Philosophie et politique

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De Rawls au républicanisme

Conférence devant l’association Philocéane – Le Havre/ Mars 2003

La disparition récente de John Rawls n’a pas beaucoup ému les médias français – si on la compare avec la place qu’a occupée la mort de Pierre Bourdieu. Je ne suis pas sûr que la presse américaine, toute à ses frénésies guerrières, y ait consacré beaucoup plus de place. Pourtant, John Rawls est à l’évidence l’un des plus importants philosophes politiques du dernier siècle. Et aussi l’un de ceux dont la philosophie se diffusera dans les autres disciplines (sociologie, économie, par exemple). Rawls tentera de penser une véritable théorie politique dont la portée puisse être pratique. Nous connaissons des philosophes qui ont eu un rôle politique important, ainsi Sartre. Mais la philosophie de Sartre n’est pas une théorie politique : c’est une philosophie morale et on peut même dire que les déboires de Sartre renvoient précisément à son incapacité à penser la politique autrement que sous la forme d’une morale de l’engagement. Mais laissons là Sartre. Puisque j’évoquais Bourdieu, quoi qu’on pense l’apport de son œuvre, on doit bien constater qu’il ne définit pas une conception politique qui aille au-delà de quelques principes généreux … et vagues. Rawls est un philosophe politique et un grand. On doit le situer exactement dans la lignée des classiques, de Locke à Kant en passant par Rousseau. Et puisque je me propose de procéder à une évaluation critique de l’œuvre de Rawls, je tenais, en commençant, à préciser en quelle estime je le tiens.

L’ouvrage majeur de Rawls, sa Théorie de la justice, est publié en 1971. Son objectif est de penser la possibilité d’une société tout à la fois relativement égalitaire et pluraliste. En donnant les justifications morales d’un État fortement redistributeur, tout en défendant l’économie de marché, Rawls s’inscrit de fait dans ce courant qui, depuis plusieurs décennies cherchait une " troisième voie" entre le socialisme bureaucratique et plus ou moins tyrannique des régimes issus du stalinisme et le capitalisme, appelé à tort libéral, dont les États-Unis apparaissaient comme les champions. Parmi les théoriciens de la 3e voie, on trouve surtout des économistes – comme l’Américain JK Galbraith ou le tchèque Ota Sik. Mais Rawls élève la réflexion au niveau du concept. Personne ne s’y est trompé. La publication de la TJ est le point de départ d’une vaste discussion en philosophie politique et bien au-delà : on dit que la bibliographie des livres et articles consacrés à la TJ et à Rawls formerait, à elle seul, un volume de 800 pages !

Cependant, avec Rawls, on aurait bien une nouvelle confirmation de ce passage fameux de Hegel, dans la préface à la Philosophie du droit : " quand la philosophie peint son gris sur gris, c’est qu’une figure de la vie est devenue vieille, et on ne peut pas la rajeunir avec du gris sur gris, mais on peut seulement la connaître ; la chouette de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule".

En effet, la TJ paraît précisément au moment où la longue période d’expansion des " Trente Glorieuses" va prendre fin et où les espoirs (peu raisonnables, il est vrai) qu’on pouvait mettre dans un rapprochement pacifique et progressiste des deux systèmes allaient s’évanouir. La philosophie ne peut pas enseigner comment le monde doit être, dit Hegel, parce qu’elle vient toujours trop tard. Si on ne veut pas adopter le point de vue très historiciste de Hegel, on peut tout de même se demander si les contradictions du monde que la TJ a essayé de penser et qui ont conduit à sa subversion ne sont pas aussi les contradictions de la TJ. Rawls, comme tous les grands créateurs de systèmes, est un guide plus sûr dans les problèmes qu’il pose que dans les réponses qu’il donne. Et tout compte fait, ce qu’il y a de plus utile pour le progrès de la pensée, ce sont les contradictions que nous laisse la théorie de la justice.

Je voudrais donc pour commencer rappeler quels sont les grands principes de la TJ. Ce sera nécessairement sommaire et je ferais largement l’impasse sur les multiples variantes que Rawls a été amené à donner au fur et à mesure que se développait la discussion autour de son œuvre. Mais je crois que ces variantes et corrections ne font que confirmer les critiques que j’aurai à faire. Dans une deuxième partie, je montrerai pour quelles raisons la TJ ne tient pas ses promesses et à quelles contradictions elle se heurte. Enfin, je montrerai qu’il y a au moins une manière de poursuivre de manière conséquente l’inspiration rawlsienne, à condition de prendre la TJ pour ce qu’elle est en fait, c'est-à-dire une des variantes du républicanisme social. J’essaierai de montrer pourquoi, selon moi, le républicanisme tel que l’a reformulé Philip Pettit, constitue une alternative féconde à la TJ.

Un petit mot avant de passer au vif du sujet. Je vais préciser " d’où je parle", comme on disait dans les années 70. Si Rawls ou Pettit m’intéressent, c’est parce que je tiens pour nécessaire une profonde transformation des rapports sociaux. Sans cette transformation, la machine folle de l’économie capitaliste peut nous mener tout droit à la destruction de la civilisation. Jadis, le communisme prétendait être le porteur de cette nécessaire transformation sociale. À l’évidence, ce fut un tragique échec. Pas seulement parce que la théorie de Marx ou de tout grand ancêtre a été mal mise en œuvre, mais plus fondamentalement parce qu’il manquait à Marx et encore plus aux marxistes une véritable théorie politique. Ce que j’essaie de faire, c’est de repenser quelque chose qu’on pourrait appeler, si on y tient, socialisme, mais de le repenser à partir non d’une mythique rationalité économique, mais en faisant de la question politique de la liberté la question centrale.

1 - Les principes de la TJ

Bien que Rawls revendique clairement et de manière conséquente se filiation morale kantienne, la TJ ne se veut pas une philosophie morale mais une théorie politique. Elle vise à penser les principes de base d’une société juste, non pas d’une société utopique mais d’une société qui pourrait être la nôtre et dont la nôtre – c'est-à-dire les sociétés à peu près démocratiques des pays industriels avancés – à certains égards, est assez proche. Je vais essayer de résumer l’architecture de la TJ autour de trois axes.

 a. Les objectifs de la TJ : penser une société bien ordonnée

Rawls affirme : " nous dirons qu’une société est bien ordonnée lorsqu’elle n’est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu’elle est aussi déterminée par une conception publique de la justice." (I,1)

(1)   " chacun accepte et sait que les autres acceptent les mêmes principes de la justice"

(2)   les institutions de base de la société satisfont (en général) ces principes.

Il y a donc un point de vue commun à partir duquel les divergences et les revendications peuvent être tranchées. Rawls ajoute que " le fait de partager une conception de la justice établit " les liens de l’amitié civique".

À partir des acquis de la philosophie politique classique, il s’agit de fonder les principes d’une société bien ordonnée pluraliste, c'est-à-dire qui soit compatible avec les diverses doctrines compréhensives du bien qui peuvent s’y rencontrer. Ce que nous estimons être la vie bonne n’est pas du ressort de la politique puisque le principe de base de la liberté au sens moderne est la liberté de conscience. Le droit n’a qu’à assurer la coexistence extérieure des libertés individuelles, égales pour tous, il n’a pas à définir les objectifs que les individus devraient poursuivre. C’est ce que Rawls appelle priorité du juste sur le bien. Cette indépendance de la TJ à l’égard des diverses doctrines compréhensives (je dirais " éthiques"), Rawls la pousse assez loin. Il réfute d’abord l’utilitarisme. En privilégiant le bien-être envisagé globalement, l’utilitarisme est relativement indifférent aux droits des individus ainsi qu’aux inégalités de répartition. Donc, l’utilitarisme ne peut fournir les principes de base d’une société bien ordonnée. À l’opposé, Rawls refuse également l’humanisme civique comme doctrine compréhensive. Ce qu’on appelle " humanisme civique" est la conception de la politique qui prend naissance chez Aristote et qui fait résider le bien propre de l’homme dans la participation à la vie publique avec l’idéal communautaire qu’elle suppose. La défense ardente de la " vie publique" par Hannah Arendt s’inscrit à l’évidence dans cette filiation de l’humanisme civique. Une telle conception est pour Rawls une doctrine compréhensive qui ne pourrait pas être acceptée par ceux pour qui la vie privée est plus importante que la vie publique, par exemple. Seul est compatible avec la TJ le républicanisme traditionnel, qui fait de la participation à la vie publique non pas un idéal du bien mais le moyen de garantir la liberté des individus aussi que de la communauté, et exige pour cela un certain nombre de vertus civiques.

 b. Les principes de base

L’objet de la TJ est la détermination de la structure de base de la société, c'est-à-dire de ce qui la constitue comme un ensemble d’institutions sociales formant un système cohérent de coopération. Une institution est " un système public de règles qui définit des fonctions et des positions avec leurs droits et leurs devoirs, leurs pouvoirs et leurs immunités et ainsi de suite." Les principes de base sont formulés ainsi :

1.      " Chaque personne a un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous, et dans lequel les libertés politiques égales, et elles seules, doivent être garanties à leur juste valeur." C’est le principe d’égale liberté pour tous.

2.      " les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous." C’est le principe de différence.

Ces deux principes peuvent être considérés comme des expressions d’une conception de la justice qui demande que (a) toutes les valeurs sociales soient également réparties et (b) qu’on n’admette une inégalité que dans la mesure où elle est à l’avantage de chacun. Par conséquent, " l’injustice alors est simplement constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous." Le premier de ces deux principes est très largement accepté puisqu’il ne fait de renouveler la libéralisme classique. Encore faut-il préciser que :

1)      certaines libertés peuvent entrer en conflit et qu’on doit donc accepter un système de limitation des libertés.

2)      Que la propriété ne figure pas au nombre des droits fondamentaux.

3)      Que Rawls insiste sur le fait que ces libertés ne doivent pas rester formelles mais au contraire être " effectives", c'est-à-dire accompagnées des moyens permettant à tous de les exercer. Ce qui implique qu’on prenne des mesures politiques adéquates.

Le deuxième principe est beaucoup plus problématique pour un libéral au sens continental du terme. Sans prôner un égalitarisme qui le ferait passer pour un dangereux " partageux", Rawls estime que la répartition des richesses et des positions sociales ne ressortit pas à la mécanique " naturelle" de l’économie de marché mais au contrat social. Ce qui suppose des institutions puissantes de redistribution.

 c. La justification procédurale : le voile d’ignorance

Rawls ne se contente pas de proposer des principes qu’on pourrait adoptant en spéculant sur leurs effets. Il tente, en bon kantien, d’en donner une justification a priori.

L’axe de la TJ est qu’une société n’est juste que si ses principes de justice " sont issus d’un accord conclu dans une situation initiale elle-même équitable." Les principes de justice, donc, ne sont justes qu’ils sont déduits d’une procédure elle-même juste. Mais cette procédure repose à son tour à des présuppositions idéales. La situation initiale conçoit les partenaires " comme des êtres rationnels qui sont mutuellement désintéressés." Cette dernière considération place la Théorie de la Justice en opposition avec la tradition utilitariste car " le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept d’une société bien ordonnée."

Il s’agit donc d’une théorie politique qui retravaille la tradition des philosophies du contrat.

À la place de la fiction de l’état de nature telle qu’on la trouve chez Hobbes ou chez Rousseau, Rawls propose une autre fiction, celle du voile d’ignorance : les principes de base justes sont les principes qu’adopteraient des individus placés sous le voile d’ignorance, c'est-à-dire des individus réunis pour délibérer, qui connaîtraient les principes de base de l’économie et de la philosophie politique, mais ignoreraient tout de leurs propres avantages. C’est une idée qui nous est assez familière : pour qu’une décision soit impartiale, nous imposons toujours un certain voile d’ignorance : le secret du vote, le bandeau sur les yeux de celui qui tirera les parts de la galette des rois, etc.

Cette expérience de pensée du " voile d’ignorance" n’exige aucune hypothèse anthropologique forte ; des individus égoïstes, pourvu qu’ils soient rationnels, adopteraient des principes justes s’ils étaient placés sous voile d’ignorance (ce qui fait évidemment écho à la célèbre phrase de Kant qui affirme que " le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement)". Reprenant certains hypothèses des théoriciens du choix rationnel en situation d’incertitude, Rawls affirme que ces individus égoïstes adopteraient les principes de la TJ parce qu’ils adopteraient la stratégie du " maximin" qui consiste à maximiser la situation la plus défavorable.

Ainsi, dès que l’égalité est possible et avantageuse pour tous, on choisira un partage égalitaire : si celui qui doit partager le gâteau se sert en dernier, il fera des parts égales. De là on peut déduire le principe d’égale liberté pour tous. En ce qui concerne les richesses et les positions sociales, Rawls admet conformément aux principes libéraux que la récompense de l’inégalité des talents et des mérites peut être avantageuse pour tous. Si on admet que les plus pauvres d’une société inégalitaire seraient moins pauvres que ceux dans une société égalitaire, en adoptant la stratégie du " maximin" on choisira une société inégalitaire dans la distribution des richesses, des revenus et des positions sociales ; mais entre toutes les répartitions inégalitaires possibles, on choisira pour les mêmes raisons celles qui maximisent la position des plus défavorisés. Ainsi est justifié le principe de différence.

2   Les contradictions de la TJ

Ainsi, exposés sommairement les principes de base de la TJ, s’ils fondent quelque chose qu’on pourrait appeler principe de liberté-égalité ou d’égalité-liberté appellent cependant de nombreuses objections. Je vais m’en tenir aux trois qui me semblent les plus graves, en commençant par la fin.

 a.          La justification procédurale tombe dans un cercle vicieux

·        La justification procédurale n’est pas une fioriture ; elle vise à montrer qu’on peut émanciper la TJ de toute conception substantielle du bien. Or la procédure du voile d’ignorance est conçue pour être impartiale. Les principes de justice découlent d’une procédure impartiale, nous dit Rawls. Le problème, c’est que la justice et l’impartialité ne sont pas deux notions étrangères. L’impartialité est déjà une certaine idée de la justice, une idée très générale, réduite à sa plus simple expression, mais tout de même une idée de la justice ; elle signifie que tous les individus doivent être traités de la même manière. Elle présuppose donc l’égalité de droits. Autrement dit, il est impossible de concevoir une procédure déterminant les principes de base d’une société juste sans posséder déjà une certaine conception de la justice qui se résume à liberté et égalité. Il est donc assez naturel que la procédure du voile d’ignorance produise les principes d’égale liberté pour tous puisque ces principes sont à la base même de la construction intellectuelle rawlsienne.

·        Il y a un deuxième problème : Rawls critique sévèrement l’utilitarisme ; on peut tout de même se demander si le principe de différence n’a pas une forte connotation utilitariste. Les inégalités en effet sont limitées par le principe de justice, mais elles sont justifiées au nom de l’efficacité et donc de la croissance du bien-être. Mais pourquoi faut-il admettre qu’une société inégalitaire riche est plus juste qu’une société égalitaire pauvre ? Ce qu’on perd en revenu, ne le regagnerait-on pas en amitié ?

 b.         Le principe de différence est indéterminé

Premier problème : Le principe de différence est en réalité fondé sur ce que les économistes appellent l’optimum de Pareto. Une distribution est un optimum de Pareto quand toute tentative d’améliorer la situation d’un des participants se fait au détriment de quelqu’un d’autre. Bref, on ne peut modifier la répartition que tant que tout le monde y gagne. Le problème est que ce type de répartition est fondamentalement indéterminé. Si les inégalités sont justes dès lors que la situation des plus défavorisés est améliorée, les plus grandes inégalités peuvent dès lors être justifiées. Après tout, l’un des arguments en faveur de la liberté du marché est que l’augmentation des inégalités est compensée par une amélioration du niveau de vie des plus pauvres. On peut mettre admettre une redistribution en défaveur des plus pauvres au motif qu’elle serait moins mauvaise que le maintien du statu quo : baisser les salaires permet d’augmenter les profits et de créer des emplois pour demain (le théorème dit de Schmitt), voilà qui pourrait parfaitement être compatible avec une version modérée du principe de différence.

Deuxième problème : au fond, Rawls raisonne comme si la société était composée uniquement de salariés ou de producteurs indépendants échangeant sur un marché. Ce qui est mis hors circuit, ce sont les rapports de propriété. Il y aurait à creuser cet aspect : les présuppositions individualistes de Rawls – son héritage rousseauiste et kantien – interdisent de concevoir le social comme un ensemble structuré, c'est-à-dire un ensemble dans lequel les individus dépendent les uns des autres de diverses façons. Or les rapports de propriété des moyens de production constituent l’élément décisif de cette structure sociale, décisif à deux titres :

(1)  Les inégalités de propriété et engendrées par la propriété sont bien plus importantes que les inégalités de revenus du travail (salarié ou non) et dans la mesure où elles découlent autant et même plus de l’héritage – c'est-à-dire de privilèges de naissance – que des différences de talents ou de mérite, elles sont les moins justifiables.

(2)               Les rapports de propriété ne sont pas simplement des rapports des individus aux choses mais des rapports qui donnent à un individu pouvoir sur un autre individu, ce qui est typiquement le rapport salarial.

L’indifférence rawlsienne à la propriété finalement réduit la TJ à un la justification de l’État keynésien, du " welfare" … mais précisément à un moment où le " welfare" est entré en crise.

 c.          On ne peut se passer d’une conception substantielle du bien

Rawls butte en permanence sur un problème sur lequel il revient encore dans son dernier grand livre, Libéralisme politique qui est celui de la distinction entre la TJ comme théorie politique et les diverses conceptions substantielles de la vie bonne. L’idée d’une neutralité de la TJ à l’égard de toutes les conceptions raisonnables du bien me semble à peu près intenable. J’ai essayé de montrer tout cela dans mon Morale et justice sociale. Je veux seulement pointer ici deux questions :

(1) Rawls ne peut pas clairement dire ce qu’il nomme conception raisonnable du bien. Celui dont la vie est guidée par la foi a-t-il une conception raisonnable du bien ? Si, oui, ce qu’il semble raisonnable d’admettre, on tombe sur un os. La TJ suppose un État laïque puisque la liberté de conscience est sa valeur cardinale et que toutes les consciences y doivent être traitées sur un pied d’égalité : des croyants placés sous voile d’ignorance et appliquant le " maximin" choisirait un État laïque (on sait que les catholiques hollandais sont des défenseurs de la laïcité, tout comme les protestants français !) Mais imaginons une religion dans laquelle la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel serait une idée absurde, voire impie. Le simple fait que les partisans de cette religion acceptent de vivre dans un régime de laïcité peut sembler contradictoire avec leurs croyances les plus profondes et constituerait donc un début de violation de leur liberté de conscience. En fait la laïcité est acceptable seulement par ceux qui considèrent le rapport à Dieu comme une affaire privée, comme un problème de conscience, donc ceux qui partagent les valeurs nées en Occident entre la Renaissance et l’âge classique.

(2)  Si on y réfléchit plus profondément, on verra que les conceptions raisonnables du bien qui peuvent faire l’objet d’un consensus par recoupement doivent être compatibles avec les valeurs démocratiques et républicaines. Je ne peux le montrer dans le cadre restreint de cette communication, mais je crois avoir prouvé – autant qu’on puisse prouver en philosophie – que la tentative de Rawls de distinguer la TJ du républicanisme et même de l’humanisme civique est une tentative vouée à l’échec. Lorsque Rawls dit que " le fait de partager une conception de la justice établit les liens de l’amitié civique", c’est directement une référence à la tradition de l’humanisme civique tel qu’Aristote nous le donne à penser.

3         De la TJ au républicanisme

Je ne vais pas ici entrer dans le détail de la littérature républicaniste récente, surtout caractérisée par auteurs anglo-saxons, comme Quentin Skinner, John Pocock et surtout Philip Pettit. C’est surtout ce dernier qui essaie de faire du républicanisme une théorie politique alternative à la TJ de Rawls et je dois reconnaître ma dette à son égard. Cependant, je ne vais pas exposer les thèses de Pettit, mais plutôt indiquer comment selon moi, un dépassement cohérent de la TJ de Rawls peut conduire à un républicanisme social radical qui renouerait avec ce qu’il y avait de meilleur dans la tradition du socialisme démocratique.

 a.          Liberté et domination

Le premier principe de la TJ, celui d’égale liberté pour tous, est évident un principe essentiel. Il me semble même que ce bon vieux principe libéral, si on ne le prend au sérieux est un principe subversif. Le problème avec Rawls, c’est qu’il ne spécifie pas clairement ce qu’il entend par liberté. Au fond les libertés de Rawls sont en gros ce que Berlin appelle liberté négative, les libertés de " ne pas être empêché de" ou liberté de non-ingérence. C’est pour cette raison que Rawls reprend l’opposition de Constant entre " liberté des Anciens" et " liberté des Modernes" en donnant la priorité à la liberté des Modernes. Rawls se contente d’ajouter les conditions effectives d’exercice de ces libertés. Mais 1° sont ainsi mises hors circuit toutes les formes de domination, y compris celles qui résultent de choix " librement" acceptés et 2° la liberté individuelle est seule reconnue, il n’y a aucune place pour la vie collective.

Les partisans de la liberté négative, en bons disciples de Hobbes considèrent qu’il y a opposition entre la loi et la liberté et par conséquent, la liberté est maximale quand le domaine d’intervention de la loi recule. Les républicanistes au contraire considèrent que la loi est la garantie de la liberté parce qu’elle protège l’individu contre la domination. Obéir à une loi, comme l’a déjà expliqué Spinoza, ce n’est pas être dominé, du moins pas nécessairement, si cette loi a pour finalement le bien propre des individus. Par exemple dans les relations asymétriques, il est clair que la liberté de contracter est oppressive alors que l’intervention de la loi, qui est une ingérence de l’autorité politique dans les affaires des individus privés, est une protection contre la domination. La loi interdisant le travail des enfants, limitant le travail de nuit des femmes, etc., ont été en leur temps dénoncées comme des atteintes aux libertés fondamentales, alors qu’il est évident qu’elles étaient au contraire de grands progrès de la liberté.

Cette conception de la liberté comme non-domination (issue de la conception ancienne qui oppose celui qui est libre à l’esclave) garde se distingue cependant de la conception de la liberté comme réalisation de soi-même en tant que citoyen exerçant le pouvoir politique, conception qui est aussi bien celle d’Aristote que celle du contrat social de Rousseau ou encore, très largement celle de Arendt. En accord avec la conception moderne de l’existence humaine, la conception républicaniste admet que les individus puissent considérer leurs buts privés comme la chose la plus importante de leur vie. Les vertus civiques et la participation à la vie publique sont conçus non pas nécessairement comme un idéal ayant une valeur intrinsèque, mais aussi et peut-être d’abord comme un moyen de sauvegarder les libertés individuelles – sur ce point un républicaniste tombera facilement d’accord avec un libéral classique.

Il ne s’agit donc pas d’opposer la liberté des Anciens et la liberté des Modernes, mais bien de les concevoir dans une unité dialectique. En particulier, si l’idéal républicain vise à protéger les individus contre toute domination, il doit aussi les protéger contre la tyrannie de la majorité. Ce qui signifie que le peuple souverain comme législateur n’exerce pas directement et en permanence le pouvoir, mais seulement à travers des organes qui expriment la séparation des pouvoirs. Le sénat propose, le peuple décide et les consuls exécutent : c’était la formule de la république romaine antique et l’interprétation cicéronienne du régime mixte si cher à Aristote. On retrouvera quelque chose de ce genre chez Kant quand il oppose république et démocratie dans le Projet de paix perpétuelle.

b.         Nécessité d’un idéal communautaire

Le républicanisme est un idéal communautaire.

Alors que chez Rawls, la communauté politique n’existe pas autrement que par le fait que les individus y trouvent les moyens de réaliser leurs objectifs particuliers, dans la conception républicaniste, on ne peut séparer la liberté individuelle et la liberté de la cité. Dans le libéralisme classique et même dans la TJ, l’État n’intervient que comme mécanisme correcteur en quelque sorte extérieur à la liberté des individus ; dans la conception républicaniste, il en est au contraire la condition structurelle d’existence.

Essayons d’expliquer cela. Dans la conception libérale classique, les autres sont vus d’abord comme une limitation potentielle de la liberté. Chez Hobbes, ce sont les autres dont les désirs se heurtent aux miens et qui constituent le seul véritable obstacle à ma propre puissance, un obstacle si  fort que je ne peux le contourner que par le pacte social, c'est-à-dire par une autolimitation drastique de ma propre liberté. Dans la conception républicaine, comme chez Spinoza du reste, ma liberté est directement proportionnelle aux liens qui m’unissent aux autres. Le libéralisme de la liberté négative (hobbesien, peut-on dire, pour aller vite) échoue à fonder le patriotisme : pour Hobbes les liens que nous avons avec telle ou telle communauté sont essentiellement temporaires et ne dépendent que de la loi de nature : aident-ils ou non à protéger notre vie ? Le républicanisme, au contraire, unit en un lien serré l’amour de la liberté et l’amour de la patrie. En ce sens, évidemment, il est non seulement fidèle à la tradition classique de Machiavel – le Machiavel des Discorsi mais aussi il se rapproche beaucoup de Rousseau.

La question de l’amitié civique

Je l’ai noté à l’instant, Rawls estime que la TJ peut être une conception publique partageable de la justice et que c’est pour cette raison qu’elle rend possible l’amitié civique. Évidemment, il s’agit de la philia aristotélicienne, vertu politique éminente. Néanmoins, certaines présuppositions de la TJ semblent contradictoires avec cette notion d’amitié civique. C’est un des reproches que Michael Sandel oppose à Rawls dans son livre, Le libéralisme et les limites de la justice, d’osciller entre une conception instrumentale et une conception purement sentimentale de la communauté. Cette contradiction, on la retrouve dans la procédure de justification du principe de différence par la stratégie du " maximin". Rawls veut montrer que " même un peuple de démons", pour parler comme Kant, finirait par adopter les principes de justice. Mais la stratégie du " maximin" suppose une vertu qui n’a rien à voir avec l’égoïsme du maximisateur rationnel en train de délibérer sous voile d’ignorance ; pour accorder la priorité aux plus défavorisés, il faut être capable de se mettre à la place des plus défavorisés, il faut donc faire preuve de cette sympathie ou de cette amitié naturelle avec les autres êtres humains que présuppose l’humanisme civique et dont Rawls cherche pourtant à s’émanciper.

Le républicanisme permet de sortir des difficultés dans lesquelles nous a précipités la TJ en définissant la constitution de la société non par le calcul d’intérêt mais par la sociabilité humaine, et tout ce qui va avec, l’existence de buts communs et de liens de liens de confiance entre les individus.

 c.          Un républicanisme social

Pour terminer, je voudrais explorer quelques-unes des conséquences de la conception que je viens d’esquisser. Comme le dit Philip Pettit, le républicanisme incite au radicalisme social, mais un certain genre de radicalisme social seulement.

Marx revu dans l’optique de la liberté comme non domination

J’avais pointé que l’indifférence à la structure des rapports sociaux constituait un talon d’Achille de la TJ, puisqu’elle ne s’occupe que de la distribution des revenus et non des rapports de production. Au contraire, la conception de la liberté comme non-domination permet une interprétation féconde des théories socialistes traditionnelles et singulièrement de celle de Marx. On sait que Marx définit le capital comme un rapport social, un rapport de soumission du travailleur au capitaliste. Si on lit bien Marx, on peut comprendre où se situe le nœud de sa critique de l’économie politique :

(1)               Marx ne s’attaque pas à l’inégalité des revenus entre ouvriers et bourgeois. Il croit même, à tort selon moi, que dans une société communiste, où régnera l’abondance, la question de l’inégalité aura tout simplement disparu et avec elle la question de l’égalité. Quand il aborde ces questions d’égalité et d’inégalité, c’est seulement dans la phase intermédiaire où subsisterait ce qu’il appelle le droit bourgeois.

(2)               Marx ne critique pas le fait l’ouvrier ne reçoit le produit intégral de son travail. Il y a aussi des textes très clairs sur cette question. Même dans une société socialiste ou communiste, l’ouvrier ne recevrait pas le produit intégral de son travail – il faut payer les frais sociaux généraux et alimenter un fonds d’accumulation.

(3)               Ce qui constitue le centre de la critique marxienne, c’est la transformation de la puissance personnelle du travailleur en puissance objective du capital, c'est-à-dire ce rapport qui fait de l’ouvrier non pas quelqu’un existant pour lui-même, mais la chose ou l’instrument du capital.

Bref, ce qui est fondamental chez Marx – et que les marxistes ont généralement tout fait pour ne pas voir – c’est la question de la domination. C’est ce qu’il aborde clairement quand il démonte l’illusion du contrat de travail comme expression de la liberté des deux contractants. De la même manière, Pettit critique la théorie du contrat " libre". L’État doit interdire la possibilité de contrats qui établissent la domination d’un individu sur un autre.

Fondamentalement, le républicanisme est donc favorable à un régime social dans lequel personne ne se vend et personne n’achète un autre homme, pour paraphraser une formule de Rousseau. C'est-à-dire un système de propriété qui repose sur la propriété individuelle du travailleur sur ses instruments de production. Mais comme on ne peut pas imaginer le retour à une mythique petite production marchande, il faut restaurer la propriété individuelle sur la base des acquis de la socialisation qu’a effectuée le mode de production capitaliste. C’est exactement la formule de Marx à la fin du livre I du Capital, une formule qui ouvre la voie non pas à la nationalisation et à la centralisation bureaucratique mais à l’économie associative ou coopérative.

Une défense de la propriété privée

Si le républicanisme incite donc à la méfiance à l’égard des formes de propriété qui permettent à un homme d’avoir barre sur un autre, il n’est pas hostile à la propriété privée en général. Je crois même qu’il implique la défense de la propriété privée en tant qu’elle délimite les conditions de ce que Arendt appellerait " appartenance au monde". Quand les conditions minimales de votre vie (par exemple le logement, les outils de travail, etc.) appartiennent à quelqu’un d’autre, vous n’êtes pas libre ou plus exactement vous pouvez l’être mais cette liberté est toujours sous l’épée de Damoclès du dominant. Il est frappant que parmi les moyens cruels qu’on a inventés dans les temps récents figure la destruction de la maison : en détruisant ma maison, on ne me tue pas mais on détruit ma place dans le monde. Dans une société juste, le droit de propriété devrait être le droit effectif garanti à tous d’accéder à la propriété.

Au total, alors que la TJ ignorait la question de la propriété, le républicanisme permet de fonder et la possibilité d’un socialisme associatif comme moyen de supprimer l’exploitation et la défense de la propriété privée individuelle.

4         Conclusion

Il y a aurait bien d’autres questions à aborder, ce que j’ai fait dans divers articles parus ou à paraître. Mais il me semble que nous avons là une voie fructueuse, qui met en œuvre la notion d’équilibre réfléchi chère à Rawls. Le républicanisme ne s’oppose pas à la TJ, mais en fournit une autre version, mieux ajustée. Il est compatible avec la plupart des formes raisonnables du libéralisme, en admettant la légitimité de la poursuite des buts personnels prioritairement par rapports aux intérêts collectifs. Enfin, en louant les vertus civiques, l’association et la propriété privée et les idéaux communautaires, il est compatible avec ce qu’on appelle " populisme" que l’on confond souvent à tort avec les diverses formes de démagogie haineuse qui ont envahi le champ politique ces dernières années.

Denis COLLIN – 6 Mars 2003

Ecrit par dcollin le Mardi 22 Mars 2005, 22:07 dans "Morale et politique" Lu 5492 fois. Version imprimable

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