Avez-vous lu Polanyi?
Jérôme Maucourant - éditions La Dispute - 2005
Maucourant retrace d'abord l'itinéraire intellectuel de Polanyi. Né dans une famille juive de Vienne en 1886, il se forme dans l'atmosphère intellectuelle de la capitale de l'empire austro-hongrois et se rapproche de la SPÖ, la social-démocratie autrichienne, fort éloignée du marxisme dogmatique que Kautsky avait fait triompher dans la social-démocratie allemande. Il collabore à plusieurs revues d'économie et engage le dialogue avec les maîtres à penser du libéralisme économique, notamment Mises. En 1933, au moment où la constitution autrichienne est suspendue, il émigre en Angleterre, puis aux Etats-Unis.
Pour Polanyi, l'économie, telle que la pratiquent les économistes libéraux, ne permet pas d'appréhender ce qu'est le marché et ce que sont véritablement les processus économiques. L'histoire et l'anthropologie sont requises. En effet, le marché pur, autorégulé, n'est pour lui qu'une utopie. Le marché - et plus généralement l'économie - est en quelque sorte enchâssé dans les institutions sociales. Il refuse cette idée trop largement partagée selon laquelle le capitalisme existe en quelque sorte en puissance dans le marché depuis l'aube de l'histoire, ce qui ferait du capitalisme l'état naturel de la société. Le triomphe de l'économie de marché, au contraire, est le résultat d'une intervention politique étatique qui vise à séparer de force l'économique et le politique.
Critique de Marx et surtout du marxisme orthodoxe, Polanyi montre que la sortie du marché n'est pas la sortie du capitalisme et réciproquement, montrant les contradictions de la planification intégrale de la société, il tente de penser un socialisme avec marché. Et de ce point de vue, Maucourant a parfaitement raison de souligner à quel point la lecture de Polanyi peut être précieuse pour ceux qui, aujourd'hui, veulent reconstruire une alternative socialiste, face à l'hégémonie quasi-absolue de la pensée néolibérale.
Il y a un dernier aspect que je voudrais souligner - avant de renvoyer le lecteur au livre de Jérôme Maucourant et à la Grande Transformation: par la force des choses, Polanyi consacre une large part de ses réflexions au fascisme et au nazisme et il montre de manière très convaincante que le libéralisme économique (la société de marché) n'est nullement contradictoire avec l'un comme avec l'autre. Pas seulement parce que quelques-uns des grands penseurs "libéraux" - ainsi Hayek et Mises - n'ont aucun enthousiasme pour la démocratie, mais surtout parce que les présuppositions de la société de marché, sa vocation englober toute la vie sociale et à la soumettre à des processus analogues aux processus biologiques, sont potentiellement totalitaires. Une leçon que nous ne devrions jamais oublier.
Référence: Jérôme Maucourant: Avez-vous lu Polanyi? La Dispute - 18€
Jérôme Maucourant est économiste, maître de conférences à l'université de Saint-Etienne et membre du Triangle (ENS-LSH, CNRS, Lyon 2)
Ecrit par dcollin le Lundi 19 Décembre 2005, 10:35 dans "Bibliothèque" Lu 6273 fois.
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Commentaires
Odieux
Bellegarrigue - le 13-04-06 à 17:47 - #
Osez faire passer Hayek et Mises pour des hommes si peu que ce soit favorables aux socialismes hitlériens ou fascistes c'est véritablement ne tenir aucun compte de la vérité historique : les deux grands économistes autrichiens (dans les deux acceptions) ont du fuir leur pays dans les années trente à cause du nazisme (en plus d'être libéral et anti-nazi Mises avait le mauvais goût d'être Juif...).
Lisez donc la Route de la servitude de Hayek, le Gouvernement omnipotent de Mises, vous découvrirez les deux plus radicales condamnations de tous les totalitarismes.
l'indignation n'est pas un argument
dcollin - le 19-05-06 à 23:26 - #
Les cris outrés (je les entends en lisant) ne sont malheureusement pas une réponse. Le libéralisme, au sens que ce mot a pris au XXe siècle surtout, se méfie de la démocratie pour une raison bien compréhensible: le gouvernement de la masse - qui n'est jamais très riche - devrait avoir tendance à vouloir répartir ou redistribuer les richesses (on connaît ça depuis Rome et les luttes autour des lois agraires) et la démocratie est donc toujours potentiellement dangereuse pour le libéralisme... Les exemples sont si nombreux de ces raisonnements que je ne vais pas les reprendre ici. Il suffirait de songer aux réactions des cercles du capital financier et de la technocratie européiste au moment du référendum sur le traité "constitutionnel" européen: ouvertement ou pas, les gens "importants" pensaient que c'était une ânerie d'avoir demandé son avis au citoyen.
C'est pourquoi les "libéraux" les plus convaincus ont tout particulièrement apprécié les gouvernements dictatoriaux comme celui de Pinochet au Chili qui a reçu le renfort bruyant des "Chicago Boys". Que, subjectivement, Mises et Hayek aient détesté le nazisme, je n'en doute pas une minute. Le problème est que le modèle de société qu'ils soutiennent est, in fine, tout aussi totalitaire que les totalitarismes qu'ils prétendaient combattre.
Ensemble
Anonyme - le 18-10-06 à 16:23 - #