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La conclusion du livre III du Capital

Liberté, libération, nécessité

Aux grandioses perspectives de l’utopie machiniste, Marx substitue, dans les derniers textes, la perspective (très kantienne dans sa formulation) de notre écartèlement irrémédiable entre le règne de la nécessité et celui de la liberté. C’est le texte que Engels a placé en conclusion du livre III du Capital, il écrit : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. »1 L’homme ne peut donc ni se libérer par le travail, ni se libérer du travail. Car le travail apparaît comme une nécessité et une contrainte éternelles. « Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de société et sous tous les types de production. Avec son développement cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient ; mais en même temps se développe le processus productif pour les satisfaire. »2 C’est même une contrainte qui, sous un certain angle ne peut aller qu’en s’élargissant.

La reprise du schéma hégélien du système des besoins ne doit pas nous induire en erreur. Marx ne fait pas la promotion du travail qui est du domaine de la nécessité ; il cherche, au contraire, à rétablir l’échelle des valeurs dont le renversement caractérise selon Hannah Arendt la condition de l’homme moderne. On voit donc que Hannah Arendt se trompe de cible quand elle critique l’erreur commune des classiques (Marx inclus) qui chercheraient à expliquer la croissance de la richesse par la métaphore de la fécondité naturelle de la vie. Hannah Arendt parle de « naturalisme cohérent » pour caractériser une théorie attribuée à Marx de la surabondance de la force de travail. Or pour Marx la surabondance de la force de travail est tout sauf naturelle : elle n’est surabondante que dans le mode de production capitaliste qui est l’organisation de l’extorsion du travail gratis. Quand Marx parle de cette surabondance naturelle, c’est toujours ironiquement, pour caractériser l’idéologie dont se pare ce vol du travail humain.

Cependant, on ne doit pas considérer le travail comme une malédiction. Une certaine forme de liberté peut exister dans le cadre même du travail. « Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés — l’homme socialisé — règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges ; et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. » La liberté dont il s’agit est une liberté limitée, elle n’est pas le libre développement des potentialités qui sont en l’homme, qui ne peut s’accomplir qu’au delà de la sphère de la production matérielle. C’est une liberté qui présente deux aspects :

  1. Une compréhension de la nécessité suffisante pour éviter le gaspillage, rationaliser les rapports entre l’homme et la nature, préserver les deux sources de la richesse sociale que sont le travail et la terre.

  2. Si la nécessité du travail doit s’imposer éternellement, parce que l’homme reste un être naturel, parce qu’il ne sera jamais, comme le dit Spinoza, un « empire dans un empire », il reste que l’homme peut espérer abolir la domination que ses propres échanges exercent sur lui et donc agir en tant qu’homme socialisé.

C’est donc du côté de la communication, c'est-à-dire des relations directes entre les hommes, et non du côté du travail, c'est-à-dire des relations des hommes aux choses, que la liberté humaine peut s’inscrire au cœur même de la nécessité. L’homme ne peut se débarrasser de la nécessité – la malédiction qui s’abat sur l’homme chassé du paradis, privé à jamais de l’équilibre spontané dans son milieu naturel – il peut seulement en organiser les formes autrement, dans des conditions conformes à sa nature. Il reste que cette liberté, acquise sur le terrain de la production matérielle, n’est qu’une liberté limitée ; car « C’est au delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » Conclusion prosaïque, loin des envolées métaphysiques des Grundrisse, mais qui a le mérite de prendre en compte la réalité contradictoire du travail : il n’y a pas d’émancipation sans travail – rappelons que, pour Marx, le travail est à la fois la nécessité naturelle et ce qui contraint l’homme à réveiller les facultés qui sommeillent en lui3 – et en même temps il n’y a de véritable émancipation qu’en dehors du temps de travail.4 C’est pourquoi on peut simultanément réclamer la diminution du temps de travail et réclamer non seulement le droit au travail pour tous, mais encore affirmer que, comme le disent les paroles de L’Internationale, « l’oisif ira loger ailleurs. »

Il est nécessaire, pour terminer ce chapitre, de bien séparer l’interprétation conduite ici à partir de Marx, et, le cas échéant contre certains textes de Marx lui-même, de toute métaphysique du travail. Le travail n’est pas lié au mode de production capitaliste, ni même à la société de classe en général ; il est, comme le dit Tony Andréani, un « concept anhistorique, commun à toutes les sociétés ». Mais ce n’est pas pour autant une catégorie mystérieuse renvoyant à une malédiction ontologique, comme le pense, au fond, Hannah Arendt. Le travail possède une définition théorique précise, qui permet, une fois pour toutes, de le distinguer de l’activité libre : « Ce qui définit donc le travail, par opposition à l’activité libre, c’est qu’il est nécessaire à la reproduction. »5 Que le travail soit intéressant et stimulant pour l’esprit ou qu’il soit un travail abrutissant et pénible, il y a une marque commune qui fait que ces deux genres d’activités peuvent à bon droit être nommés travail, c’est qu’il n’est pas facultatif. Ce qui caractérise au contraire l’activité libre, c’est qu’elle est facultative. La distinction n’est sans doute pas facile à faire dans l’absolu, si on la renvoie à la distinction entre le nécessaire et le superflu ou entre le besoin et le luxe. Posséder des bijoux, des tableaux de maîtres ou des chevaux de course, c’est sans doute pour le milliardaire quelque chose de « facultatif », mais la fabrication des bijoux ou l’élevage des chevaux de course appartiennent incontestablement à la sphère de la nécessité pour celui qui se livre à ce genre d’activité. Il est également des activités qui, ordinairement, rentrent dans la catégorie des activités nécessaires à la reproduction et qui, cependant, peuvent être conçues comme des activités libres : ainsi le jardinage, le bricolage domestique, et, en général, tous les soins apportés à l’embellissement de la maison et du cadre de la vie privée. Si, dans l’absolu, il n’est pas toujours possible de distinguer le travail de l’activité facultative, cette distinction reste néanmoins opératoire et continue d’être le grand partage de la vie, à condition de ne pas la poser à partie d’une typologie générale des activités humaines mais en comprenant comment ces activités s’insèrent dans les rapports sociaux.

Il n’est évidemment pas indifférent que le travail soit fatiguant et sans intérêt ou qu’il contribue à réveiller toutes les facultés qui sommeillent en nous, par exemple quand on essaiera de savoir ce qu’est un juste salaire, dans quelle direction doit aller l’automation, quelle forme d’organisation du travail est souhaitable, etc. L’amour du métier repose toujours sur deux caractéristiques fondamentales de certains types de travail : premièrement, la part plus ou moins grande qu’y prend le plaisir désintéressé (au sens kantien), ce qu’on appelle encore « le bel ouvrage » ; et, deuxièmement, la possibilité de maîtrise de l’ensemble du processus de production, à la fois en ce qui concerne la finalité et en ce qui concerne l’adéquation des moyens à ces fins. Les spécialistes de l’organisation du travail, qui, pendant longtemps, ont été obnubilés par la décomposition tayloriste du procès de travail, ont d’ailleurs tenté de réintégrer cet amour du métier comme un facteur de productivité, par exemple dans le mouvement des cercles de qualité, l’enrichissement des tâches et, plus généralement, dans les innovations managériales des vingt ou trente dernières années.

Mais dans les deux cas, il s’agit d’assurer la reproduction, étant entendu qu’il ne s’agit pas seulement de la reproduction des seuls besoins matériels, mais aussi de la reproduction de l’ensemble des conditions de la vie, y compris les besoins « intellectuels » et la permanence des structures sociales (là encore, abstraction faite de leur caractère de classe, mais en tant qu’elles sont, de toutes manières, indispensables à toute vie humaine). A partir de là, la seule question sérieuse n’est plus de savoir ce qu’est le travail en général pour l’homme en général, mais de savoir qui dirige le procès de travail.

Ce n’est donc plus la question de savoir si la machine est libératrice ou si elle est un nouveau moyen d’oppression, mais de savoir au profit de qui tourne la machine, débarrassée de la puissance mystérieuse que le procès de production capitaliste semble lui conférer. De la critique philosophique du travail, on doit passer à la critique du mode de production capitaliste ou encore à ce que Marx appelait la critique de l’économie politique.


1 Capital III, Conclusion, Oeuvres 2 page 1487-1488

2 ibid.

3 cf. Capital, I, sect. III, chap. 7

4 Il est à peine besoin de rappeler combien la subtilité de cette conception marxienne de la liberté a souvent échappé aux commentateurs (les bienveillants comme les malveillants) car elle ne collait ni avec le prétendu « déterminisme économique » ni même avec la simple conception rationaliste de la liberté comme compréhension de la nécessité, telle que, par exemple, Engels la développe dans L’anti-Dühring.

5 Tony Andréani, op. cit. page 219

Ecrit par dcollin le Mardi 17 Janvier 2006, 21:34 dans "Marx, Marxisme" Lu 15235 fois. Version imprimable

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