Philosophie et politique

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Un centenaire: Engels

Nous avons la manie des commémorations, mais elle est sélective. Le 5 Août 1895 mourait Friedrich Engels ; conformément à sa demande, il fut incinéré et ses cendres jetées à la mer. Riazanov rappelle que « quelques camarades allemands étaient de l’avis de ceux qui veulent maintenant transformer la place Rouge de Moscou en un cimetière avec des monuments funéraires par-dessus le marché. Par bonheur d’autres camarades insistèrent pour que la volonté du défunt fût respectée[1]. » Celui qui fut l’ami fidèle de Marx, l’éditeur du Capital, l’organisateur de la IIe Internationale et le mentor du SPD s’éteignait. Pour les organisateurs du « Congrès Marx international » qui se tient en septembre 1995 : « C’est à compter de cette date que l’on peut vraiment parler de marxisme.[2] » Ainsi nous aurions à commémorer en cette année non seulement le centenaire de la mort de Engels mais aussi le premier siècle du marxisme. Cette conjonction, qui n’est pas fortuite, nous oblige non seulement à rendre hommage à un des grands du mouvement ouvrier mais aussi à apprécier son rôle dans l’élaboration de la pensée de Marx et dans celle du marxisme – ce qui n’est pas nécessairement la même chose. 

Vis-à-vis de Engels, nous sommes en effet dans une situation inconfortable. D’un côté la tradition du marxisme orthodoxe, renforcée par le stalinisme, en fait purement et simplement un double de Marx. Nous n’avons plus affaire à des individus concrets vivants, mais à cette improbable chimère nommée Marx-Engels. D’un autre côté les critiques du marxisme orthodoxe, de Lukacs à Colletti en passant par Sartre et Rubel, ont tendance à faire porter sur Engels tous les péchés du marxisme. La transformation de la pensée de Marx en un dogme figé, la mécompréhension de la dialectique, une certaine propension au fatalisme (et donc au réformisme), tels seraient les défauts essentiels de Engels, père putatif d’un marxisme qui trahit Marx.

Ces deux attitudes sont évidemment aussi mauvaises l’une que l’autre. Je voudrais profiter de l’occasion et notre goût de chiffres ronds pour tenter une réévaluation de l’apport de Engels.

Repères biographiques

Je suis d’accord avec Trotsky, qui projetait d’écrire sa biographie, pour dire que Engels est sans aucun doute l’une des figures les plus attachantes du mouvement ouvrier. On approche le « Docteur Marx » avec timidité, mais on aurait aimé rencontrer Engels et déguster avec lui quelque bon bordeaux.[3] Comme le dit Trotsky, « à côté de l’olympien Marx, Engels est plus ‘humain’, plus approchable. »[4]

Engels est né le 20 novembre 1820 à Barmen d’une famille bourgeoise. Son père fondera bientôt une entreprise (Ermen & Engels) qui établira son siège à Manchester. Le jeune Engels commence ses études au lycée d’Elberfeld, mais en septembre 1837 il est brutalement retiré du lycée par son père et doit renoncer à tout avenir universitaire pour « entrer dans la vie active » comme commis dans une maison de commerce de Brême. Ce qui l’amènera à s’intéresser de près à la science économique et d’une manière pratique dont Marx tirera le meilleur parti. Malgré ses occupations professionnelles, il poursuit sa propre éducation en autodidacte. De 1838 à 1841, ce sont les préoccupations religieuses qui tiennent la plus grande part. La critique de la religion le mène à la philosophie, et d’abord à celle de Hegel. Engagé dans l’artillerie, il arrive à Berlin, ce qui lui permet de suivre, en auditeur libre, les cours de l’Université et de participer au mouvement de la gauche hégélienne. Sous le nom de  Friedrich Oswald, il commence à publier. Riazanov[5] dresse ce portrait :

Engels, en 1842, avait 22 ans. Ainsi, de très bonne heure, il est un écrivain démocratique, radical, complètement formé. Comme il dit lui-même dans un poème plaisant où il se dépeint, il était un jacobin ardent. Sous ce rapport, il rappelle fortement les quelques Allemands qui avaient adhéré à la révolution française. D’après ses propres paroles, il a constamment aux lèvres La Marseillaise, il réclame la guillotine et rien de plus. 

En 1842, il fixe à Manchester comme employé dans firme paternelle. Il peut y constater par lui-même la situation épouvantable dans laquelle l’industrie capitaliste la plus développée a jeté les ouvriers. Cette expérience décisive le conduit, avant Marx, au communisme. Il entre en relation avec des militants ouvriers (chartistes, socialistes, owenistes), lit tout ce qui est écrit sur la condition du prolétariat. C’est ainsi que naîtra le premier grand ouvrage de Engels : La situation de la classe laborieuse en Angleterre (paru en 1845), à la fois réquisitoire impitoyable contre la domination du capital et ouvrage de combat qui trace les premières perspectives du mouvement ouvrier.

En septembre 1844, Engels rencontre Marx à Paris et les deux amis constatent leur complet accord sur les questions essentielles. De cette rencontre va sortir le premier ouvrage commun, La Sainte Famille, attaque en règle contre Bruno Bauer et ses disciples. Ils entreprennent ensuite la rédaction de « L’Idéologie Allemande » qui ne devait être « le règlement de compte avec notre ancienne conscience philosophique » et dont le manuscrit sera abandonné à la « critique rongeuse des souris. »

De 1845 à 1847, Engels vit à Bruxelles et Paris. C’est là qu’il entre relation avec la Ligue des Justes qui se transforme en Ligue des Communistes dont Marx et Engels rédigent le célèbre Manifeste. Cet épisode sera raconté par Engels en 1885 dans sa Contribution à l’histoire de la ligue des Communistes[6].

Avec la révolution de 1848, Engels et Marx retournent en Allemagne, où ils prennent la direction de la Nouvelle Gazette Rhénane. Mais la bourgeoisie démocratique allemande est incapable de conduire à son terme une révolution démocratique. C’est bientôt l’échec. Marx est expulsé et doit se réfugier à Londres. Engels, prend part à l’insurrection armée dans le Palatinat et le pays de Bade[7]. Il participe au dernier combat de l’armée badoise, à Rastatt. Après la défaite, il se réfugie en Suisse puis regagne l’Angleterre. Il s’installe de nouveau à Manchester, comme employé puis comme associé de Ermen & Engels. Il y travaillera jusqu’en 1870. A partir de cette date, il se fixe à Londres. Il participe activement à la construction du parti socialiste allemand, le SPD et à la mise en place, à partir de 1889, de l’Internationale Ouvrière, la IIe Internationale qui prend le relais de l’AIT « mise en sommeil » après l’écrasement de la Commune de Paris. Après la mort de Marx en 1883, Engels consacrera une énergie infatigable à la publication des manuscrits du « Capital » que Marx avait laissé inachevé. Nous lui devons les livres II et III du « Capital ».

Marx et Engels

L’amitié de Marx et Engels est entrée dans la légende, à l’égal des amitiés antiques. Toujours modeste, Engels n’a cessé de répéter qu’il n’avait eu qu’un rôle secondaire dans l’élaboration de la pensée de Marx. C’est à la fois vrai et faux. Engels a une pensée qui lui est propre et des centres d’intérêt qui ne sont pas toujours ceux de Marx. Sa culture encyclopédique lui a permis d’aborder des domaines que Marx n’a jamais abordés ou seulement de manière incidente – par exemple les questions militaires ou l’histoire des langues – et son expérience pratique du fonctionnement du mode de production capitaliste a été précieuse en quelques points délicats du travail de Marx. On ne peut réduire le travail d’Engels à l’appui « logistique » apporté à la famille Marx dans le besoin ni à la vulgarisation de la pensée de son ami.

Je voudrais aborder ici trois questions qui mettent en évidence le rôle et la personnalité propres de Engels. La première concerne les années de formation et le rôle spécifique de Engels qui, modestement, s’est toujours présenté comme « second violon ». La deuxième concerne les problèmes de stratégie et de tactique du mouvement ouvrier. La troisième abordera la contribution de Engels à la théorie du matérialisme historique.

Si on suit l’exposé de Georges Labica[8], on doit admettre que Engels a d’abord précédé Marx. Analysant l’évolution philosophique de Engels à partir de la critique de la philosophie de Hegel, G. Labica écrit :

Critique de la religiosité et de la théologie, principe de l’identité d’essence entre humanité et divinité, idée que « l’histoire universelle c’est le développement du concept de liberté » : tels sont les thèmes cardinaux qui emportent l’adhésion du jeune Engels. Ils s’inscrivent dans une pensée plus militante que spéculative, plus orientée vers l’action politique que vers le questionnement philosophique, une pensée avide d’efficacité, pressée qu’elle est de changer le monde – et que Marx ralentira.[9]

Pendant que Marx – qui est son aîné de deux ans et demi – se pose encore les questions de la « réalisation de la philosophie », Engels s’oriente déjà pratiquement vers le mouvement pratique des ouvriers et place l’analyse des contradictions sociales au coeur de la démarche théorique. En 1843, Engels écrit son Esquisse d’une critique de l’économie politique (« Umrisse zu einer Kritik der Nationalökonomie ») que Marx qualifiera de « géniale esquisse d’une critique des catégories économiques.[10] » Marx confie qu’à la même époque, sollicité pour donner son avis sur les questions économiques, il se trouvait embarrassé.[11] C’est seulement en avril-mai 1844 que Marx se mettra sérieusement à l’étude de l’économie politique. C’est encore Engels qui écrit à Marx en novembre 1844 pour formaliser les grands traits du tournant qui est pris avec la « Sainte Famille » et « l’Idéologie Allemande » et qui conduit la rupture complète avec la philosophie spéculative allemande :

Bref, nous devons prendre l’empirisme et le matérialisme pour point de départ, si nous voulons que nos pensées et plus particulièrement notre « homme » devienne une réalité vraie ; nous devons déduire le général du particulier, et non pas de lui-même ou à partir de rien, à la Hegel.[12]

La vigueur avec laquelle Engels situe les enjeux philosophiques de ce renversement que lui-même et son ami sont en train d’accomplir indique clairement que si Engels ne contribue que pour une douzaine de pages à la Heilige Familie, il n’est pas seulement le second violon de la collaboration qui s’engage entre les deux jeunes hommes. Engels peut bien dire, en 1888, que pour ce qui concerne sa contribution personnelle à l’avancée théorique, « Marx aurait bien pu l’accomplir sans moi »[13], Rubel n’a sans doute pas raison d’en conclure que Engels est le « gardien et continuateur d’un enseignement à l’élaboration duquel il n’avait contribué que pour une part modeste.[14] » Je suis bien plus convaincu par les conclusions de l’étude de Georges Labica :

Plaçons-nous, une fois n’est pas coutume, du côté d’Engels. Son apport paraît décisif tant en ce qui concerne  la dénonciation de la société bourgeoise et l’analyse de son procès, y compris dans ses formes idéologiques, religieuses notamment, qu’en ce qui concerne la connaissance du socialisme et du communisme et l’adoption des déterminations théoriques fondamentales (matérialisme).[15]

Et effectivement, les quelques pages de la Sainte Famille, rédigées par Engels figurent parmi les plus radicales de l’ouvrage. Je n’en donnerai qu’un exemple à méditer.

L'histoire ne fait rien, elle ne possède pas «de richesse énorme», elle «ne livre pas de combats» ! C'est au contraire l'homme, l'homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats.[...] ce n'est pas l'histoire qui se sert de l'homme comme moyen pour œuvrer et parvenir - comme si elle était un personnage à part, - ses fins à elle ; au contraire, elle n'est rien d'autre que l'activité de l'homme poursuivant ses fins.[16]

C'est une destruction en règle de la philosophie de l'histoire qui est proposée ici, ou plus exactement la réduction de la philosophie de l'histoire au rang d'idéologie. Donc le « matérialisme historique » n'est pas une philosophie de l'histoire mais d’abord une critique des fondements de toutes les philosophies de l'histoire. Ce qui permet de régler, ou à tout le moins de nuancer, les attaques contre un Engels qui aurait déformé le marxisme en le conduisant sur le chemin d’un déterminisme scientiste ou d’un nouveau système  à la Hegel. Or ce texte du jeune Engels – mais on pourrait on citer des dizaines d’autres bien postérieurs – place l’accent décisif de la conception matérialiste de l’histoire sur ce point que les hommes font leur propre histoire, qu’ils sont actifs, qu’ils ne sont pas de simples « noeuds » de structures sociales existant en dehors d’eux.

Il faudrait – mais ce pourrait être l’occasion d’une autre étude – étudier les contributions de Engels à l’anthropologie (par exemple avec « L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ») ou à l’histoire (« La guerre des paysans en Allemagne »). Je m’en tiendrai à sa pensée politique proprement dite, car il est clair que Engels, dans les dernières années de sa vie a fortement oeuvré pour donner chair et sang aux perspectives tracées  par Marx et lui-même dans les années antérieures. Il a en effet joué un rôle central dans la construction de la IIe Internationale et dans les débats internes au mouvement ouvrier européen, au sein du SPD bien sûr mais aussi au sein du mouvement socialiste en France.

Alors qu’on trouve souvent dans les textes de Marx des formules algébriques générales (l’expropriation des expropriateurs, l’association des producteurs, la dictature du prolétariat) en conclusion d’analyses théoriques approfondies, dans les dernières années de sa vie, Engels s’est consacré aux problèmes tactiques de développement d’un mouvement ouvrier de masse au sein même de la société bourgeoise. L’article de Jacques Texier, « les innovations d’Engels, 1885,1891, 1895 »[17], montre la précision des analyses d’Engels dans le cas français et la souplesse de ses propositions politiques. Mais il ne s’agit pas seulement de tactique. Ce qui est en question c’est, d’une part, le type de pouvoir d’État que doit être un pouvoir ouvrier, d’autre part la stratégie politique de conquête du pouvoir. Sur le premier point, Engels n’hésite pas à critiquer et à corriger les formules les plus discutables des textes les plus anciens de Marx. Ainsi dans « L’adresse du Comité central de la Ligue des Communistes », on trouve des formules de Marx qui prônent « la centralisation la plus rigoureuse du pouvoir » révolutionnaire et demandent de « ne pas se laisser égarer par les discours démocratiques sur la liberté des communes, l’autonomie, etc. » Dans l’édition de 1885, Engels ajoute une note qui vaut d’être citée intégralement :

Il convient de rappeler aujourd’hui que ce passage repose sur un malentendu. Il était alors définitivement admis – grâce aux falsificateurs bonapartistes et libéraux de l’histoire – qu’en France la machine administrative centralisée avait été introduite par la Grande Révolution et utilisée notamment par la Convention comme une arme indispensable et décisive lors de l’écrasement de la réaction royaliste et fédéraliste et de l’ennemi extérieur. Mais c’est à présent un fait connu que pendant toute la révolution jusqu’au 18-Brumaire, l’ensemble de l’administration des départements et communes se composait d’autorités élues par les administrés eux-mêmes, qui jouissaient d’une complète liberté dans le cadre des lois publiques générales ; que cette Selbstregierung, cette administration autonome, provinciale et locale, semblable à celle qui existe aux États-Unis d’Amérique, devint précisément le plus puissant levier de la révolution et cela à un point tel que Napoléon, immédiatement après son coup d’État du 18-Brumaire s’empressa de la remplacer par le régime préfectoral aujourd’hui encore en vigueur et qui fut donc d’emblée un pur instrument de réaction.[18]

Chacun peut immédiatement voir en quoi ces analyses nous concernent, 110 ans après.

Conséquent avec cette analyse, Engels affirme catégoriquement que « le temps des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes à la tête des masses inconscientes est révolu. Là où il s’agit d’une transformation complète de l’organisation sociale, il faut que les masses elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il retourne, pour quoi elles sont censées intervenir corps et âmes. »[19] Cela ne fait pas Engels un partisan du « socialisme légal » purement électoraliste – Engels réaffirme dans le même texte que le « droit à la révolution » est le seul droit historique réel. Mais c’est une mise en garde contre toutes les tentatives sectaires et aventuristes de trouver un substitut à ce mouvement de masses qui leur permettra de comprendre « de quoi il retourne. » C’est précisément ce que ne comprennent pas ceux qui s’autoproclament « parti révolutionnaire » ou « parti des travailleurs » et prêchent que les résultats des élections sont indifférents aux travailleurs et que seules comptent « les luttes ».

La dialectique et la « philosophie marxiste »

Il faut terminer par le point le plus délicat, celui de l’apport proprement philosophique de Engels et des relations entre la théorie de Marx et les derniers ouvrages de Engels qui ont servi pendant longtemps de base à l’exposé du « matérialisme dialectique. » Au coeur de ce « matérialisme dialectique » se trouve la tentative de penser une conception du savoir qui couvre tous les domaines de la connaissance, et constitue ainsi une nouvelle « Weltanschauung », une nouvelle conception du monde qui n’est pas autre chose que la reprise des systèmes anciens, dans le système hégélien fut selon Engels le dernier, à la fois le plus grandiose et le plus colossal avortement.

C’est la question de la dialectique de la nature qui constitue le fonds de l’affaire. On pourrait résumer ainsi l’alternative dans laquelle le débat a été posé par les marxistes : la dialectique – dont Marx dit qu’elle est sa méthode – est-elle quelque chose qui ne concerne que l’activité humaine, voire uniquement un procédé d’exposition des résultats de la pensée ou bien, au contraire, est-elle le mouvement même de la nature qui ne ferait que se refléter dans le cerveau humain ?

Ce débat, qui peut sembler très spéculatif, recouvre des enjeux théoriques et politiques qui sont loin d’être négligeables, du moins dans les termes dans lesquels il a été posé au sein du mouvement ouvrier. Les partisans de la « dialectique de la nature » sont en effet accusés de faire la part trop belle au « processus objectif » et finalement à ne considérer la conscience et la volonté des individus que comme des effets de surface d’un mouvement naturel et par là-même à céder au volontarisme et à l’objectivisme. Inversement, ceux qui réduisent la dialectique à la relation sujet-objet, au rapport entre la conscience subjective et le monde objectif, sont accusés de sombrer dans le subjectivisme et le « gauchisme théorique. » On trouvera des traces de ces polémiques dans les premières années de l’Internationale Communiste (à l’époque où il était encore possible de débattre sans risquer immédiatement le Goulag et le peloton d’exécution) ou, plus récemment, au sein du mouvement trotskyste.

Dans un ouvrage célèbre, qu’il devait renier par la suite, Georg Lukacs écrit ainsi :

Les malentendus qu'a suscités la manière engelsienne d'exposer la dialectique viennent essentiellement de ce que  Engels — suivant le mauvais exemple de Hegel — a étendu la méthode dialectique à la connaissance de la nature ; alors que les déterminations décisives  de la dialectique : action réciproque du sujet et de l'objet, unité de la théorie et de la praxis, modification historique du substrat des catégories comme fondement de leur modification dans la pensée, etc., ne se retrouvent pas dans la connaissance de la nature.[20]

Lukacs en effet ne peut considérer que le dialectique soit ailleurs que dans le rapport objet-sujet. D'où il déduira une opposition fondamentale entre les sciences de la nature dont la méthode «ne connaît pas de contradiction, d'antagonisme dans son objet»[21] et les sciences sociales où «ces contradictions ne sont pas les symptômes d'une  imparfaite appréhension scientifique de la réalité, mais appartiennent d'une manière indissoluble à l'essence de la réalité elle-même.»[22] Si je crois que la « Dialectique de la nature » est un texte critiquable, il me semble en revanche que Lukacs se méprend complètement sur le sens de ce texte et qu’une analyse sérieuse de ces manuscrits du vieil Engels conduit à une conclusion rigoureusement opposée à celle de Lukacs.

L'exposé par Engels du matérialisme dialectique part de Hegel dont le «plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée»[23]. Quelle est donc cette dialectique à laquelle Hegel revient et qui fut le lot commun des philosophes grecs «tous dialecticiens par naissance»[24] et qu'on retrouve à l'époque moderne chez Descartes et Spinoza ? La première définition que nous en donne Engels est une définition négative : la dialectique s'oppose à la «philosophie moderne»  qui s'est «embourbée, surtout sous l'influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique qui domine aussi presque sans exception les Français du XVIIIe siècle du moins dans leurs oeuvres spécialement philosophiques».[25] Cette méthode, ce mode de pensée «métaphysique» vient des sciences de la nature qui nécessitent «la décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées...»[26] Or dit encore Engels, «cette méthode nous a également légué l'habitude d'appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d'ensemble, par conséquent non dans leur mouvement mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort.»[27]  Ce mode de pensée est ce que Hegel appelle « l'ancienne métaphysique », celle qui eut cours avant la philosophie kantienne qui se caractérise par « la considération des objets de la raison du seul point de vue de l'entendement »[28]. Avec cette ancienne métaphysique on trouve l'empirisme dit encore Hegel. Or les adversaires désignés de Engels sont justement les empiristes :

Et quand, grâce à Bacon et Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l'étroitesse d'esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.[29]

Il y a ici un véritable renversement au sein du « marxisme » : en 1845, Engels co-signait avec Marx la Sainte Famille, ouvrage dans lequel les empiristes anglais étaient considérés comme les véritables ancêtres du matérialisme et en particulier des matérialistes français et ceux qui les premiers ont mis en cause la métaphysique. A l'époque de la « Sainte Famille », Marx et Engels tournent les empiristes, les matérialistes et les sciences contre la philosophie spéculative et contre Hegel. La construction du « matérialisme dialectique » consiste au contraire à tourner Hegel contre les empiristes. Vers 1845, l'esprit «chimérique» est la philosophie spéculative ; en 1878 dans un des manuscrits qui seront publiés sous le titre de « Dialectique de la nature », Engels renverse cette «ancienne conscience philosophique»:

Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions, si nous cherchons le comble de l'esprit chimérique, de la crédulité et de la superstition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer dans le cadre de la pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette direction qui, se targuant d'utiliser uniquement l'expérience, traite la pensée avec un souverain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de la pensée. Cette école est prédominante en Angleterre.[30]

Le renversement des références théoriques exprime un renversement de la problématique elle-même. Et de fait, Engels abandonne les points de départ empiriques revendiqués dans « L'Idéologie Allemande ». Ainsi la «Dialectique de la Nature» commence-t-elle par un exposé de la dialectique – qu'il faut exposer en tant que « science des connexions, en opposition à la métaphysique » – et de ses « lois » qu'il réduit au nombre de trois : loi du passage de la quantité en qualité et inversement, loi de l'interpénétration des contraires, loi de la négation de la négation[31]. Engels réduit la logique de Hegel à des lois simples qui doivent remplacer ou compléter les lois de la logique formelle classique, mais ce sont également des lois formelles puisque par sa volonté affirmée de matérialisme, Engels est obligé au début de l'exposé de les priver du contenu systématique idéal qu'elles ont chez Hegel. « Toutes trois, dit Engels, sont développées à sa manière idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée [...] La faute consiste en ce que ces lois sont imposées d'en haut  à la nature et à l'histoire comme des lois de la pensée au lieu d'en être déduites. »[32]

Pourtant ce n'est pas ainsi que les choses se passent chez Hegel. Il faudrait ici expliquer les détails d’une pensée fort ardue (cf.§211 de « L’Encyclopédie…) La difficulté de la pensée hégélienne s'éclaire dans la remarque qui suit et qui est dirigée contre la philosophie atomistique. Or l'atomistique, dit Hegel, n'a pas que des implications en science physique mais aussi dans le domaine politique :

Selon cette perspective, la volonté des êtres singuliers en tant que tels est le principe de l’État, l'attractif est la particularité des besoins, des inclinations, et l'universel, l’État lui-même, est le rapport extérieur que constitue le contrat».[33]

Il est remarquable que Engels insiste tant sur une « loi » qui chez Hegel est exposée directement comme une réfutation de la philosophie atomistique, alors même que le matérialisme historique s'est d'abord construit à partir d'une nouvelle interprétation de l'atomistique, depuis la dissertation de Marx sur la différence entre les philosophies de la nature de Démocrite et Epicure, jusqu'à la thèse de l'association des individus libres telle qu'elle est esquissée dans le « Capital ».

Considérons maintenant la «loi de l'interpénétration des contraires». Engels renvoie sur ce point à la doctrine hégélienne de l'essence. Or la doctrine de l'essence ne dit pas que les choses sont contradictoires ; elle montre « l'inanité de l'opposition entre concepts prétendument contradictoires. » Hegel met en cause non la logique formelle en tant que telle mais la restriction de la raison à la logique formelle. La critique hégélienne du principe d'identité, que Engels reprend entièrement à son compte, ne porte pas sur le fait que le principe d'identité doit être remplacé par un « principe de contradiction » qui serait tout aussi formel que le principe d'identité, mais sur ceci : « Au lieu d'être une loi vraie de la pensée, ce principe est seulement la loi de l'entendement abstrait ». Engels, faisant de la nature « le banc d'essai de la dialectique »[34] condamne le principe d'identité à partir des difficultés de son application aux phénomènes de transition observés dans la nature (tout être organique, dit-il, est à chaque instant à la fois le même et pas le même) et réduit ce principe à celui du bon sens. Hegel, comme Engels le remarque justement, utilise lui aussi de nombreux exemples tirés de l'observation de la nature à l'appui de son propos, ainsi dans le fameux exemple du bourgeon de la préface à la «Phénoménologie de l'esprit». Or cet exemple n'est pas tant utilisé pour critiquer le principe d'identité que pour réclamer la compréhension de la «fluidité» non seulement des mouvements organiques dans la nature mais aussi des «mouvements organiques» dans la philosophie. La « vie », celle de la nature, est en quelque sorte un modèle théorique pour la pensée afin qu'elle apprenne à affranchir la contradiction de son unilatéralité et à « reconnaître dans la figure de ce qui semble conflictuel et en contrariété avec soi autant de moments mutuellement nécessaires ».[35] Cependant ce n'est pas l'étude de la biologie qui fonde la dialectique hégélienne. Du point de vue de l'histoire de la philosophie, Hegel s'enracine dans une tradition qui remonte aux Grecs - et en particulier à Platon et surtout Aristote - qui considèrent la nature et en fait le monde – le cosmos – comme une puissance vivante, conception qui a poursuivi une existence ésotérique dans l'alchimie qui affirme justement la fluidité, la transformation des éléments naturels les uns dans les autres.

Mais l’essentiel est ailleurs. La critique du principe d'identité chez Hegel ne s'appuie pas sur des exemples empiriques mais sur l'analyse de la structure de l'opération intellectuelle et de l'acte de langage qui consistent dans l'affirmation d'une identité. Il montre la forme contradictoire de l'affirmation du principe d'identité : « Déjà la forme même de la proposition est en contradiction avec elle, car une proposition promet aussi une différence entre sujet et prédicat ; or celle-là ne fournit pas ce qu'exige sa propre forme».[36] Il ne s'agit pas d'une réfutation du principe d'identité, mais de la découverte que la forme même sous laquelle ce principe est énoncé contient la différence. C'est précisément pourquoi Hegel place au point de départ de la doctrine de l'essence ce qui constitue le noeud de sa logique, « l'identité de l'identité et de la différence. » Or ce principe a, lui aussi, son histoire. L'influence de Luther doit être signalée ; c'est lui qui propose de remplacer la copule «est» du syllogisme latin par l'allemand «werden» : l'essence des choses n'est pas l'identité mais le devenir. Il faudrait également lire les sermons et de traités de Maître Eckhart et l'on pourrait sans mal y repérer les thèmes fondamentaux de la dialectique hégélienne.

Il apparaît que le principe de l'identité de l'identité et de la différence, qui est aussi le principe de l'unité des contraires s'est développé non à partir des sciences positives et de l'observation de la nature comme feint de la croire Engels, mais bien comme une tentative pour résoudre les paradoxes fondamentaux de la révélation chrétienne – par exemple le paradoxe du Père et du Fils dont l'identité et la différence furent au centre de l'hérésie arienne et du concile de Nicée.[37]

La troisième loi de la dialectique, celle de la négation de la négation constitue, pour Engels, «la loi fondamentale pour l'édification du système tout entier»[38]. Or cette négation de la négation est curieusement très peu développée chez Engels. Le seul passage où le sujet est un tant soit peu traité est celui où Engels polémique contre Dühring à propos du rôle de la  «négation de la négation» dans l'accouchement du communisme. Dühring reproche à Marx d'utiliser la «négation de la négation» comme moyen de déduction a priori du mouvement historique. Engels fait justement remarquer que Marx n'utilise jamais cette «loi fondamentale de la dialectique» dans son analyse ; c'est uniquement à la fin du livre I du «Capital», après avoir démontré quels antagonismes travaillent le mode de production capitaliste, qu'il parle de la négation de la négation. La dialectique serait donc chez Marx une affaire purement formelle – ou comme Marx le dit lui-même une coquetterie avec la manière hégélienne. Dans sa polémique contre Dühring, Engels démontre donc le contraire de ce qu'il voulait démontrer, savoir le caractère fondamentalement inessentiel de la dialectique dans le système marxien.

Que reste-t-il donc des lois de la dialectique ? Peu de choses sinon une idée vague de mouvement, de connexions entre toutes les choses, d'interpénétration des contraires ; bref, réduit à ces quelques «lois», le matérialisme dialectique est bien proche de la nuit théorique où toutes les vaches sont noires. Marx a beaucoup mieux compris la logique hégélienne ; dans la première section du Capital, il a présenté son analyse de la marchandise à partir de cette logique hégélienne qui saisit la différence dans l'identité et l'identité dans la différence.  Mais il n'en a jamais fait un principe de la chose mais seulement une méthode – on pourrait presque dire « procédé » – par laquelle la science peut exposer le mouvement réel, le reproduire par la voie de la pensée et il se garde bien d'identifier les antagonismes réels dans les relations entre individus et les contradictions logiques que met en évidence la critique de l'économie politique. Engels au contraire, en déclarant que les lois dialectiques ne sont que le résultat de l'abstraction de l'étude du monde réel identifie le mouvement réel des choses et le mouvement de la pensée et donc rejoint l'idéalisme hégélien.

La lecture de ces liasses de manuscrits où Engels note les points qu'il doit développer dans la préparation de sa «dialectique de la nature» est tout à fait éclairante. Les réserves à l'égard de Hegel tombe et Engels réhabilite la philosophie de la nature face à la science positiviste. Mais de proche en proche c'est l'ensemble de la philosophie de Hegel qui paraît retrouver la plus haute place. Ainsi à propos de la distinction entre entendement et raison, Engels approuve la distinction hégélienne :

«Cette distinction hégélienne, selon laquelle seule la pensée dialectique est rationnelle, a un certain sens»[39].

Engels défend la «théorie du concept», telle qu'elle est exposée dans la Logique, en opposition avec les philosophies de la nature de son époque (Haeckel) dont il dénonce «l'absurdité». La «charlatanerie de l'induction» qui «vient des Anglais» est également mise à mal et Engels lui oppose la démarche hégélienne «général, singulier, particulier» telle qu'elle est exposée dans la troisième section de la Logique[40]. Notons que cette troisième section de la Logique que Engels oppose à la «charlatanerie» des Anglais et à «l'absurdité» de Haeckel est précisément celle où est Hegel définit l'Idée en termes on ne peut plus clairs et opposés à toute interprétation matérialiste :

«L'idée peut être saisie comme la raison [...] ensuite comme le sujet-objet, comme l'unité de l'idéel et du réel, du fini et de l'infini, de l'âme et du corps-vivant, comme la possibilité qui a son effectivité auprès d'elle-même [...]»[41].

Et c'est à partir de ce développement de l'Idée que Hegel construit la nature non comme donné immédiat, irréductible, mais comme l'idée qui saisit intuitivement.[42] Engels approuve également Hegel dans le refus de la chose-en-soi kantienne inconnaissable et de là il tire que Hegel est «un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes»[43]. C'est là une remarque qu'on retrouvera fréquemment sous la plume de Lénine dans ses cahiers de lecture consacrés à Hegel[44].

A partir de cet accord partiellement explicite sur les présupposés philosophiques – la critique de l'entendement et le retour à la doctrine hégélienne du concept – la dialectique de la nature développée par Engels prendra de plus en plus nettement l'allure d'une simple copie de la philosophie de la nature de Hegel. Non seulement la méthode et les lois dialectiques, mais les exemples eux-mêmes sont identiques. Ainsi à propos de l'attraction et de la répulsion : «Toute la théorie de la gravitation repose sur l'affirmation que l'attraction est l'essence de la matière. Cela est nécessairement faux. Là où il y a attraction, il faut qu'elle soit complétée par la répulsion»[45]. Et donc : «Hegel est génial même en ceci qu'il déduit l'attraction comme élément second, de la répulsion comme élément primaire : un système solaire ne se forme que parce que l'attraction prend progressivement le pas sur la répulsion primitivement présente.»[46] Engels approuve ici et trouve «génial» précisément ce qui a été le plus reproché à la philosophie de la nature de Hegel, à savoir la déduction des lois de la nature à partir de constructions philosophiques spéculatives[47] (comme ici la dialectique de l'attraction et de la répulsion que Hegel expose dans la Logique). Et donc Engels reprend à son compte cette méthode «géniale» et postule lui aussi une force de répulsion comme complément dialectique nécessaire de l'attraction. De la même manière, Hegel, qui a «anticipé sur les découvertes ultérieures des sciences de la nature»[48], fournirait-il les éléments de la théorie cinétique des gaz dans laquelle la chaleur agit comme une force de répulsion. Or, le jeu des forces ou si l'on veut la dialectique action-réaction ou attraction-répulsion est le chemin qui conduit, dans la phénoménologie à la conscience de soi. Hegel ne considère donc pas les catégories de la mécanique classique d'un point de vue épistémologique, immanent à la méthode des sciences de la nature elle-même, mais plutôt d'un point de vue extérieur, en tant que moments d'une démarche qui conduit l'esprit à sortir de ce schéma théorique propre aux sciences empirico-analytiques. Telle n'est évidemment pas l'intention de Engels qui veut, au contraire, transformer cette «dialectique» attraction-répulsion en principe épistémologique des sciences de la nature elle-même.

Engels prend également la défense de Hegel sur la divisibilité de la matière, dont il considère qu'elle est une question «pratiquement indifférente pour la science»[49] :

Hegel se tire très facilement d'affaire sur cette question de la divisibilité en disant que la matière est l'un et l'autre, divisible et continue, et en même temps ni l'un ni l'autre, ce qui n'est pas une réponse mais est presque prouvé maintenant.[50]

Plus généralement Engels estime que la science vit toujours, consciemment ou inconsciemment, sous la coupe d'une philosophie et si elle le fait inconsciemment, elle tombe sous la coupe d'une mauvaise philosophie. «Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie, dit-il, sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques.»[51] En étudiant les catégories de la pensée - et selon Engels, Hegel est le premier depuis Aristote à avoir repris sérieusement cette tâche - , la philosophie fournit à la science l'aide la plus précieuse. Citant un morphologiste anglais qui affirmait que l'idée archétype existait bien avant l'espèce animale qui l'incarne, Engels commente ironiquement : «Si c'est un savant mystique qui dit cela, sans penser à rien en le disant, cela passe ; mais si c'est un philosophe qui en le disant pense quelque chose et même au fond une chose juste, bien que présentée à l'envers, c'est du mysticisme et un crime inouï.»[52] Engels envisage que la philosophie se perde dans la «science positive» mais seulement quand les sciences positives auront assimilé la dialectique. Encore restera-t-il à la philosophie le champ de la théorie pure de la pensée.[53] Or Engels considère que la science positiviste maintient en vie les déchets de l'ancienne métaphysique. Le matérialisme dialectique tel qu'il est défini par Engels n'est donc pas un scientisme, il fait pas découler les positions philosophiques des résultats acquis dans les sciences, mais bien au contraire, il ne considère que les sciences n'ont d'avenir que pour autant qu'elles deviennent dialectiques, donc qu'elles se mettent à l'école de la philosophie qui reste bien la science de la science, en tant que théorie de la pensée pure.

Sur toutes les questions essentielles soulevées par Hegel lui-même, Engels veut se situer dans le cadre de la philosophie hégélienne de la nature, convaincu qu'il est que le danger le plus grand n'est pas la déduction a priori des lois de la nature mais bien l'empirisme plat qui trouve son contrepoint dans le spiritisme et toutes les formes de l'irrationalisme moderne. La difficulté et les méprises qui ont suivi tiennent à ce que Engels attaque, sous le nom de métaphysique, non la métaphysique elle-même mais la science basée tout à la fois sur le principe d'identité, le principe de non-contradiction et la place fondamentale de l'expérience, bref la cible même de toute la pensée hégélienne, l'entendement. Cependant, Engels affirme ainsi combattre la métaphysique au nom de la science moderne, alors que Hegel combat le dogmatisme pour réaliser la métaphysique. Tout naturellement Engels revient ainsi à de nombreux éléments de ce système de Hegel dont il avait voulu extraire la méthode. Mais comme il y revient inconsciemment, ou sans vouloir en tirer toutes les conclusions, ce qui chez Hegel était cohérent devient chez Engels tout à fait incohérent et transforme en chimères les thèses de la dialectique de la nature.

Cet hégélianisme incohérent, qui caractérise la position de Engels dans les années 1880, est repris par Lénine – qui propose de créer « une société des amis matérialistes de Hegel » – et par la plupart des marxistes. C'est ce autour de ce socle bien fragile que se définit le «marxisme orthodoxe», même si souvent, chez ces marxistes, qui ne possèdent pas nécessairement de culture philosophique particulière, la dialectique de la nature n'est plus qu'un autre nom pour désigner les «sciences positives». Le marxisme français, par exemple, pour autant qu'il se soit penché sur ces questions, s'est très souvent contenté de faire l'apologie avec des «mots dialectiques» de la science telle qu'elle était pratiquée et de la tradition du rationalisme français.

Le paradoxe veut que le rejet de la dialectique de la nature soit souvent présenté dans la littérature marxiste comme une critique du positivisme et du matérialisme mécaniste qui aurait infesté le «marxisme orthodoxe», à quoi il faudrait répondre par un retour à la dialectique de Hegel dont la «fluidité» permettrait de chasser le dogmatisme. Autrement dit à la méprise de Engels qui prend pour une destruction de la métaphysique la dialectique de la nature, moment essentiel de la réalisation d'une métaphysique non dogmatique, s'ajoute maintenant la méprise de Lukacs et des théoriciens de la dialectique objet-sujet (Korsch par exemple dans «Marxisme et Philosophie») qui prennent pour du positivisme plat ce qui est hégélien dans le matérialisme dialectique et prétendent restaurer la dialectique hégélienne en l'amputant d'un de ses moments essentiels. 

Il ne s'agit pas dans l'étude des textes de Engels de mettre évidence des opinions sans liens entre elles au moyen de phrases isolées ; bien au contraire, c'est toute une problématique nouvelle (par rapport à Marx) qui s'affirme, même si elle reste en partie masquée par les dénégations qui maintiennent officiellement le lien entre cette philosophie de la nature et les positions anciennes défendues en commun vers 1845 par Marx et Engels. Progressivement s'agence une conception théorique qui définit la «philosophie du marxisme» comme une sorte de «hégélianisme» corrigé et qui conduit à construire le matérialisme dialectique comme la reprise pure et simple de la dialectique hégélienne de la matière et de la  philosophie de la nature mais dans un contexte qui lui est radicalement étranger. La «restauration hégélienne» aboutit à la mise en cause de toutes les spécificités de la théorie de Marx. Mais ce nouveau «hégélianisme» est amputé du système qui fait de la dialectique le mouvement même de l'esprit et de la culture humaine. Le matérialisme dialectique apparaît alors comme l'application extérieure de lois formelles de la pensée. Si le texte de Engels se présente encore comme un commentaire et une illustration assez érudite sur le plan scientifique de la philosophie de la nature hégélienne, chez les «épigones» on tombe dans ce «formalisme monotone» et

Le produit de cette méthode qui consiste à coller les deux ou trois déterminations du schéma général sur toutes les choses célestes et terrestres, sur toutes les figures naturelles ou spirituelles, à tout ranger de cette manière, n'est rien moins qu'un lumineux rapport sur l'organisme de l'univers, c'est-à-dire un tableau semblable à ces squelettes encollés de petites fiches ou ces rangs de boîtes fermées adornées d'étiquettes qu'on trouve dans les boutiques de marchands d'épices[54].

On peut dire finalement que le «matérialisme dialectique» inverse exactement les buts qu'il s'était fixés. Au lieu de reprendre la méthode vivante en démontant le système idéaliste, il reconstruit un système au fond tout aussi idéaliste que celui de Hegel mais en le privant de sa véritable dialectique, laquelle explicite les moments et les contradictions dans lesquels se constitue un savoir.

La situation intellectuelle de la fin des années 1870  bien différente de celle des années 1840 et explique en partie cette involution de la pensée de Engels. «L'ennemi principal» n'est plus la philosophie spéculative mais un positivisme qui s'oppose au marxisme y compris au sein du mouvement socialiste. Néanmoins, quelles que soient les raisons «tactiques» de ce renversement, les deux positions, celle de Marx et Engels dans les années 1845 et dans toute l'oeuvre théorique de Marx d'une part et celle de Engels dans les textes des années 1870-80 d'autre part, sont difficilement conciliables. Il faut bien admettre que les présuppositions philosophiques qui conduisent au «matérialisme historique» tel qu'il est exposé dans La Sainte Famille et dans l'Idéologie Allemande[55] et les présuppositions philosophiques du «matérialisme dialectique» telles qu'elles sont développées par Engels – avec l'accord explicite de Marx ! – sont rigoureusement contradictoires et par conséquent que la doctrine «marxiste» unissant «matérialisme historique» et «matérialisme dialectique», quels que soient les «liens dialectiques» qu'on ait pu placer entre les deux, n'est qu'un bric-à-brac de positions contradictoires et nullement le développement d'une problématique théorique cohérente. C'est bien pourquoi le marxisme est philosophiquement introuvable. Les méprises marxistes au sujet de la dialectique de la nature résument les méprises des marxistes au sujet du lien entre Marx et Hegel et nous pouvons donc comprendre pourquoi tant de contresens se sont accumulés sur le sens de l'oeuvre de Marx dans la mesure même où cette oeuvre n'a été pratiquement connue qu'à travers une conception du monde qui lui est philosophiquement antagonique.

La responsabilité de cette situation ne pèse cependant que partiellement sur Engels. Son projet n’a jamais été achevé, puisque, la « Dialectique de la nature » n’est pas un ouvrage mais une collection de manuscrits et de notes publiés bien après la mort de Engels et à un moment où la transformation du marxisme en dogme était déjà bien avancée. Ce projet dans ses intentions était loin d’être absurde : des auteurs contemporains comme Prigogine et Stengers affirment la nécessité d’historiser la physico-chimie et ils ajoutent : « Peut-être sommes-nous ici proches de ce qui fut la base de l’idée de « dialectique de la nature. »[56]

Cependant la tentative de reprendre appui sur la philosophie hégélienne de la nature pour lutter contre les défauts manifestes du scientisme et du positivisme était vouée à l’échec. La récupération de cette tentative malheureuse pour les besoins du « marxisme orthodoxe » jetait, par un effet retour, la suspicion sur Engels chez ceux qui avaient entrepris la critique des nouveaux dogmes.

Il est plus que temps, si on veut faire revivre la tradition issue de Marx et Engels, d’abandonner l’idée d’un « marxisme » comme conception globale de la nature et de la société humaine, c'est-à-dire en réalité comme système métaphysique, pour revenir au travail précis des « pères fondateurs » afin d’en faire l’inventaire. C’est le seul moyen de rendre à Engels la place qui lui est due : non celle d’un doctrinaire producteur de systèmes (fussent-ils « dialectiques ») mais celle d’un penseur puissant à qui il est arrivé, comme à tout le monde de se fourvoyer.

Notes

[1]David Riazanov : Marx et Engels (Conférences faites aux cours de marxisme près l’académie Socialiste - Éditions Anthropos - page 223)

[2]Pour la présentation de cette manifestation, voir « Actuel Marx n°17 - Premier semestre 1995)

[3]Engels donna un jour sa réponse à un questionnaire à la mode en forme de « Confessions ». A la question « Votre idée du bonheur ? » Engels répondait « Château Margaux 1848 » …

[4]Trotsky : Journal d’exil - 13 Février 1935

[5]op.cit. pages 33-34

[6]Voir Marx : Oeuvres - Politique 1 - Édition de la Pléiade pages 1105 et sq.

[7]Engels fera l’histoire de cette lutte dans « La Campagne pour la constitution du Reich » 

[8]Georges Labica : « Le statut marxiste de la philosophie » (Édition Complexe 1976). Même si je ne suis pas d’accord avec la conclusion de ce livre (« pour un marxiste, pas de philosophie »), on peut y trouver des analyses très riches de la formation de la pensée de Marx et Engels.

[9]op.cit. page 57

[10]Marx : Critique de l’économie politique (1859) Avant-propos - Pléiade Tome 1 page 274

[11]ibid.

[12]Lettre de Engels à Marx - 19 Nov. 1844 (in Correspondance I - Éditions sociales)

[13]in Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.

[14]Oeuvres tome 3 « Philosophie » - Introduction page CXXIV (édition de la Pléiade)

[15]op.cit. page 64

[16]La Sainte Famille Chapitre VI,II PL 3 page 526

[17]Actuel Marx n°17 - Sur l’importance politique actuelle de ces « innovations d’Engels », voir LMA n°21

[18]in Marx- Oeuvre 4 - Pléiade (page 557)

[19]Introduction à ‘La lutte des classes en France, 1848 à 1850’ de Karl Marx (1895) in Marx : Oeuvres 4 - Pléiade page 1135

[20]Georg Lukacs : « Histoire et Conscience de classe » Éditions de Minuit 1960 page 21. La position de Lukacs évoluera nettement après les années 20. Lukacs reviendra à la dialectique de la nature notamment dans ses dernières oeuvres comme «Zur Ontologie des gesellschaftlichen Sein».

[21]Lukacs op.cit. page 28

[22]ibid.

[23]Engels : Anti-Dühring Éditions Sociales 1977 page 50 - Par la suite nous notons AD.

[24]ibid.

[25]ibid.

[26]A-D page 51 

[27]ibid.

[28]Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé  § 27 (noté ESP)

[29]A-D page 51

[30]Engels : Dialectique de la nature (Éditions Sociales 1968 page 57 - abrégé en DN)

[31]Ibid. page 69

[32]Ibid.

[33]Ibid.

[34]A-D page 52

[35]Phénoménologie de l’esprit (Édition JP Lefebvre page 28)

[36]ESP § 115

[37]On le voit, le parti pris de Lénine de lire Hegel en écartant les «bondieuseries» et tout ce qui se rapporte à l'Absolu revient à ne pas lire Hegel du tout !

[38]DN page 69

[39]DN page 224

[40]ESP § 163

[41]ESP § 214

[42]cf. ESP § 244 

[43]DN op.cit. page 245

[44]Lénine : Cahiers Philosophiques (Éditions Sociales  1973)

[45]DN op.cit. page 248

[46]DN op.cit. page 248

[47]La physique moderne a définitivement fait voler en éclat toutes ces catégories métaphysiques artificielles d'attraction et de répulsion. Un électron n'est pas «attiré par le noyau» et les protons qui devraient se repousser l'un l'autre au sein du noyau sont liés par la plus forte des liaisons. Ces paradoxes ne peuvent être résolus qu'en abandonnant sans remord la «dialectique de la nature» et s'intéressant à la «minutie» de la science moderne dans l'étude des interactions.

[48]DN op.cit. page 248

[49]DN op.cit. page 249

[50]DN op.cit. page 249

[51]DN op.cit. page 211

[52]DN op.cit. page 207

[53]Cette vision est sans doute discutable mais l'évolution de la philosophie, telle qu'elle peut-être constatée au XIXe et au XXe siècle, n'est pas sans lui donner quelque raison.

[54]Phénoménologie de l’esprit LXIV - (op.cit. page 61)

[55]Les «thèses sur Feuerbach» qui se situent à la charnière entre ces deux ouvrages exposent une critique du matérialisme naturaliste qui est celui des Lumières aussi bien que de Feuerbach. Mais elles n'impliquent nullement le retour à une problématique idéaliste ou «dialectique» mais au contraire approfondissent la critique marxienne de la philosophie spéculative en dénonçant ce qu'il y a aussi de spéculatif dans le matérialisme passé.

[56]Isabelle Stengers et Ilya Prigogine : Entre le temps et l’éternité Flammarion 1992 page 181

 

Ecrit par dcollin le Dimanche 1 Septembre 1996, 17:29 dans "Marx, Marxisme" Lu 2821 fois. Version imprimable

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