorie de la complexité, si prisée des généralistes du « transdisciplinaire » d’aujourd’hui, ne serve le plus souvent que d’alibi de l’ignorance.
§3
Le problème est que cette méthode analytique scientifique, si efficace quand il s’agit d’étudier les choses de la nature, celles qui « tombent sous le sens », s’empêtre dans des difficultés insurmontables dès que sont en jeu les actions humaines. Quel est le niveau pertinent, l’élément simple où doit s’arrêter l’analyse ? Est-ce le « fait social » au sens de Durkheim ? S’agit-il des comportements rationnels dont les comportements rationnels par finalité sont le prototype, ou l’idéaltype au sens de Weber ? Aucun accord général n’est réellement obtenu sur cette question. On peut considérer que l’individu humain est l’élément pertinent, puisque seuls les individus peuvent avoir des comportements rationnels – on ne peut parler de comportement rationnel d’une entité collective que métaphoriquement, nous dit Weber. Pourtant, les partisans de Durkheim rétorqueront justement qu’il n’y a pas de sens à parler de l’individu sans comprendre que l’individu est toujours déjà socialisé, ou, comme le disait Marx, que l’individu est l’ensemble de ses relations sociales. Les difficultés en épistémologie de la sociologie témoignent de l’incertitude dans laquelle sont les sociologues quant à la définition même de leur champ disciplinaire.
Marx est un des premiers à avoir clairement posé les questions de méthodologie dans le champ des sciences sociales. Lorsqu’il affirme que la marchandise est la « cellule de la société bourgeoise », il tente de mettre en œuvre une méthode purement analytique. Le point de départ de toute vérité est dans ce qui est le plus simple ; ainsi :
comme je ne pars pas plus de ‘concepts’ que du ‘concept
de valeur’, je n’ai donc pas à ‘diviser’ celui-ci de quelque façon que ce soit.
Mon point de départ c’est la forme sociale la plus simple que prend le produit
du travail dans la société contemporaine.78
Le mode de production capitaliste dans son ensemble ne peut donc être compris que comme composition, combinaison aux résultats complexes de ces formes les plus simples. Pourtant, certaines propriétés du mode de production capitaliste ne sont vérifiées que dans le processus d’ensemble et sur le long terme ; ainsi, c’est le cas de la loi de la baisse tendancielle du taux moyen de profit. D’un côté, cette loi apparaît comme une loi du système en tant que tel, comme une propriété émergeante qu’il est difficile de déduire directement de la forme simple, dans la mesure où elle ne peut se réaliser que dans le processus d’ensemble. D’un autre côté, elle n’est qu’une expression de ce rapport simple dans lequel le travail mort est substitué au travail vivant et a sa possibilité formelle dans le rapport capitaliste élémentaire. C’est précisément pour éviter cette difficulté que la notion de structure a eu tant de succès – indépendamment de la mode « structuraliste ». La causalité structurale cependant n’a de sens que si on peut décomposer le « tout » en niveaux distincts, dotés d’une certaine autonomie et interagissant les uns sur les autres. Lorsque Althusser emprunte à Lacan cette notion de « causalité structurale », il ne résout pas un problème ancien mais se contente de le formuler différemment.
La question de la causalité
§4
Une science des affaires humaines devrait donc tenter uniquement de formuler ces lois, c’est-à-dire lier de manière régulière les faits, suivant le lien cause/effet et évacuer les finalités. C’est ce que tentent toutes les théories du déterminisme structural des comportements sociaux : il y a une causalité sociale (cf. Durkheim) de la même manière qu’il y a une causalité naturelle et cette causalité sociale détermine les comportements individuels, y compris les représentations que les individus se font de leurs propres comportements. Évidemment, cette causalité structurale reste un énigmatique et on ne peut guère mettre de côté les finalités conscientes de l’action humaine. Dans quel but les hommes agissent-ils ? C’est une question qui devrait n’intéresser le spécialiste des sciences sociales que dans la mesure où l’image de ce but, existant idéalement dans le cerveau – ou dans l’esprit – de l’agent devient une cause efficace de l’action. Mais savoir si ce but doit être choisi, si l’agent a eu raison – et pas seulement a eu des raisons – de le choisir, voilà qui est hors du champ de la science si elle veut rester neutre sur le plan axiologique. Certes, le scientifique peut s’interroger sur les causes qui expliquent pourquoi nous croyons que telle ou telle action est souhaitable. Mais il reste incapable de dire, en s’en tenant strictement sur son terrain, si cette action est véritablement souhaitable.
§5
Si les sciences de la nature travaillent avec un schéma causal, une science de l’homme – en tant précisément qu’il n’est pas seulement une partie de la nature comme les autres – semble devoir s’orienter sur la recherche des raisons. Ou encore, pour parler le vocabulaire de la scolastique : les causes finales y ont plus de poids que les causes efficientes. Trois questions difficiles doivent être pointées :
1. Le problème causalisme versus finalisme est moins simple qu’il n’y paraît dès qu’on tente de penser la réalité humaine. La distinction des causes et des raisons reste un puzzle.
2. Les sciences sociales (et les sciences humaines en général) ne portent pas sur des phénomènes au sens de Kant, mais sur des « choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens ». L’objectivité de l’expérience qui est garantie dans les sciences de la nature ne l’est pas dans les sciences sociales.
3. Les sciences sociales ne sont pas neutres du point de vue axiologique ; bien qu’elles n’aient aucune capacité prédictive, elles sont essentiellement normatives. Elles ne prédisent pas ce qui va être mais disent ce qui doit être ou devrait être – y compris quand elles semblent purement descriptives.
Causalisme et finalisme
§6
La question du causalisme et du finalisme est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. La première grande critique systématique du finalisme et de toutes les conceptions téléologiques de la nature est celle de Spinoza. Certes, Galilée et Descartes avaient déjà fait un sort aux causes finales et aux entéléchies9 dans de domaine de la physique. Quand Spinoza aborde cette question, primo, en l’étendant à la compréhension de l’esprit et des comportements humains et, secundo, en ne la considérant pas seulement comme une erreur intellectuelle mais comme une illusion dont l’origine se trouve dans la nature humaine elle-même. Le finalisme, c’est-à-dire l’idée que les choses existent en vue d’un but qui nous concerne, ou l’idée que Dieu a organisé la nature en vue d’une fin que l’homme peut au moins entrevoir, est pour Spinoza une attitude intellectuelle spontanée, une attitude « innée » :
« Il suffira ici que je prenne ce qui doit être à la
connaissance de tous ; je veux dire que les hommes naissent tous ignorants
des causes des choses et qu’ils ont tous l’appétit de chercher ce qui leur est
utile, chose dont ils ont conscience. Car delà suit, premièrement, que les
hommes se croient libres, pour la raison qu’ils ont conscience de leurs
volitions et de leurs appétits, et que les causes qui les disposent à appéter
et à vouloir, ils les ignorent et n’y pensent même pas en rêve. Il suit,
deuxièmement, qu’en tout les hommes agissent à cause d’une fin ; à savoir
à cause de l’utile dont ils ont l’appétit ; d’où vient que des choses
accomplies, ils veulent toujours savoir les causes finales, et rien qu’elles,
et quand on les leur a dites, ils sont contents ; c’est qu’ils n’ont plus
alors de raison de douter. »10
Le préjugé finaliste est pour Spinoza le préjugé fondamental, celui dont découlent tous les autres préjugés et, cependant, il n’est pas qu’un préjugé, quelque chose qu’il faudrait écarter pour penser droit. Il possède une certaine positivité puisqu’il est inscrit dans la nature humaine – les hommes naissent ainsi – et par conséquent, relativement à lui-même, l’homme n’a pas tort de considérer les fins qu’il poursuit comme motifs de son action, même s’il est gravement erroné d’adopter la même attitude dans l’étude scientifique de la nature, par projection en quelque sorte de son régime intérieur sur l’ensemble du monde extérieur. C’est précisément pourquoi l’Éthique procède à ce renversement : si l’homme en général suit l’ordre de la nature et ressortit donc, de ce point de vue, à une explication causale – au sens de la cause efficiente des Anciens – en même temps, dès qu’il s’agit pour lui de déterminer ce que doit être son action, il réintroduit nécessairement une téléologie : il agit toujours à partir de ses propres fins dont il a conscience. Spinoza ne cesse de le répéter : les individus jugent toujours de tout selon leur propre complexion.
§7
On trouvera de nombreux éclaircissements chez les grands commentateurs de Spinoza. Retenons pour l’instant qu’une conception strictement causaliste de l’explication scientifique, une conception qui écarte aussi bien les « formes substantielles » que les entéléchies issues de la tradition aristotélicienne et scolastique, n’exclut pas qu’on soit contraint de recourir à une certaine forme de finalisme dès qu’il s’agit de penser « les affaires humaines ». En effet, « l’homme pense » et cette pensée a sa propre efficacité, qui ne peut être réduite à la causalité physique.
On pourrait trouver confirmation de ce point de vue en cherchant dans une tout autre direction, par exemple dans la sociologie de Max Weber. La théorie de la science de Weber n’exclut pas la physiologie et la psychologie dans l’explication des actions et comportements humains, et donc admet parfaitement qu’il soit nécessaire de recourir à des explications causales ; cependant, ce qui est le propre de l’explication sociologique, ce qui en constitue le noyau spécifique, c’est la compréhension de l’activité rationnelle par finalité (Zweckrational) : comprendre les comportements humains, individuels et sociaux, c’est les comprendre comme des moyens rationnels déployés en vue d’atteindre une certaine fin. Ce ne sont pas les causes de l’action qui constituent le centre de la compréhension scientifique selon Weber, mais les raisons11. Et, si toute activité humaine n’est pas une activité rationnelle par finalité, les autres genres d’activités, importants pour les sciences sociales, par exemple les activités rationnellement orientées vers les valeurs peuvent être conçues comme des formes dérivées de ce prototype.12 Certes, de nombreux comportements humains échappent à ce modèle. La psychologie englobe tous ces comportements irrationnels par finalité, ceux qui sont liés aux émotions, aux troubles psychiques, etc. Mais comme on ne peut pas réduire les comportements rationnels par finalité à une mécanique des affects, nous ne sommes pas plus avancés.
§8
L’explication fonctionnaliste si prisée dans les sciences humaines n’est qu’une reprise des causes finales de la philosophie aristotélicienne. Comment peut-on définir ces explications fonctionnelles ? Jon Elster donne cette définition :
comment peut-on expliquer un comportement en termes de
quelque chose qui lui est postérieur ? La réponse est que l’explanandum ne
saurait être un événement isolé, mais qu’il doit plutôt s’agir d’un mode de
conduite persistant, de sorte que l’occurrence du comportement en question en t1
a des conséquences qui contribuent à son occurrence en t2. Autrement
dit, l’explication fonctionnelle présuppose l’existence d’une boucle de
rétroaction qui va de l’explanans à l’explanandum.13
L’explication du fonctionnement général par boucles de rétroaction se trouve bien au coeur de l’analyse systémique. Or, il s’agit pour Elster d’un mode d’explication intellectuellement peu satisfaisant, qu’on ne peut rendre acceptable qu’en montrant comment agit le mécanisme de la rétroaction (comme par exemple dans la sélection naturelle darwinienne) ou encore en postulant que les sociétés ont tendance à susciter des comportements ayant des conséquences stabilisatrices ou enfin en définissant une loi de conséquence
de sorte que chaque fois que l’explanandum aurait
certaines conséquences bénéfiques, on observerait le comportement en question14.
Bref, entre une causalité introuvable et l’élimination pure et simple de la causalité, les sciences humaines semblent bien dans l’incapacité de saisir l’enchaînement des phénomènes sociaux à travers des lois régulières, exprimables sous une forme mathématique. Reste seulement la possibilité de mettre en évidence des régularités statistiques, c'est-à-dire l’illusion même de la causalité.
Sciences de l’homme et sciences de la nature
§9
Nous avons une deuxième de raison de refuser cette projection sur la compréhension des affaires humaines des méthodes employées avec succès dans les sciences de la nature, c’est que la matière des sciences humaines n’a rien à voir avec celle des sciences de la nature. Pour aller au plus simple, je partirai de deux remarques de Marx dans le livre I du Capital15.
Citant Vico, Marx affirme que ce qui différencie l’histoire naturelle de l’histoire humaine, c’est que nous avons fait celle-ci et non celle-là. Dans les débats méthodologiques et épistémologiques en sciences humaines, par exemple en ethnologie, cette question est réduite à la difficulté de séparer l’objet à étudier du sujet qui fait l’étude ; comme en physique, on s’interroge longuement sur les perturbations que l’observateur introduit dans l’objet à étudier ; ainsi l’ethnologue serait-il dans l’incapacité de décrire les relations réelles au sein du groupe qu’il étudie puisque, par la force des choses, il ne peut que faire un « portrait de groupe avec ethnologue » et il se tromperait lourdement s’il avait l’illusion de sa propre transparence. Néanmoins, cette discussion, placée sur ce plan de l’intrication de l’objet observé et du sujet connaissant, est aussi embrouillée que les discussions de physique théorique telles qu’elles ont été initiées par l’interprétation de Copenhague de la mécanique quantique. Mais, il s’agit en réalité de tout autre chose. Il s’agit du fait que, si nous voulions comprendre l’histoire humaine sur le même mode que nous comprenons les phénomènes naturels, il faudrait, d’un certain point de vue, que nous soyons capables de sortir de nous-mêmes, de nous placer en dehors du point de vue d’un entendement humain, un point de vue de nulle part, en quelque sorte – à moins qu’il ne s’agisse du point de vue de Dieu.
§10
Deuxième remarque de Marx, à propos cette fois de la marchandise qui constitue, selon lui, la « cellule » de la société bourgeoise. Si la richesse apparaît comme une « gigantesque accumulation de marchandises », c’est parce que les produits du travail se transforment ainsi en marchandises, c’est-à-dire, dit Marx, « en choses qui tombent et ne tombent pas sous le sens, ou choses sociales ». Il est remarquable que Marx définisse en général les « choses sociales » comme des choses qui tout à la fois « tombent et ne tombent pas sous le sens ». Cette définition évoque la définition aristotélicienne de la puissance : la marchandise comme « chose sociale » n’est pas une chose en acte, elle n’est qu’en puissance, elle est porteuse d’une possibilité que Marx qualifiera, la possibilité de la crise qui est le memento mori du mode de production capitaliste. Mais ce n’est pas l’essentiel pour ce qui nous concerne ici. En ce qu’elles tombent sous le sens, les « choses sociales » s’apparentent aux « choses physiques ». Or, dit Marx, même les choses physiques ne se donnent pas directement à nous. C’est l’excitation subjective du nerf optique qui se présente comme la forme sensible d’une chose extérieure à l’œil. Autrement dit cette transformation de ce qui est subjectif en une « chose » apparaissant comme objective est l’essence même de la connaissance ; nous sommes condamnés à concevoir l’impression subjective comme la représentation de quelque chose d’objectif mais nous ne pouvons pas directement avoir accès à la chose elle-même telle qu’elle existe en dehors de nous. Marx n’est pas bien loin de Kant. Mais quand il s’agit des « choses sociales », il va plus loin car « la forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n’ont absolument rien à faire avec leur forme physique. »16 C’est d’ailleurs pourquoi Marx dit que la marchandise est une entité métaphysique !
Si la forme valeur n’a rien à voir avec la forme physique des marchandises, elle ne fait donc pas partie du monde extérieur à la conscience, elle se situe entièrement dans l’activité de la conscience plus ou moins rationnelle. L’analyse de la forme valeur n’est donc pas l’analyse d’un processus objectif, d’un processus qui serait aussi indépendant de nous que le mouvement des planètes. Elle est celle de la manière dont quelque chose qui dépend de nous, qui est un produit de l’activité combinée de grands nombres d’individus, apparaît comme un processus aussi indépendant que le mouvement des planètes. Autrement dit, si les actions humaines nous apparaissent à la manière des phénomènes naturels, c’est seulement dans la mesure où leur réalité nous reste obscure. La marchandise en tant que « chose sociale » nous apparaît comme un objet doté de propriétés bien définies qui permettent de comprendre les règles de leur circulation. Mais cette apparence dissimule une réalité plus fondamentale, savoir que la marchandise n’est pas une chose mais un rapport social et ce rapport social n’a aucun rapport avec la chose de la marchandise, en tant qu’objet tombant dans l’intuition sensible : le rapport social qui fonde l’échange « x marchandise A = y marchandise B » n’a pas de rapport avec les qualités physiques des choses qui sont échangées dans ce rapport marchand.
§11
Essayons maintenant de généraliser. Si on considère les faits sociaux en tant que tels, ils se dédoublent immédiatement. D’une part, ils sont des phénomènes physiques observables comme n’importe quel phénomène naturel. D’autre part ils ne sont des phénomènes sociaux que pour autant qu’ils ont une signification. L’agent de police au carrefour lève le bras et immédiatement le flot des automobiles s’immobilise. C’est n’est pas l’action de l’agent de police en tant que phénomène physique qui est la cause de l’immobilisation des véhicules ; c’est l’interprétation par les conducteurs de la signification de son geste. Autrement dit, un comportement humain n’est un comportement que dans la mesure où le phénomène physique par lequel il se manifeste fonctionne comme le signe d’autre chose. C’est une différence radicale avec les sciences de la nature et l’on s’étonne qu’il faille encore en débattre. Les phénomènes physiques « ne veulent rien dire », les phénomènes sociaux, si ! Le réflexe médullaire n’est pas porteur de signification, il demande seulement à être expliqué par une chaîne causale physico-chimique ; inversement, le fait de lancer la jambe pour danser le cancan n’a besoin d’aucune explication causale physico-chimique, mais doit seulement être interprété dans ses significations sociales.
§12
Certes, l’opposition expliquer/comprendre, telle qu’elle a été exposée par Dilthey ou développée sous des formes diverses par tout un courant de la philosophie, spécialement de la philosophie allemande, peut servir de refuge à l’idéalisme. Je suis tout prêt à admettre qu’on a de bonnes raisons de postuler que, en dernière analyse (mais combien y a-t-il d’analyses avant cette dernière analyse ?), tous les comportements humains s’expliquent par des considérations physico-chimiques complexes et qu’il est préférable de considérer la nature sans adjonction extérieure, plutôt que d’introduire, à la manière de Dilthey, une séparation rigide entre les sciences nomologiques et les sciences herméneutiques qui ressuscite le dualisme cartésien et pourrait conduire d’une manière ou d’une autre à la théologie.
Mais, une fois ces grandes généralités pauvres admises, comme en pratique il n’y a aucun moyen connu pour passer de la physique à la sociologie, on se retrouve devant le même problème. Les tentatives d’explication des actes de l’esprit humain à partir d’un modèle réductionniste physico-chimique ou électronique (le modèle de l’ordinateur) ont échoué – en dépit de quelques proclamations hasardeuses. Le modèle computationnel de l’esprit, aussi bien que ces théories fonctionnalistes s’enfoncent dans des raisonnements circulaires obscurs17.
On n’en sait pas plus que Descartes, Spinoza ou Kant quand on pose la question « Qu’est-ce que penser ? » bien qu’on en sache infiniment plus qu’eux en ce qui concerne le fonctionnement biologique du cerveau. Le programme de « l’intelligence artificielle » (IA) est (on devrait plutôt dire « était ») loin d’être dépourvu de pertinence : si on veut comprendre les comportements humains à partir des lois de la nature, telles que les sciences de la nature nous les donnent, il faut construire un modèle théorique (un logiciel) qui simule le fonctionnement d’un être pensant. Si un ordinateur est capable de simuler un être pensant – par exemple HAL 9000 dans le livre de A. Clarke dont Kubrick a tiré le fameux film « 2001 Odyssée de l’espace » – on est sur la voie qui permettra une réduction de la pensée à son fondement présupposé dans l’organisation biologique et physico-chimique du cerveau.18 Mais les proclamations imprudentes de Newell et Simon des années 50 sont loin derrière nous19. Pour qu’un ordinateur devienne un bon joueur d’échec, il a fallu de longues années de mise au point et des moyens considérables ; mais le problème des échecs était facile dans son essence : les descriptions de ce jeu sont non ambiguës et les règles sont en nombre restreint. Mais aucun programme n’a permis de démontrer un théorème important en mathématiques ; aucun ordinateur n’est capable de faire une dictée de niveau élémentaire ; la traduction automatique est pratiquement une farce qui ne peut abuser que les ignorants ; aucun robot ne sait convenablement faire le ménage même en laissant la poussière dans les coins, etc. Et bien que les progrès du « hardware » aient été très rapides au cours des deux dernières décennies, on n’a pas fait un seul pas en avant sérieux dans le programme de l’IA qui, de fait, a été largement abandonné.
On n’a fait aucun progrès réel parce qu’on a aucune idée de la direction dans laquelle il faudrait travailler. La réduction de la biologie à la physique et à la chimie est loin d’être un fait accompli, mais on a quelques idées sérieuses sur la façon dont il faut s’y prendre et on a déjà engrangé des résultats pratiques assez convaincants, par exemple les progrès de la biologie moléculaire et ses applications pharmacologiques. Mais il n’y a rien de tel pour ce qui est de la réduction de la pensée à la « matière en mouvement », pour reprendre l’expression classique des matérialistes. Je ne veux pas développer les raisons qui permettraient d’expliquer cette situation. On trouvera dans la polémique de Searle contre l’IA forte, avec son fameux paradoxe de la « chambre chinoise » en réponse au test de Turing, des éléments sérieux. Mais la raison de fond est peut-être ailleurs : les significations des comportements humains ne sont pas des phénomènes qui tombent dans l’intuition et elles ne peuvent donc pas être l’objet d’une science sur le modèle des sciences de la nature. Le « cérébroscope », qui devait lire directement les pensées dans le cerveau est une machine chimérique, ainsi que son inventeur, Wittgenstein, le démontre en affirmant que c’est un abus de langage de dire que la pensée est localisée dans le cerveau.20
§13
John R. Searle donne encore une autre argumentation qui renforce le scepticisme à l’égard de toutes les conceptions réductionnistes de la pensée. Il se place du point de vue de la conception des sciences modernes qui fait de la conscience un phénomène biologique apparaissant à un certain niveau d’organisation du vivant et, de ce point de vue la conscience est un phénomène biologique, naturel. Pourtant, il ajoute :
Les états et processus mentaux ont une caractéristique
bien particulière que ne possèdent pas d’autres phénomènes naturels, à savoir,
la subjectivité. C’est cet aspect de la conscience qui, dans son étude, fait
tant obstacles aux méthodes conventionnelles de la recherche biologique et
psychologique et qui est un problème pour l’analyse philosophique.21
Et Searle ajoute :
On aurait du mal à exagérer les effets désastreux qu’a
eus sur le travail philosophique et psychologique du dernier demi-siècle
l’incapacité à accepter la subjectivité de la conscience. La faillite d’une
bonne partie des travaux menés en philosophie de l’esprit et la stérilité de
psychologie académique au cours des cinquante dernières années, et de
l’ensemble de ma vie intellectuelle, sont, d’une manière qui d’emblée n’a rien
d’évident, le fruit de l’incapacité persistante à reconnaître et à accepter le
fait que l’ontologie du mental est une ontologie irréductiblement à la première
personne. Il y a de profondes raisons, dont beaucoup son gravées dans notre
histoire inconsciente, qui font que nous trouvons difficile, sinon impossible,
d’accepter l’idée que le monde réel, le monde décrit par la physique et par la
chimie et par la biologie, contient un élément subjectif inéliminable.22
Il est impossible de parler de l’homme sans s’occuper de sa conscience. Or la conscience est à la fois irréductible et inéliminable comme phénomène subjectif. Or tous les matérialistes réductionnistes – à la Changeux ou à la Churchland – sont, soit des réductionnistes, soit des éliminativistes23. Searle d’ailleurs ne va pas assez loin. Il limite la subjectivité au fait que la conscience est toujours ma conscience, elle se situe toujours d’un certain point de vue – et c’est en cela seulement qu’elle peut être intentionnelle. À cette conscience subjective, il oppose justement le fait que « le monde n’a pas de point de vue ». Mais cette opposition recoupe l’opposition entre les faits porteurs de significations, c'est-à-dire les appartenant au monde symbolique de l’activité humaine et les phénomènes physiques. C’est parce qu’un silex taillé renvoie au « point de vue à la première personne » d’un individu qu’il est radicalement différent d’une pierre dont la forme pourrait, par hasard évoquer un outil préhistoire.24
On peut remarquer que Kant s’était déjà posé ce genre de questions. Dans ce passage stratégique du point de vue de la philosophie kantienne qu’est le chapitre consacré au schématisme des concepts purs de l’entendement, Kant fait une remarque de grande portée :
Ce schématisme de l’entendement pur, en vue des
phénomènes et de leur simple forme est un art caché dans les profondeurs de
l’âme humaine, et dont nous aurons de la peine à arracher à la nature les secrets
du fonctionnement pour les mettre à découvert sous les yeux.25
§14
Tant qu’on ne sait pas expliquer scientifiquement ce que c’est qu’être conscient, on ne peut donc guère envisager de faire autre chose que d’interpréter les comportement humains. Une telle activité n’est pas sans valeur, mais elle se heurte nécessairement au « conflit des interprétations ».
Donc pour l’heure et pour l’horizon temporel prévisible, aucune des sciences humaines ne peut prétendre au statut de science du même genre que les sciences de la nature, de sciences dans lesquelles le mot « science » s’entend au sens qu’il a quand les physiciens, les chimistes ou les biologistes parlent de science. Ceci vaut pour les sciences du genre de la psychologie – en dépit des efforts actuels pour essayer d’échapper à la psychanalyse en revenant au bon vieux behaviorisme, mâtiné de pharmacologie – mais vaut aussi pour les sciences sociales qui, de toutes les sciences, sont celles qui nous concernent directement ici. Par conséquent, aucune des sciences sociales ne peut prétendre remplacer la philosophie politique, ni, a fortiori, lui dicter ses conclusions. Ni la « science économique » – qui aurait été bien avisée de garder son ancien nom d’économie politique – ni la sociologie « comme science rigoureuse » à la Bourdieu ne peuvent légitimement faire valoir ce genre de prétentions.
Normativité des sciences sociales
§15
Le problème de la neutralité axiologique de la science est évidemment décisif quand il s’agit des sciences sociales. Pour que les conclusions pratiques tirées des sciences sociales aient quelque valeur objective, il faut que les raisonnements sur lesquelles elles s’appuient n’aient pas été biaisés par des présuppositions liées aux valeurs qui orientent l’activité du sociologue ou de l’économiste. S’il en était ainsi, on devrait voir s’établir un consensus relativement large dans le domaine des sciences sociales, un consensus portant sur les théories aussi bien que sur les lois principales. On ne réclame pas l’identité des points de vue : en physique ou en mathématique, il y a quelques sujets de polémiques, mais la géométrie euclidienne et la théorie des fonctions à variables complexes sont hors du champ de la discussion et tout le monde s’accordera pour dire que la physique de Newton reste une bonne approximation du réel au niveau macroscopique et quand on s’occupe de vitesse très inférieure à la vitesse de la lumière ! Or, dans le champ des sciences sociales on n’a pas même le début du commencement de quelque chose qui ressemblerait au théorème de Pythagore où à la loi de la gravitation universelle – même si c’est cela que les économistes classiques croyaient avoir découvert. Car s’il est aisé, pourvu qu’on soit honnête, d’être neutre du point de vue axiologique dans les sciences de la nature, parce qu’elles s’appuient sur une expérience objective qui repose sur la coordination logique des perceptions, synthétisée par l’entendement.26 Or, comme on l’a vu plus haut, l’objet des sciences sociales ce n’est pas le phénomène qui peut être objet de l’expérience, c’est la signification du phénomène interprété comme signe. Or l’interprétation suppose un système de valeurs ou des attentes qui permettent de choisir entre toutes les interprétations possibles, de trancher le conflit des interprétations. Évidemment, ces attentes et les interprétations qu’elles commandent ne sont pas nécessairement déraisonnables mais leur raison n’est pas fondée scientifiquement mais seulement argumentée philosophiquement.
§16
À dire vrai, l’indépendance des sciences sociales à l’égard des valeurs est, en elle-même, porteuse d’une position éthique ou morale sous-jacente : le relativisme. C’est particulièrement clair dans le domaine de l’histoire. L’indépendance à l’égard des valeurs demande qu’on refuse toute idée de progrès, car parler de progrès n’a de sens que si on va du moins vers le plus, du moins civilisé vers le plus civilisé, par exemple, ou encore si on juge de la « marche » de l’histoire par rapport à un idéal normatif – par exemple dans la conception hégélienne de l’histoire. On est pas obligé d’être un fanatique de la religion du progrès. Mais si on refuse toute idée de progrès, c’est qu’on admet par la même occasion que les règles morales et politiques des régimes despotiques anciens ne sont ni meilleures ni pires que les règles morales et politiques des démocraties modernes. On voit bien que, appliqué aux problèmes cruciaux de l’histoire contemporaine, ce relativisme est rigoureusement intenable. Sauf s’il sert de système implicite de légitimation des diverses formes de régimes anti-démocratiques.
Le problème de la société est en effet d’abord le problème d’un ordre juste dans les relations humaines. C’est pourquoi la théorie de la société apparaît d’abord dans l’histoire de la pensée comme doctrine éthique, morale ou théorie du droit. Le passage d’une pensée normative à une discipline fondée sur une méthode scientifico-causale, ce passage dont les sociologues du XIXe siècle sont les théoriciens, vise à remplacer l’interrogation sur la justice par une description des comportements réels des hommes. Hans Kelsen juge assez sévèrement cette évolution des sciences sociales :
Toute cette évolution de la théorie sociale, d’un
questionnement normatif à un questionnement faisant appel au principe de
causalité, ne signifie ni plus ni moins que la dénaturation de l’objet de
connaissance. (…) La transformation qu’a déjà accomplie en grande partie
aujourd’hui la théorie des relations humaines, évoluant d’une théorie de la
justice à une sociologie expliquant de façon causale les actes réels du
comportement effectif, et, de ce fait, pure de toute valeur, est au fond une
dérobade de la connaissance devant un objet qu’elle a perdu l’espoir de
maîtriser, l’aveu – involontaire – par une discipline vieille de plusieurs
siècles qu’elle abandonne, peut-être seulement provisoirement, le problème qui
lui est propre comme étant insoluble.27
Autrement dit le passage de l’ancienne philosophie politique et morale aux sciences sociales modernes ne serait pas la preuve d’un progrès dans la connaissance, comme le prétendaient les positivistes, mais l’expression d’une « dérobade » et d’une véritable défaite de la connaissance.
§17
En pratique les sciences sociales existantes sont un mélange d’éthique, de technique d’organisation sociale, de descriptions plus ou moins pertinentes de faits empiriques soigneusement sélectionnés en fonction de ce qu’on veut montrer et pas toujours établis avec une grande certitude, d’interprétations variées et des prescriptions fondées sur des présuppositions philosophiques inavouées ou des motivations idéologiques intéressées beaucoup moins nobles. Il ne s’agit pas de leur reprocher d’être cela : un philosophe n’a pas de résultats beaucoup plus rigoureux à faire valoir. Ce qu’on peut reprocher à tant de théoriciens des sciences sociales, c’est la dénégation de cette situation, le refus de l’autoréflexion de ces sciences. Quand on voit les discours méprisants que les partisans d’une psychologie béhavioriste à bout de souffle et d’une théorie économique néoclassique dont les prédictions sont invalidées avec une régularité étonnante, adressent à Freud ou à Marx au nom des mânes de Popper, on ne peut que ressentir un certain agacement.
Pour conclure sur ce point, il apparaît qu’on doit, pour le moins, faire preuve de prudence avant d’invoquer des résultats des sciences sociales. Ce dont parlent l’économie politique – même rebaptisée « science économique » – la sociologie ou les sciences politiques, ce n’est pas à proprement parler un objet scientifique. Le type de discours que tiennent ces disciplines, s’il n’est ni irrationnel ni déraisonnable peut, cependant, difficilement être dénommé science, du moins dans l’acception restreinte que ce terme a reçue au cours des derniers siècles. La « science économique » – n’en déplaise à ceux dont c’est le gagne-pain – n’est ni plus ni moins scientifique que les « sciences philosophiques » dont Hegel avait fait l’encyclopédie. Pour une partie de ses productions, cette « science économique » est, au demeurant, beaucoup plus proche de l’astrologie de magazines féminins que d’une science – la science économique des chroniqueurs des médias, par exemple. Certes, la sociologie, comme la science économique, peut produire des descriptions intéressantes, recenser des faits empiriques qui nourrissent la réflexion. Les spécialistes de l’histoire économique sont d’ailleurs une des meilleures sources qui soient pour ruiner les prétentions scientifiques des théoriciens de l’économie comme « science rigoureuse ». Mais au total, l’incapacité dans laquelle se trouvent ces disciplines de définir clairement leur objet, de distinguer sans ambiguïté le normatif du descriptif disqualifie leurs prétentions à soumettre la philosophie et spécialement la philosophie politique à leurs propres réquisits. Bien plus, elles n’ont de sens que comme une partie de la philosophie politique, prise au sens large, soumises comme celle-ci aux contraintes de l’argumentation contradictoire.
NOTES
Ecrit par dcollin le Samedi 26 Mars 2005, 23:37 dans "Théorie de la connaissance" Lu 16962 fois.
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Commentaires
dénigrer la sociologie au profit de la philosophie ?
djhaidgh - le 09-09-05 à 12:07 - #
Sommaire
-Il existe plusieurs façon pour tenter de pallier à la destitution sociale et historique de la philosophie que l’on peut observer depuis maintenant plus d’un siècle :
- les premiers ont voulu importer les méthodes scientifiques en philosophie (Descartes, Kant, Fichte(?), Russell, etc.)
- d’autres ont voulu attribuer des domaines spécifiques aux deux entités (science = mécanique ; philosophie = vie…cf. Bergson, Horkheimer, Adorno, etc.)
- d’autres ont proclamé la mort de la philosophie (Marx, Engels, Nietzsche ?,Ernst Renan, Heidegger (?) J.F. Revel et tout le courant scientiste et positiviste(?)…)
L'auteur donne encore une autre solution à la destitution de la philosophie : nier le caractère scientifique des sciences notamment sociales… Pour redonner à la philosophie son ancien objet privilégié d'études
Dans l’introduction il est clairement mis en concurrence sciences sociales et philosophie… Le but serait de prouver que sociologie n’est pas plus scientifique que philosophie ? il est vrai que cette dernière est apparemment votre gagne-pain et que vous ne voudriez pas qu’on l’égratigne au profit de la sociologie comme vous le reprochez-vous-mêmes aux sociologues de défendre leur gagne-pain ?
-Bourdieu aurait la prétention de mettre les sciences sociales au-dessus de toutes autres….. je partage ce point de vue. Mais ceci est une opinion de Bourdieu due plus à son optimisme idéaliste qu’une conséquence théorique de sa méthodologie. En effet, la méthodologie de Bourdieu remet constamment en cause toute science, toute façon de pensée et met en évidence l’influence sociale qui prévaut dans toutes formation d’idée. Aussi n’hésite-t-il pas à faire son auto-analyse (c’est notamment le titre de l’un des chapitres de son fameux ouvrage : Science de la science et réflexivité. Si Bourdieu est très critique envers la philosophie c’est justement que celle-ci refuse catégoriquement de faire son auto-analyse sociale. Si imbue d’elle même, « championne de la lucidité » comme le dit Soulié, la philosophie refuse tout simplement de croire qu’elle recoive une quelconque détermination sociale. Elle se juge au-dessus de toute société. Pourtant, au contact de Jacques Bouveresse, Bourdieu a reconnu que la philosophie pouvait être autre chose que tous les galimatias pompeux que l’on présente aujourd’hui comme de la philosophie… D’autant plus que Bourdieu est l’un de ceux qui affirme contre de nombreux courants au sein de la sociologie que celle-ci comporte encore de nombreuses tendances idéologiques et non scientifiques. L’association du nom de Bourdieu à cette tendance qui affirme péremptoirement la scientificité de toute la sociologie porte donc à confusion. En outre l’optimisme de Bourdieu au sujet du rôle de la sociologie (A l’entendre on a souvent l’impression que celle-ci, en permettant de comprendre la formation de nos idées, nous rendrait soudainement plus libre dans notre façon de voir.) ne met nullement en cause sa méthodologie.
Textes de Bourdieu : extrait de Questions de sociologie
Une science qui dérange :
"La sociologie me paraît avoir toutes les propriétés qui définissent une science. Mais à quel degré ? La question est là. Et la réponse que l’on peut faire varie beaucoup selon les sociologues. Je dirai seulement qu’il y a beaucoup de gens qui se disent et se croient sociologues et que j’avoue avoir quelque peine à reconnaître comme tels. En tout cas, il y a belle lurette que la sociologie est sortie de la préhistoire, c’est-à-dire à l’âge des grandes théories de la philosophie sociale à laquelle les profanes l’identifient souvent. L’ensemble des sociologues dignes de ce nom s’accorde sur un capital commun d’acquis, concepts, méthodes, procédures de vérification. Il reste que, pour des raisons sociologiques évidentes – et entre autres parce qu’elle joue souvent le rôle de discipline refuge - , la sociologie est une discipline très dispersée (au sens statistique du terme) et cela à différents points de vue. Ce qui explique que la sociologie donne l’apparence d’une discipline divisée, plus proche de la philosophie que les autres sciences.Mais le problème n’est pas là, si l’on est si pointilleux sur la scientificité de la sociologie, c’est qu’elle dérange."
La différence fondamentale que je vois entre philosophie et science sociale est que la philosophie peut allégrement ignorer un fait, pour maintenir sa théorie, tandis que la sociologie, comme les autres sciences, se soumettent au verdict de la réalité.
Djhaidgh,Mon site Philo-Analysis sur :
http://felsefe.chez.tiscali.fr/index.htm