Que veut dire la laïcité?
Quelques réflexions sur le loi de 1905
Les anniversaires, aussi formels qu’ils soient, ne sont pas seulement des instruments efficaces pour former et entretenir cette mémoire collective si bien analysée par Maurice Halbwachs ; ils sont aussi de bonnes occasions d’envisager avec un peu de recul les questions auxquelles nous sommes directement confrontés. De ce point de vue, la discrétion qui préside aux célébrations de la loi de séparation des églises et de l'État, adoptée en 1905, ne manquera pas d’étonner quand on sait à quelles points ces affaires ont agité et continuent d’agiter l’opinion publique aussi bien que la représentation politique. Laissons cependant de côté cet aspect proprement politique de l’affaire. Je voudrais seulement montrer ici que la loi de 1905 concentre quelques questions essentielles de philosophie politique et de droit. En premier lieu, la loi de 1905 parachève le combat séculaire pour la liberté de conscience, un combat dont les grandes figures philosophiques sont ces géants de la pensée que sont Spinoza, Kant et quelques autres. En second lieu, je dirai pourquoi elle enracine dans notre droit un des principes fondamentaux d’une société juste, d’une « société bien ordonnée », comme le dirait John Rawls. Enfin, je montrerai que cette loi a, à juste titre, un caractère constitutionnel, au sens où elle constitue un des normes fondamentale qui définissent la République, dans la grande tradition républicaniste et spécialement dans la tradition française du républicanisme.
Le combat pour la liberté de conscience comme principe politique remonte sans aucun doute à la Réforme et aux guerres de religion qui ont ensanglanté l’Europe. Progressivement a émergé l’idée du primat de la conscience individuelle dans les questions religieuses : la religion ne peut plus être imposée aux individus. Le christianisme n’est pas totalement étranger à cela, puisque le principe du consentement individuel y est essentiel et la foi ne peut reposer que sur cette adhésion du coeur et sur ce libre arbitre dont Augustin a été l’un des premiers grands penseurs. Il reste que, historiquement, le christianisme s’est imposé comme religion l'État, l'Église se présentant comme l’héritière de l’Empire romain, un empire qui s’étend sur les consciences, ce que les pires tyrans parmi les anciens empereurs n’avaient jamais prétendu... On peut dire que premier acte est l’adoption du principe « cujus regio, ejus religio » selon lequel les sujets doivent avoir la religion de leur prince. Cela signifie que l’autorité n’appartient plus obligatoirement au Pape, intermédiaire entre Dieu et les fidèles, mais au pouvoir politique « national ». La souveraineté céleste est en train de redescendre sur Terre. Le deuxième acte est l’adoption de fait ou de droit du principe de tolérance. On ne reviendra pas sur l’édit de tolérance dit édit de Nantes qui autorise en France, en certains lieux définis, la pratique de la RPR (religion prétendument réformée!) Ce principe de tolérance s’applique très tôt dans les Provinces Unies et en Angleterre. Mais on doit en souligner immédiatement les limites : il s’agit de la liberté accordée aux religions monothéistes, c’est-à-dire aux diverses sectes chrétiennes et aux juifs. Par exemple, le traité d’Utrecht (1579) affirme : « tout individu doit être libre dans sa propre religion, et personne ne doit être molesté ou inquiété pour des questions de culte ». Mais cette liberté de principe était de fait sujette à restrictions. Quand, en 1619, la cité d’Amsterdam finalement reconnaît officiellement aux Juifs le droit de pratiquer leur religion, elle leur impose de maintenir une stricte observance de leur orthodoxie, d’adhérer scrupuleusement à la loi mosaïque et de ne pas tolérer de déviations de la foi en un « Dieu créateur tout puissant ». À la place, d’une orthodoxie, on a maintenant plusieurs orthodoxie. Mais les « hétérodoxes » n’échappaient pas aux sanctions et aux condamnations, ainsi un Juif d’origine portugaise, Uriel da Costa, arrêté par les autorités d’Amsterdam et condamné à une amende pour un de ses livres considéré comme un affront au christianisme et au judaïsme qui se suicida en 1640.
C’est précisément contre cette « tolérance » que Spinoza, dans le Traité Théologico-politique, va poser le principe de la séparation radicale du politique et du théologique. Il affirme d’abord que, si on peut commander aux langues, on ne peut pas commander aux pensées. Par conséquent, si un État veut gouverner les pensées, il s’impose une tâche au-delà de sa puissance et du même coup il engendre le désordre et rend impossible la paix publique. Que Spinoza soit athée ou pas, c’est une question philosophique compliquée. En tout cas, il est le premier à revendiquer ouvertement l’absolue liberté de penser en dehors de tout dogme religieux. Mais il va un peu plus loin. Sans dire clairement que l’État doit être neutre au plan religieux, il affirme que s’occuper des affaires religieuses n’entre pas dans le champ du contrat par lequel les individus transfèrent leur pouvoir à un Souverain et la seule « religion » d'État possible – mais s’agit-il encore d’une religion ? - est la religion de la patrie qui repose sur la justice, la charité et concorde.
Pour montrer d’ailleurs combien est forte la position de Spinoza, on peut la comparer à la défense de la tolérance par John Locke. Locke est certainement le véritable père fondateur des États-Unis et en tout l’inspirateur de la conception anglo-saxonne de la démocratie. Après avoir fait l’apologie de la tolérance religieuse, ce très célèbre père de la démocratie ajoute : « ceux qui nient l'existence d'un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l'on bannit du monde la croyance d'une divinité, on ne peut qu'introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. D'ailleurs, ceux qui professent l'athéisme n'ont aucun droit à la tolérance sur le chapitre de la religion, puisque leur système les renverse toutes. »1 On voit donc clairement que la laïcité et la tolérance religieuse sont deux choses très différentes. Et que notre « exception française » inventée par un Juif hollandais d’origine portugaise du XVIIe siècle vaut bien l’exception anglo-saxonne...
En deuxième lieu, pour quitter l’histoire de la philosophie, je voudrais montrer que la laïcité est incluse dans les « principes de justice », tels que les définit John Rawls. Le premier principe de justice est le principe d’égale liberté pour tous qui inclut la liberté de conscience. Cette dernière ne peut subir aucune limitation – alors que Rawls admet que les libertés puissent être limitées, par exemple tout simplement quand on remplace la démocratie directe par la démocratie représentative. Cela veut donc dire que l’État ne peut donner aucun privilège à quelque conviction que ce soit, religieuse ou non religieuse. Quand il passe à la justification des principes de justice, Rawls montre que sont justes les principes que l’on approuverait en étant placé sous le « voile d’ignorance », c’est-à-dire dans une situation où l’ignore sa situation particulière et ses avantages ou handicaps propres. Quelqu’un placé sous ce fictif voile d’ignorance ignorerait s’il est lui-même chrétien, mahométan ou athée. Il chercherait donc système juridique qui lui garantirait la moins mauvaise situation faute de connaître à l’avance la meilleure pour lui. Un catholique sachant qu’il est catholique préférerait sans doute une étroite liaison entre l’Église et l’État mais quelqu’un placé sous le voile d’ignorance n’aimerait sans doute pas se réveiller catholique dans une République Islamique ou dans un État persécutant toutes les religions. Son choix rationnel porterait donc sur un État laïque, neutre quant aux croyances et garantissant la liberté de culte et le droit d’être athée.
Certes, Rawls ne tient pas explicitement le raisonnement que je viens de tenir. Le mot laïcité semble d’ailleurs ignoré de la langue anglaise... On traduit généralement par secularity ou secularism. Mais Rawls soutient la nécessaire neutralité de l’État : « l’État ne doit rien faire pour favoriser ou promouvoir une doctrine compréhensive particulière plutôt qu’une autre ou fournir d’avantage d’assistance à ceux qui en sont partisans. »2 De là à dire que l’État ne reconnaît, ne subventionne ni ne salarie aucun culte, il n’y vraiment qu’un tout petit pas. On peut trouver une confirmation pratique de cette façon de voir les choses. Généralement ce sont les minorités – ceux qui ont donc le moins de chance de pouvoir imposer leur point de vue aux autorités politiques – qui sont les plus ardents défenseurs de la laïcité. On sait le rôle qu’eurent les protestants et une partie des Juifs dans la séparation de l'Église et de l’État en France. On remarquera que dans l'État calviniste hollandais, les catholiques sont plutôt favorables à la laïcité, et ainsi de suite...
Un historien pourra aisément montrer que la laïcité va de pair avec l’établissement et la consolidation de la République dans notre pays. Des lois Ferry de 1882 à la loi de 1905, la question de la laïcité concentre toutes les batailles menées pour la défense du régime républicain. Mais si nous voulons en apprécier la valeur aujourd’hui, il faut montrer toute sa place dans la pyramide des normes. Une constitution peut être modifiée quant à l’organisation des pouvoirs publics, et on ne s’en est pas privé ! Mais cette organisation des pouvoirs publics renvoie elle-même à une norme plus fondamentale qui réside dans la déclaration de droits de 1789 et dans quelques principes qui ont fini par être ceux à partir desquels on peut juger de la validité ou non d’une organisation particulière des pouvoirs publics. Notre conception de la pyramide des normes interdit qu’un parti ou un gouvernement puisse soumettre au suffrage populaire un projet qui violerait le principe d’égalité ou le principe de liberté. Bien que ce ne soit pas toujours très clair dans la présentation, il y a une différence de niveau hiérarchique entre le préambule de notre constitution (« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004. ») ou son article premier (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. ») et, par exemple, l’article 49 qui définit les conditions dans lesquelles le gouvernement est responsable devant le Parlement. On peut supprimer le 49-ter ou l’article 16 (qui confie les pleins pouvoirs au président) sans bouleverser l’édifice de fond en combles. Mais si on supprime la référence à 1789 ou à 1946, c’est une autre affaire !
Sans que la séparation de l’État et des églises figure formellement dans ces textes, il me semble qu’on peut considérer qu’elle est la conséquence logique du principe de liberté (qui inclut au premier chef la liberté de conscience) et du principe d’égalité. Comme, en outre, l’instruction publique laïque et obligatoire figure au rang des principes fondamentaux (préambule de 1946) et que la France est définie comme une République laïque, on peut sans interprétation exagérée considérer que principes posés par la loi de 1905 appartiennent au rang des principes inviolables sauf à entreprendre une véritable sédition contre l’État républicain.
Pour terminer je dirai quelques mots de la question religieuse aujourd’hui. La loi sépare les églises et l’État et garantit la liberté religieuse. On nous dit ici et là qu’il faudrait aujourd’hui une laïcité plus ouverte – c’est la reprise « soft » d’un discours tenu par les sectaires religieux contre le soi-disant « intégrisme laïque ». On nous propose d’enseigner « le fait religieux » comme si les programmes actuels d’histoire ou de philosophie ignoraient ces questions. La confusion de ces discours à la mode tient à une chose : les églises sont des institutions relativement faciles à définir. La religion, c’est une autre affaire ! Nous n’en avons aucun concept précis. On peut la définir comme phénomène appartenant à l’ordre culturel qui mérite donc étude comme tous les phénomènes culturels. Et de ce point de vue aucune ne peut faire prévaloir ses droits sur les autres, même en invoquant la force du nombre. Il y a des religions sans Dieu, le bouddhisme en est une à certains égards – et encore faudrait s’entendre sur ce qu’est le bouddhisme dont il y a presque autant de variantes que dans le christianisme. Il y a aussi des phénomènes sociaux et politiques dont la nature religieuse est évidente : comment ne pas repérer le religieux dans le culte (heureusement disparu) du « petit père de peuples » ? Il y a des attitudes religieuses sans religion : je pense à la « religion cosmique » d’Einstein ou à la « vraie religion » dont parle Spinoza. Nous avons eu la « religion civique » de Rousseau et même le culte de l’Être Suprême. Et notre République elle-même qui parle de « droits sacrés », nos droits, nous qui sommes « les enfants de la patrie », elle est encore à sa manière dans la transcendance et dans la distinction entre le sacré et le profane, c’est-à-dire dans le religieux. Bref, nous n’en avons pas fini avec le religieux.
On voit bien à l’énoncé de cette liste (non limitative) qu’il est impossible de parler de « la » religion ou « des » religions comme cela allait de soi, comme nous avions affaire à des entités claires et distinctes. En vérité, quand on demande une « laïcité ouverte », une « nouvelle laïcité », il ne s’agit pas de la ou des religions, mais bien de la réintroduction du pouvoir clérical dans l’espace public. L’ouverture prétendue serait en réalité une grande marche arrière dans notre histoire et constituerait un viol de la liberté de conscience de cette grande majorité de citoyens qui se passent de religion ou qui vivent leur religion à leur manière comme un aventure métaphysique.
1Lettre sur la tolérance, 1686 – traduction de Jean Le Clerc, 1710
2Libéralisme politique, V,§4, page 236 de la traduction française.
Ecrit par dcollin le Mercredi 7 Décembre 2005, 15:15 dans "Actualités" Lu 11778 fois.
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